Juste une fable n° 36

 


Trope n° 20

 

 

Le loup et le chien

 


Helio Milner

14/02/2015

 
                                                                                  

- Nous avons sauvé l’agneau et la chèvre, dit l’enfant pensivement. Mais nous ne nous sommes pas intéressés au loup.

Cela fait un long moment qu’il est entré. Dans la bergère, il feuillette mon livre de fables. Derrière la fenêtre, le vent gémit...

- Il hulule comme un loup, tu veux dire, remarquera l’enfant en se glissant dans ma rêverie. Il court en liberté, il lèche la mer et ses vagues, il attaque les nuages, il ébouriffe leurs franges et, la nuit, il enlace la lune, il déchiquète les astres, il se roule dans la houle et la soulève...

- C’est vrai, concéderai-je. Le vent ne respecte rien, il va là où le désir l’élance. Un loup, c’est un peu pareil. Mais où tout cela le mène-t-il au bout du compte ? À la maigreur. À la faim. S’il était un chien...

- Si le vent était un chien ? demandera l’enfant dans un éclat de rire.

- Ecoute ma fable, répondrai-je tranquillement.

           

Un loup n’avait plus que la peau sur les os. Chaque fois qu’il s’approchait d’une prairie pour attrapper des moutons beaux et gras, les chiens donnaient l’alerte et les bergers se lançaient à sa poursuite. Parfois il rencontrait bien un agneau égaré, mais depuis le temps des premières fables, le loup avait changé, il s’apitoyait devant son innocence et le laissait s’enfuir sans planter ses crocs dans sa tendre chair d’agneau. Et puis, la ville grandissait partout autour, et partout la forêt reculait. Bref, sa vie était devenue compliquée, inquiétante, et très solitaire, pour tout dire...

Un jour qu’il errait tristement à proximité d’un village, il rencontra un chien de belle mine, le poil luisant, l’oeil vif  et la queue frétillante. A sa vue, le loup s’arrêta net, craignant que l’autre ne se mette à japper férocement en sa direction. Mais le chien, qui n’était ni chien de berger ni chien de chasse, n’avait nulle animosité contre ses cousins les loups. Il regarda l’animal sauvage avec curiosité.

 - Quelle maigreur ! s’inquiéta-t-il dans un élan de sympathie. Serais-tu malade ?

Le loup, prudent, le considérait de loin. Mais quelque chose d’affectueux, dans le regard du chien, l’invitait à lui répondre.

- Je n’ai rien à me mettre sous la dent, finit-il pas reconnaître piteusement.

- Ton maître te laisse-il donc à jeûn ?

- Un maître ? répondit le loup pour qui ce mot n’avait pas d’autre signification que celle de bergers armés de gourdins. Je n’en ai pas...

- Pas de maître ! Je comprends ! s’exclama le chien compatissant. Si tu n’as pas de maître, alors tu n’as de loi ! Tu manges ou tu es mangé ! Quelle erreur ! Viens avec moi : mon maître est généreux. Je reste particulièrement avec sa fille qui veille à mes repas et m’emmène courir au bois...

- Que me faudra-t-il faire ? demande le loup en tremblant de bonheur.

- Aimer tes maîtres, rien d’autre ! Ah, si ! frétiller de la queue quand tu les vois rentrer, leur lécher abondamment les mains, être prêt à mourir pour eux si quelqu’un les attaque, même un autre chien bien sûr ! Et puis, aboyer férocement si tu entends arriver un inconnu, à moins que ton maître ne te dise nettement : « La paix, Alidor – c’est mon nom – couché ! ».

- Et alors ?

- Alors, tu te couches, voilà tout.

- Et tu lui lèches les mains à lui aussi ?

- Tu n’es pas obligé, déclara le chien. Tu as le droit de suivre tes inclinations. Moi, je ne lèche que les mains de mes maîtres, en particulier celles de ma maîtresse, que j’aime à la folie. Qu’est-ce que tu dis de ça ?

Le loup était transi du désir de connaître un pareil bonheur et le dit sans détour à son compagnon.

- Alors, suis-moi, lui dit le chien. Je vais te présenter au frère de ma petite maîtresse. Ça tombe bien : voilà plusieurs semaines qu’il réclame un chien pour lui tout seul... Comment t’appelles-tu ?

Le loup réfléchit.

- J’ai entendu dire que je m’appelais « Homme », fit-il avec hésitation.

- « Homme » ! s’étonna le chien. Après tout, ce n’est pas impossible. Mais un peu injuste tout de même, pour toi comme pour eux.

