Colloque « Littérature » : où allons-nous ?
3 - 5 octobre 2012

 

 

Préambule

François Cornilliat nous invite à reparcourir, une fois encore, le colloque « “Littérature” : où allons-nous ? » à travers un florilège de citations qui est aussi un montage, celui de son propre trajet – ou plutôt, son propre accompagnement du nôtre : pas un point final, juste un pointillé qui nous conduit à notre prochain colloque, « Littéraires : de quoi sommes-nous les “spécialistes” ? » .

Ainsi se clôt la publication de ce qui aura fini par constituer bien plus que de traditionnels « Actes de colloque ».

Car l’on peut désormais prendre connaissance de ce colloque de trois, voire quatre manières : par la synthèse assez libre que j’en avais proposée en décembre 2012, par la publication in extenso des contributions et discussions, précédées, session après session, d’un préambule (1, 2, 3, 4, 5 et 6), et finalement, par cette ressaisie synthétique des points saillants de la réflexion commune.

Cette convergence par la pluralisation des points de vue me paraît une parfaite illustration pratique des déplacements que Transitions veut imprimer à nos manières de faire : plus de styles possibles, plus de condensations, et plus de points de fuite...

 

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Florilège

 

 

 
 

14/06/2014

 

 

On peut dire : « la littérature, pour moi, c’est cela » ; mais cette définition en rencontrera toujours d’autres qui s’y opposeront.

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Si l’on cherche une identité des études littéraires, on ne la trouve que dans l’institution qui veut bien encore héberger tant de bigarrure.

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L’hypothèse d’une homogénéité fondamentale de l’univers littéraire (ses productions, ses auteurs, ses lecteurs) s’appuie sur la permanence de son cadre conceptuel en Europe (et on sait l’extension mondiale de ses modèles), forgé à peu près au moment où cet univers est formé : Aristote et Platon définissent les deux théories de la poésie qui vont l’accompagner et la faire vivre jusqu’à aujourd’hui.

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Montrer la manière dont les œuvres ont été produites et reçues en leur temps permet aussi de comprendre la manière dont elles peuvent vivre encore aujourd’hui. Ce n’est pas une coupure, mais ce par quoi on peut établir une continuité.

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Le temps littéraire se constitue autrement, dans et par l’acte de lecture, où les œuvres du passé, en redevenant présentes, reviennent revêtues de ce caractère poignant et auratique, qui les rend proches en leur éloignement.

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Être « littéraire », selon cette légère aberration qui qualifie à la fois le lecteur et le livre, consiste d’abord peut-être à entendre tout à coup une phrase, à être saisi par telle ou telle page, indépendamment d’un tout.

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« L’histoire littéraire », dit Benjamin, devrait non pas chercher à faire voir aujourd’hui le temps passé où les œuvres sont nées, mais, dans ce temps de leur naissance, le temps présent de leur connaissance.

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L’histoire ne doit pas être pensée soit comme un passé séparé du présent, soit comme des opérations plus ou moins artificielles de lien entre le passé et le présent, mais comme le fait que le présent a sans arrêt été anticipé; et l’un des lieux où c’est le plus sensible et le plus visible, ce qui justifie notre rôle, c’est la littérature.

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La syntaxe, pour ainsi dire, de l’histoire littéraire est toujours une dislocation de l’expérience actuelle d’une époque révolue, toujours une réflexion après coup. Ce qui nous mène à réfléchir sur la dualité de cette dislocation, c’est-à-dire sur l’histoire littéraire comme dislocation critique, après-coup, de la dislocation de l’acte littéraire, ou, si on veut, réécriture d’une réécriture.

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L’avant renvoie-t-il toujours à un idéal de pureté ou d’unicité, ou au contraire l’avant est-il toujours naïf (tombé du nid), défectueux, à améliorer ? Pensée pessimiste de la dégradation, pensée optimiste du progrès, tout cela en termes simplistes. La chronologie doit-elle être pensée comme un principe explicatif ou comme un simple mode de présentation ? Je rappelle que la chronologie n’a pas toujours fonctionné comme principe logique de présentation d’une œuvre.

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L’attention portée au temps de la « survie » des œuvres, entendue comme activation possible de potentialités oubliées, suppose une critique de la mémoire littéraire conçue comme « héritage » ou « patrimoine » légué.

