Saynète n° 21

 

 

« Minuit avait sonné depuis longtemps lorsque Père, penché sur ses papiers, leva brusquement la tête. Plein d’importance, il se dressa, l’oreille tendue, les yeux écarquillés. “Le voilà, annonça-t-il – et son visage rayonnait – allez ouvrir !” Mais avant que le commis principal Théodore n’ait eu le temps d’atteindre la porte vitrée barricadée de nuit, l’hôte si longuement attendu apparut sur le seuil chargé de lourds colis et dans toute sa splendeur souriante : il arborait une belle barbe noire [...]

Nous ne sûmes jamais exactement qui était cet invité d’élite [...] Une chose pourtant ne faisait là aucun doute : nous avions là, devant nous, un démon de taille, l’un des puissants piliers de l’Union Nationale des Créditeurs. Un collier de barbe noire fleurant bon encadrait son visage gras, luisant, plein de majesté. Entouré d’un bras déférent par son hôte, l’invité avançait vers le bureau au milieu des courbettes.

Ne comprenant pas un mot de l’idiome étranger qu’ils parlaient, nous écoutions, transis de respect, la cérémonieuse conversation, émaillée de sourires, de regards mi-clos, de tapes légères, signes délicats d’une délicate amitié.

Ayant échangé les aménités préliminaires, ces messieurs passèrent à l’affaire proprement dite. On étala sur le bureau livres et dossiers, on ouvrit un flacon de vin blanc frais. Un havane odorant au coin des lèvres, le visage ramassé en une grimace de rude satisfaction, ils se lançaient de brefs mots d’ordre, monosyllabes de secrète entente, le doigt retenant nerveusement un chiffre litigieux, avec, tels deux augures, des éclairs de malice dans le regard. Petit à petit, la discussion devenait fiévreuse et l’on ne gardait plus qu’à grand peine son sang-froid. On se mordait les lèvres, les cigares pendaient, amers et éteints, au milieu des figures subitement déçues où déjà perçait l’aversion ; on tremblait de rancune contenue. Des plaques vermeilles sous les yeux, Père respirait du nez, ses cheveux se hérissaient au-dessus d’un front où perlait la sueur. La situation s’envenima : s’arrachant de leurs sièges, les deux partenaires se retrouvèrent debout, face à face, essouflés, à peine conscients, croisant au hasard les reflets de leur pince-nez. Saisie de panique, Mère, désireuse de prévenir la catastrophe, se mit à calmer Père en lui donnant dans le dos de petites tapes implorantes. Voyant une dame devant eux, ces messieurs reprirent leurs esprits et, soucieux de savoir-vivre, échangèrent en souriant un grand salut, puis se remirent à la besogne.

Sur les deux heures du matin, Père rabattit d’un geste la lourde couverture du grand livre. Rongés d’inquiétude, nous tâchions de deviner à la mine des interlocuteurs de quel côté penchait la victoire. La bonne humeur de Père nous semblait superficielle et factice, cependant que, carré dans son fauteuil, les jambes confortablement croisées, Barbe-Noire respirait dans toute sa personne le plus affable des optimismes. D’un geste de libéralité non exempt d’ostentation, il se mit à distribuer des pourboires aux vendeurs.

[...] Cette veillée fut la dernière de la morte-saison. A compter de cette nuit d’été, notre boutique allait connaître sept longues années d’abondance. »

Bruno Schulz, « La morte-saison », dans Le Sanatorium au croque-mort, Gallimard, 2001, p. 157-161.
 
 


Hélène Merlin-Kajman

11/07/2015

Je ne sais quasiment rien de Bruno Schulz et j’ai lu les autres nouvelles du Sanatorium au croque-mort sans enthousiasme particulier, mal à l’aise devant la tendance à la cruauté du narrateur. Mais (par hypothèse) c’est bien ça, la littérature : le moment où, on ne sait pourquoi, un récit, puis plus particulièrement une scène dans ce récit, vous prend à la gorge, vous embarque, vous transporte.

Ici, la scène est un peu longue : je n’ai pas désiré la réduire, les coupes sont minimes. Quoique satirique, quoique réaliste, elle a une dimension fantastique qui se déploie sous l’effet de son rythme, de sa temporalité particuliers. L’homme, « cet invité d’élite », prend d’emblée une stature de légende et confère à « la boutique », quasi personnage de la nouvelle, une dimension de caverne et de château tout à la fois. Les hommes se servent des codes sociaux comme d’un théâtre pour se livrer à un combat de cerfs d’une beauté et d’une violence incroyables. Oui, les mille nuances de la déférence, de la galanterie, de la magnificence et de la civilité, fournissent aux deux héros une grammaire épique qui ne fonctionne en rien comme la politesse hypocrite dénoncée par le misanthrope de Molière : l’étiquette est au contraire le milieu sensible et même sensuel dans lequel ces hommes électrisés se parlent, les formes érotisées par lesquelles ils s’étreignent et s’affrontent.

Certes, l’écriture épouse le point de vue passé, celui de l’enfant, spectateur à la fois ébloui et terrifié pour qui la scène, incompréhensible dans son détail comme aux commis de la boutique, contient simplement une menace imminente pour le bien-être, et même la survie, de la famille. Mais à ce point de vue immergé dans l’effroi et la fascination, l’ironie de l’écrivain adulte, observateur lucide des rapports sociaux, ajoute une touche de suprême intelligence et de nostalgie paradoxale. Et le lecteur entre dans l’intense texture de ces signes ici échangés en rupture brûlante, urgente, avec l’univers auquel la nouvelle l’avait peu à peu familiarisé et dont il lui avait donné le goût mélancolique, le plaçant, avec l’enfant, avec les commis, avec la mère, dans l’orbite tyrannique quoique inquiet de Père, dernier représentant des « nobles traditions d’un art centenaire » :

« Qui encore, parmi ceux d’aujourd’hui, était capable de saisir dans toute leur finesse les utlimes clauses de style indispensables à tout échange de messages, de préavis et de memoranda ? Qui, enfin, appréciait encore à sa juste valeur les charmes de cette diplomatie commerciale née de la vieille école, ce déroulement sévère et complet du marché à négocier qui allait d’une raideur sans compromis, d’une réserve digne, de rigueur à l’arrivée du fondé de pouvoirs de la firme étrangère, par un lent dégel dû à l’inlassable faconde autant qu’aux séductions du diplomate, jusqu’à sa conclusion : un souper entre hommes, arrosé de vins fins, servi là, sur le bureau, au milieu des documents dépliés ; repas dégusté sans une ambiance solennelle, où l’on ne se privait guère de pincer au passage la croupe de la servante Adèle ni d’échanger en toute franchise des propos libertins, comme il sied à des messieurs qui n’ignorent pas ce qu’ils doivent à l’heure et aux circonstances et viennent de signer un marché conclu à profits réciproques ? » (p. 144)

Or voilà que le dénouement dérègle tout cet ordre coutumier, le transformant en lice et en tournoi, le livrant aux sauvages appétits des deux duellistes : voici que l’ultime combat de Père porte tout à incandescence, et que ce moment final est aussi celui où tout un monde de formes s’écroule avec sa victoire.

Toute cette étiquette complexe, qu’était-elle au juste, sinon un jeu pacifique fortement érotisé toujours prêt à sombrer dans le carnage ?

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