Le chien s’était rapproché du loup sans que ni l’un ni l’autre n’y prissent garde. Il agitait sa queue et se mit à mordiller le loup, qui subissait ces assauts joyeux avec stupeur.

- Moi, je t’appellerais... Je t’appellerais...

Le chien cherchait un nom au loup en tournant autour de lui sans arrêter d’agiter joyeusement sa queue ni de le mordiller.

- Ce n’est pas compliqué, je t’appellerai « Faim » !

Et voilà nos deux nouveaux amis qui se mettent à trotter fougueusement en direction de la demeure. Fougueusement, oui ! Car malgré sa maigreur, le loup bondissait en avant avec plus de souplesse et de grâce que le chien, à qui cependant ces bonds frémissants donnaient des ailes.

Mais, sur le chemin, le loup remarque un détail sur l’épaisse fourrure de son compagnon. Au cou, manquent bien des poils...

- Ta peau est à vif ! s’inquiéta-t-il dans un élan de sympathie. Serais-tu malade ?

- Malade ? Mais pas du tout, répondit le chien. Ce que tu vois là à mon cou, ce n’est rien du tout, une trace peut-être.

- Mais encore ? insista le loup.

- La trace de mon collier, je suppose. Je tire parfois un peu trop fort sur ma laisse quand ma maîtresse me promène.

- Ton collier ? Ta laisse ? Tu ne vas donc pas en liberté ?

- Non, répondit le chien, un peu honteux devant la surprise du loup. Sauf quand je m’échappe, comme aujourd’hui. Après, je suis un peu fouetté. Mais ça ne me fait rien : je n’ai jamais rien connu d’autre. Je lèche les mains de mon maître, et il me pardonne bien vite.

Le loup s’était arrêté de courir. Il regardait le chien d’un air farouche.

- Je ne viendrai pas avec toi, s'écria-t-il. Je préfère encore avoir faim.

Et il s’enfuit en poussant des hurlements sauvages...

           

- On donne raison au loup, dira doucement l’enfant...

- On donne raison au loup, répondrai-je, pensif, songeant à des morsures sur mon âme, à des douleurs et des bonheurs inassouvis. Mais on donne aussi raison au chien, n’est-ce pas ?

Et je songeais à un pas si lointain passé que seule la mort avait disjoint.

           

L’enfant dans la bergère rêvait intensément, je le voyais bien. Dans son regard passe un éclat de lumière.

- J’ai une autre solution, dira-t-il.

- Je te fais confiance, dirai-je.

- Le chien est rentré seul chez lui. Mais au bout de quelques heures, voilà que la tristesse le gagne. Il passe devant un miroir : il s’y voit, il voit sa belle allure, son poil luisant, mais son oeil n’est plus vif. Quelque chose s’est mis à lui manquer...

- La liberté du loup..., murmurerai-je.

- La liberté du loup, oui ! et sa fougue, et son allure un peu sauvage ! Alors, il attend la nuit, il attend que tout le monde soit profondément endormi, il sort de la demeure. Et il galope vers la forêt...

- Et que se passe-t-il dans la forêt ?

- Des échanges fous ! dira l’enfant, les yeux brillants. Des échanges fous, et le chien toutes les nuits recommence, et sait nourrir le loup !

- Comment fait-il ?

- Il mange un peu moins et cache ce qu’il ne mange pas, il vole un peu dans les poubelles, il y arrive très bien !

- Jamais personne ne s’en aperçoit ? demanderai-je, vaincu.

- Mais non, me dit l’enfant, bien sûr que non. Tu as compris, j’en suis sûr. Le loup et le chien, désormais, sont comme une seule personne... Et parfois le loup fait le métier du chien dans la demeure tandis que le chien l’attend dans la forêt...

- A l’intérieur, ils se déchirent parfois, remarquerai-je.

- Sûrement, dira l’enfant. Mais ça, ça ne nous regarde plus...

Dehors, le vent mord la vitre des fenêtres, entortille ma cheminée, hulule en courant dans le grenier... Puis il se lance sauvagement à l’assaut des vagues et les soulève et les embrase...

- Tu l’entends, me dit l’enfant en se blottissant dans ma bergère. Je vais attendre qu’il se calme un peu quand même... Je ne tiens pas à tomber de la falaise...

- Il lui manque quelqu’un ou quelque chose, murmurerai-je...

- Un chien ? demandera l’enfant.

- Une constellation d’étoiles... corrigerai-je.

           

- Mais il y a un chien dans le ciel, répondra l’enfant, les yeux toujours plus brillants. Je le sais.

Il attrape son écharpe et bondit à la porte.

- Je m’en vais ! Le vent ne m’attrapera pas !