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Nous sommes dépendants d’une conception de l’histoire selon laquelle l’objet historique est forcément séparé de nous et selon laquelle la transmission serait, au moment où elle a lieu, une opération de construction de l’objet antérieur. Or la littérature s’est pensée du côté des écrivains comme étant faite pour durer.

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Alors que la plus grande partie de la recherche littéraire est de nature épiméthéenne, se focalisant sur un corpus de textes du passé, sur leur production et ce qu’ils ont à nous dire, la littérature semble plutôt suivre une logique prométhéenne, regardant vers le futur qu’elle articule et les conflits qu’il engendre.

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L’endroit de la conservation est un gisement de forces par quoi le présent se souvient du passé.

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On rencontre le terme de « lettres », précédé d’un adjectif indiquant une valeur, non pas « belles lettres », comme le feront les XVIIe et XVIIIe siècles, non pas «bonnes lettres» selon l’usage humaniste, mais parfois « saintes lettres »,saintesne désignant pas uniquement, comme il le fera ultérieurement, un canton de la littérature, mais renvoyant à une forme de sagesse. Tout est sous le signe de Dieu au Moyen Âge, et une distinction religieux-profane dans les classifications littéraires, si elle est commode, n’est pas réellement pertinente.

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On ne sort pas du religieux au Moyen Âge, et c’est exactement cela qui fait que cette littérature devient de la littérature: c’est parce qu’il y a, à tout moment, une tension entre le sacré et la résistance au sacré.

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Nous, seiziémistes, avons plutôt le sentiment que c’est par la dislocation entre deux sphères, entre les lettres divines et les lettres humaines, que se crée ce qu’on appelle aujourd’hui la littérature. C’est à ce point-là, à mes yeux, que se crée la littérature.

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Le travail de la littérature est, non pas de désacraliser, ce serait absurde, mais en tension avec le sacré, depuis toujours.

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Je pense que la littérature a à voir avec la profanation, au sens où on rend profane. Est littéraire ce qui est profané par rapport à un texte sacré, mais ce n’est pas simplement nous qui, comme littéraires, lisons les textes littéraires comme sacrés : ce peut être également, dans les textes sacrés, sentir ce jeu profane de la lettre qui donne alors la possibilité du commentaire, dès l’origine.

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[Dans les années 60-70], la sacralisation de la littérature, c’était l’idéologie bourgeoise qui en était responsable, et donc la désacralisation était le mot d’ordre. Il me semble maintenant qu’il faudrait peut-être distinguer entre la mythification et la sacralisation ; et, surtout, qu’il y a dans l’idée de profanation – dont l’étymologie renvoie au geste de faire revenir les objets sacrés à l’usage – une sorte de tension : pour qu’il y ait profanation, il faut qu’il y ait sacralisation.

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La philologie prend acte de la liquidation des anciens pouvoirs magiques, mais aussi du fait que le langage en reste l’archive vivante, véhiculant des « contenus concrets », c’est-à-dire à la fois signifiants et sensibles. Ce sont ces contenus, formalisés dans l’œuvre, qui font vivre celle-ci dans le temps.

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Dire d’un texte qu’il est « littéraire » aboutit à une triple opération de : 1) dématérialisation ; 2) familiarisation, soit de rapprochement et donc de négation de la distance temporelle qui nous sépare de ses conditions de production et de réception dans l’histoire, mais aussi et surtout négation de ses conditions matérielles et historiques de transmission jusqu’à nous ; 3) prise de position sur la qualité esthétique de l’écrit en question, prise de position dont il m’importe au contraire de la laisser suspendue le plus longtemps possible.

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« Littéraire » renvoie à quelque chose d’impropre, constitutivement impropre. Si on essaie de se cantonner au propre de notre discipline, on va avoir beaucoup de mal à dire ce qu’on fait et sur quoi. En revanche, si on admet qu’il s’agit de réfléchir d’abord à une sorte d’impropriété de l’application aux discours, on pourra traiter d’un ensemble. C’est toujours par comparaison qu’on se définit comme « littéraire ».

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Il n’est pas très important que les œuvres qui suscitent en moi admiration, émotion et pensée soient sanctifiées ou non par le grand mot de « littérature », entre guillemets ou pas. En revanche, à cette admiration, à cette émotion, à cette pensée, il n’est pas question que je renonce, parce qu’elles sont la seule raison d’être sincère de mon travail.

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Étudier une œuvre, comprendre sa survie et pas seulement sa naissance, maintenir sauve sa puissance d’ébranlement et de schisme, faire voir le temps du lecteur dans celui de l’auteur, c’est apprendre à jouer avec l’auteur, longtemps après sa mort encore. Car il en va dans ce jeu, sinon d’un bonheur ou d’un salut, de la possibilité d’un jeu ensemble à travers le temps de l’histoire.

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La littérature, c’est quelque chose qui crée des copies, par exemple. La littérature, c’est une longue conversation. Ce n’est pas forcément historique dans le sens où on l’entend aujourd’hui, mais c’est plutôt quelque chose qu’on peut extraire, un peu, de la période pour le lire sous une autre lumière.

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Toute œuvre vient de quelque chose qui a disparu, et c’est ce qui lui donne, peut-être, cette aura lorsqu’elle vient jusqu’à nous. Elle vient d’un lieu inconnu, même pas d’un lieu circonscrit par le savant ou par l’historien.

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Tout texte composé [à la Renaissance] est un texte issu d’un processus d’imitation ; partant, il s’inscrit dans une longue tradition qui remonte à l’Antiquité et qu’on ne saurait jamais négliger.

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Plus un auteur était récapitulatif, contenait tous les autres, plus son œuvre comprenait toutes les autres, plus il était central dans l’enseignement, plus il offrait une matière adéquate à s’exercer puisqu’il s’agissait, en lisant Cicéron (ou Tite-Live), d’apprendre à écrire et à parler en toutes circonstances. Ces auteurs offrent donc un matériau si divers qu’il est quasi universel, des matrices de développements extrêmement variés, réinvestissables de manière souple. Au panthéon de la littérature d’Ancien Régime, les grandes œuvres seraient donc celles qui en engendrent différentiellement d’autres.

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Le classique est l’œuvre dont la force de conviction et de résistance lui fait survivre à la fois à ses conditions de production, à ses lectures critiques, et à la « pire barbarie » dans laquelle peut tomber une société ou une civilisation. À travers la notion de « survie », celle de « classique » prend donc un sens politique en même temps qu’anthropologique, éthique, voire métaphysique. Classique est l’œuvre dont nous estimons avoir besoin pour désirer encore vivre dans ce monde et être hommes, celles qui nous sont salutaires, ou simplement « vitales ». Les œuvres qui survivent, dit encore Coetzee, sont celles dont les « fonctions vitales » ne sont pas « éteintes ».

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L’adoption des classiques et de la littérature par des écrivains coloniaux et postcoloniaux, c’est une manière de dépasser la violence que la littérature elle-même et que les classiques eux-mêmes ont pu représenter en leur temps. Il y a quelque chose d’autre dans les classiques qui serait peut-être l’essence de la littérature, quelque chose de vital, d’humain, qui résiste à son historicisation, à sa politisation.

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L’interrogation sur la transmission et l’interprétation des œuvres littéraires ne peut se faire aujourd’hui qu’à travers ce que disent du langage et de l’histoire certains écrivains : ceux qui sont les plus familiers de ces questions et les plus à même d’y répondre.

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Écrire, faire œuvre, revient, non pas à s’adresser à quelqu’un mais à inventer quelqu’un, non pas à l’inventer mais à appeler ce quelqu’un à qui l’œuvre s’adresserait ; et donc on se rend compte par ce détour-là que c’est peut-être pour cela que les œuvres, en effet, vivent, qu’elles ont ensuite ce destin classique, parce que ce qui se transmet, c’est cette espèce d’urgence vitale qui est au début de l’œuvre ; et c’est cela qui fait qu’elle rebondit dans le temps.

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Donner toute sa place à chaque fois dans les lectures diverses [des] œuvres-témoignages à cet appel indéterminé à l’autre, celui qui va lire, celui qui va entendre, à ce que Mandelstam appelait l’interlocuteur. Mandelstam dit que créer de la poésie, c’est avoir affaire à un interlocuteur comme si on lui prenait la main et, en même temps, cet interlocuteur il ne doit, dit Mandelstam, jamais être concrétisé. On ne saura jamais qui c’est. Si on le sait, alors ce n’est plus de la littérature.

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Une fracture interne s’est ouverte au sein de la « littérature » : un écart se laisse voir entre une écriture qui se cherche et une « littérature » révoquée parce que périmée, disqualifiée par la catastrophe, sinon compromise dans ce qui l’a rendue possible. Mais une nouvelle poétique se cherche dans cet écart.

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Quand j’emploie le mot « littérature », j’accepte l’idée qu’un lecteur quelconque puisse parvenir à nommer dans un texte ce que moi qui suis payé pour le lire n’y avais pas vu ou ce que je n’étais pas capable de nommer.

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Il n’y a pas une historicité, il y en a deux qui se font face et aucune ne doit être niée. Cette historicité doit également avoir le droit à la parole, et c’est ici qu’un dialogue s’engage entre les gens qui lisent et ce qui est l’objet de la lecture. Il me semble que le contresens est précisément l’un des symptômes qu’un dialogue se fait et qu’il avance dans une dynamique interactive, entre nous et le texte, entre les élèves et le texte.

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La croyance tacite que tout ce qui aurait été écrit en 1637 convergerait dans une certaine mesure non seulement se délite quand on regarde 1637 d’un peu près, mais en outre voue à l’aporie toute réflexion sur la singularité comme sur la longue durée des œuvres ; et, conséquence plus dommageable encore, condamne le sentiment spontané de proximité avec l’une d’elles, susceptible d’advenir à n’importe quel moment de l’histoire, à être systématiquement fondé sur un contresens.

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Je n’ai jamais su traduire le terme de « contresens ». Il paraît en effet que l’équivalent en anglais n’existe pas.

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Produire du dysfonctionnement, c’est d’abord mettre en valeur dans l’approche critique à quel point les dispositifs de captation des textes auxquels nous recourons laissent subsister du reste dans l’analyse, c’est-à-dire à quel point les textes continuent d’échapper aux lectures et aux interprétations. C’est donc montrer, pour chaque utilisation d’une méthode, ce qui la contredit et la rend inopérante, ou ce qui reste du texte comme son énigme essentielle et donne à celui-ci une chance d’expérimenter par lui-même l’incompréhension foncière du critique. Cette prise de conscience et son éventuelle mise en écriture ne suffisent cependant pas si l’on ne tient pas compte du fait que le principal dysfonctionnement est le sujet lui-même, aussi bien celui de l’écriture que celui de la critique.

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Descartes lui-même n’est pas innocent des glissements de sens commis par ses commentateurs. Comme la litote de Chimène, l’imagerie de l’auteur insinue le contraire de ce qu’il opère, et offre au lecteur non pas un sens mais un décalage du sens, un aperçu du processus complexe de signification.

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Il peut être intéressant de poser par hypothèse la capacité de certains écrits à fonctionner « littérairement » par bouts, par moments ou par lieux ; et donc plus largement la possibilité d’un fonctionnement multiple des écrits, selon les lieux, les échelles peut-être et les temps de lecture.

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C’est seulement quand elle est mal faite, inconsciente d’elle-même et de sa situation présente, que la recherche savante sur les textes anciens semble rendre ces textes toujours moins accessibles, les replier sur eux-mêmes ; quand cette recherche savante est bien faite, qu’elle le veuille ou non, elle rend ces textes lisibles au présent, comparables à d’autres textes produits dans de tout autres conditions, et qu’importe alors que la comparaison rendue ainsi possible soit effectuée par le savant lui-même, ou par un autre, ou à plusieurs, ou bien remise à plus tard. Il faut avoir confiance dans l’élasticité de la discipline.

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Le terme de « discipline » ne fonctionne absolument pas pour ce qui serait de la littérature au Moyen Âge. C’est plutôt un matériau dont on dispose, plutôt qu’un ensemble de disciplines qui peuvent être formalisées comme telles. C’est très net, par exemple, dans toutes les œuvres qui travaillent sur la « fiction » et sur l’« histoire », où l’on voit très bien que les termes mêmes évoquent des frontières qui n’existent pas. On a l’impression que dans les siècles postérieurs, les frontières ont été davantage définies que dans notre pratique.

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Les différentes révolutions théoriques et les différentes ruptures dans les pratiques d’écriture s’inscrivent sur plusieurs plans à la fois : elles concernent les formes, les contenus, les modes de lecture et les relations au public ; à l’égard du cadre conceptuel de la littérature, elles sont plutôt des soubresauts. Par conséquent elles peuvent prendre place dans une continuité et laisser les lecteurs accueillir les textes nouveaux sans rejeter les textes anciens.

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La littérature existe par ses manifestations, par ses pratiques, par ses usages, mais il est difficile de lui trouver une définition intensive. On ne saurait pas définir la littérature de manière à la fois intensive et consensuelle. Elle a plutôt une définition extensive. On la reconnaît quand on la voit à partir de certains critères, de certaines catégories qui sont apprises, qui se naturalisent à partir d’un exercice culturel. Et cela me donne envie de dire que la littérature a finalement un concept transitionnel, parce qu’on ne la reconnaît que dans ses grippages, dans ses points d’achoppement, de conflit entre ses différentes définitions, ou alors au moment où elle se frotte à une autre discipline ou à un terrain commun, un pré carré, qu’elle revendique en même temps qu’une autre discipline.

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On a tous le pied sur des sous-domaines qui sont, chacun, gigantesques. Pour le XVIe siècle, ce qui me frappe c’est que, lorsque j’ai commencé dans la profession, c’était une guerre pas possible, essentiellement entre personnes ; et d’un point de vue scientifique, il n’y avait pas vraiment de guerre. Ça a été le début des minores, et j’y ai participé; la guerre s’est terminée très, très vite parce que le programme des minores, c’était un programme d’exploration d’un nombre de champs considérables, qui étaient le droit, la théologie, la médecine, la géographie, etc. Le rapport à la littérature arrive sur certains points, mais ce n’est pas ça le sujet. On avait chacun et on a toujours chacun des espèces d’antennes, de points d’occupation d’une sorte d’Afrique gigantesque, qu’on aborde par la côte, mais on a chacun une sorte de comptoir. Et il n’y a pas de guerre entre les comptoirs aujourd’hui.

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Nous, les historiens de la littérature, expliquons, voire renforçons, pour des besoins heuristiques et hygiéniques, l’altérité du passé. L’analyse ou plutôt le commentaire rhétorique me paraît un moyen non seulement efficace, mais profondément vrai, et vérifiable. Comme d’ailleurs le très large domaine de l’Ethica, de l’éthique, de « l’économie », de la « politique », de la philosophie morale se diffusant dans toute la culture lettrée de l’époque. Je suis le premier à avouer que sans comprendre la théorie des rapports humains et du bien-vivre que le Moyen Âge et la Renaissance ont héritée de l’Antiquité, on ne peut absolument pas accéder à une connaissance du monde pensé par ces époques. Ni, a fortiori, à une connaissance de la littérature. Mais je crois que nous avons peut-être un peu trop insisté sur cette altérité […]. Il me semble qu’une grande partie de ce que fait le texte poétique et sans doute la « littérature » n’est pas « théorisé » par l’époque dans laquelle il est produit, et nous avons pleinement le droit de relever ce qui n’est pas dit, en l’occurrence des phénomènes qui relient la poésie à son avenir possible.

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L’approche rhétorique est aussi un solide moyen de ne pas plaquer du mécanique (emprunté à d’autres temps, ou d’autres modes d’analyse) sur du vivant (la prolifération textuelle qui marque la période) : la littérature telle que nous la connaissons est bien fille de la rhétorique, et privilégier une approche rhétorique de notre corpus nous permet de conduire nos étudiants à une plus juste appréciation du statut et des enjeux des textes produits alors.

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Je n’ai cessé de dissoudre des oppositions tranchées, absolues, parce que la magie de la rhétorique est celle du passage, le plus souvent insensible. La méfiance ne s’y oppose pas à la confiance, on va graduellement de l’une à l’autre, grâce à la linéarité ou pour mieux dire la fluidité. L’auditeur d’abord ennemi est ensuite un allié et idéalement un ami, il était au début « vous » à qui l’orateur s’adresse et pour finir il est inclus dans le « nous » construit par le discours. Dédale est l’architecte du Labyrinthe, bâti pour piéger les ennemis, mais il y entre sous la figure d’Ariane : l’architecte ou stratège se fait guide, non plus contre nous mais avec nous. L’analyse même du texte de Ronsard n’a pu stabiliser l’opposition absolue dressée entre rituel et labyrinthe, c’est-à-dire entre ordre classique et ordre « baroque » ou « maniériste ». Enfin, ce même texte de Ronsard rend bien difficile de distinguer fermement rhétorique et littérature, peut-être parce que pour une fois le poète descend dans l’arène. En tout état de cause, je ne vois pas l’étude de la rhétorique comme une machine de guerre contre la littérature. C’est un outil de plus. Travailler l’une peut être (devrait être ?) une des manières de mieux comprendre l’autre, si insaisissable.

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Le poète chez qui je trouve un concentré [des] procédés du singulier est Pétrarque. [Par exemple] : – une radicalisation de la distinction entre le passé et le présent, non pas sur le mode de la conversion, du repentir ou d’un passage progressif, mais sur le mode de la juxtaposition ; être un « autre homme » que ce que j’ai été : non pas « être meilleur, pire, plus âgé, plus faible », mais simplement « autre », et le dire non pas en puisant dans le trésor des mots, mais en insérant ce qui est le plus prosaïque dans un contexte lyrique soutenu ; et s’approcher, par cette dénudation du lexique, d’un langage « privé » en tous les sens du terme ; – l’usage omniprésent du déictique, de l’indication ou de la monstration au détriment de la représentation, dans les moments affectifs les plus intenses ; – et finalement, sans doute en accord avec cette intentionnalité déictique du langage poétique, un refus implicite des ressources de la copia, de la variété des mots et des choses : le lexique pétrarquéen, lorsqu’il concerne la louange de Laura, est d’une étonnante pauvreté. […] Ce qui m’amène à la rhétorique, à la manière dont par exemple les commentateurs du Canzoniere ont compris cette poésie […] : presque tous ces aspects à mon sens fondateurs du langage poétique sont ou bien ignorés, ou bien intégrés dans un cadre rhétorique qui insiste sur la finalité persuasive des poèmes, sur l’argument ou la narration que le poème doit véhiculer, sur le choix de certaines figures, et sur l’ethos et le pathos constituant, et constitués par, les éléments du poème. En d’autres mots, sur ce qui permet à la poésie de servir une cause, et d’accéder à des vérités générales, comme le préconisent Cicéron, Boccace et la tradition poético-rhétorique qui s’ensuit.

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La poésie aurait cette vertu, cette aptitude à détacher, par le blanc, par le saut que suppose cette économie de la parole. Expérience inouïe et ascétique, mais expérience pratique. La poésie moderne ou ancienne se donne à lire et à pratiquer également comme expérience, propose une démarche à comprendre, chez Scève, comme chez Jaccottet ou Guillevic.

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Le programme est donc de reconnaître des loci, des contours, par le moyen de la rhétorique. Il n’a rien de neuf, sinon peut-être, et encore, sa dimension quantitative. Il est clairement dans la continuité de l’historicisme, dont j’ai vu à ma surprise qu’il suscitait encore réticences et résistances, et le fantasme d’une domination. Je croyais cette querelle dépassée depuis longtemps : l’historicisme n’est qu’une contribution parmi d’autres à la critique d’art, puisque le geste de tout critique est de faire surgir, de nous faire voir ce que nous n’avions pas vu. Dans mon cas, il s’agit d’histoire non des idées mais des formes.

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Il me semble qu’il est presque impossible de ne pas épouser l’historicisme de notre époque, parce qu’il n’intéresse pas seulement la littérature mais l’ensemble de nos représentations et de notre pensée politique.

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Si l’histoire contrecarre utilement l’illusion moderniste qui écrase toute profondeur temporelle sur le seul présent, elle tend à nourrir une illusion inverse, – l’illusion historiciste, selon laquelle les littératures du passé n’apparaîtraient plus que comme des choses précisément du passé, qui, exhumées avec science, n’auraient plus rien à nous dire. Or les Lettres, contre l’historicisme, sont des opérateurs d’historicité, – à partir de quoi une temporalité vivante, complexe et mobile, redevient active.

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L’usage de théories critiques sans l’historicisation qui leur confère leur pertinence conduit à ignorer ce qui fait l’altérité de la littérature médiévale : le formalisme des textes, l’aspect symbolique de leurs codes, le caractère rituel de leurs jeux, l’imaginaire qu’ils créent.

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Une forme littéraire de théorie, c’est vers cela, me semble-t-il, que nous pourrions tendre et me paraît aller une partie de la critique contemporaine, en brouillant, plus résolument encore qu’elles ne commencent à l’être, les frontières entre littérature et sciences humaines. Ce brouillage de frontières, qui est un autre nom du dysfonctionnement théorique, implique tout à la fois d’introduire de la littérature dans la théorie et de donner leur juste valeur aux éléments de théorie contenus dans les œuvres littéraires.

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Quelle est la couleur de l’événement de lecture qui fait que quelqu’un découvre Montaigne, à dix-huit ans ou à dix-neuf ans, et n’est pas du tout informé ; et, après avoir suivi des cours de littérature, relit le même texte et connaît une nouvelle rencontre ou un nouvel événement de lecture ? Qu’est-ce qui s’est passé entretemps ? Est-ce que ces deux événements sont hiérarchisables ? Est-ce que le premier est disqualifié ?

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Ce qui m’inquiète dans la pratique de la contextualisation de nos textes anciens, c’est quand je vois qu’elle a parfois d’abord pour effet de vouloir dénoncer comme absolument fausse, illusoire, voire sans portée, la première expérience dont vous parlez ; et c’est tout de même souvent l’impression qui est nôtre quand nous terminons la lecture d’un travail savant sur un texte.

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Je ne crois pas que le fait d’être un lecteur averti puisse complètement empêcher la lecture qu’on pourrait peut-être qualifier comme lecture au premier degré ou comme lecture naïve, lecture d’adhésion.

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La lecture professionnelle, je ne sais pas ce que ça veut dire, personnellement ; parce que la lecture est un phénomène qui met en jeu l’individu dans un mouvement qui va vers l’œuvre, qui entre dans l’œuvre, et ça, ce n’est pas professionnel, c’est une expérience.

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Il y a littérature quand il y a un point de non-spécialisation, que je rapproche du passe-temps. C’est-à-dire que, bien sûr, ces gens, ce sont des lettrés, des gens qui savent écrire ; n’empêche qu’ils visent quelque chose dont tout le monde fait l’expérience, parce que c’est le passe-temps par exemple, ou l’expérience commune.

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Mon point de départ est souvent un objet – le rêve, l’émotion, le mensonge, le figuré… – à propos duquel je considère de façon naïve la littérature aussi comme une expérience et un discours sur l’expérience dans ce qu’elle a de vivant.

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Je suis partie du particulier, du singulier même – des usages ponctuels et un peu aléatoires d’une expression – afin de faire des juxtapositions à mes yeux révélatrices, et afin de faire de mon mieux pour ne pas combler les blancs – les taches obscures – du texte.

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On a beaucoup réfléchi jusqu’à présent sur les différents types de lecture ; et j’aimerais bien, peut-être, qu’on s’interroge sur les différentes manières de donner à lire.

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L’espace hétérogène qu’est la littérature a beau être un espace de liberté dans lequel s’invite l’esthétique, on y voit se développer des interventions intenses qui peuvent changer une vie, sans pour autant qu’elle devienne normative comme le ferait un manuel pour prendre des décisions. Une telle vision de la littérature exige un concept de réception où l’intensité d’une expérience de lecture conflictuelle devient une mesure de la vérité littéraire.

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Ce que je veux dire par littérature, ce n’est pas un corpus mais une pratique esthétique. Le littéraire, l’écriture, d’ailleurs peut-être faudra-t-il que je ne parle pas du tout de littérature mais plutôt d’écriture, comme l’acte de peindre, ou comme la musique, c’est tout simplement une pratique esthétique. Je veux insister sur l’existence corporelle, matérielle, d’une écriture qui est composée de sons, qui est composée d’histoire, qui est plus compliquée à décrire comme processus matériel que la musique et la peinture, mais qui ne diffère aucunement de cela. La littérature, c’est quelque chose qui existe, et il faut penser qu’elle a toujours existé quel que soit notre regard.

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Dans la littérature, j’ai beaucoup de mal à me convaincre que je vais transmettre une expérience de lecture à mes étudiants, alors que je le fais très spontanément sur le cinéma – j’ai toujours des jugements de valeur sur les plans, etc. Je ne le fais pas pour la littérature, pour des raisons certainement liées au fait que je ne suis pas sûr d’avoir un terrain qui serait une expérience esthétique qu’eux-mêmes auraient et sur laquelle je pourrais prendre appui de manière à ce que mon jugement ne tombe pas à plat. Le lien se fait plus facilement pour le cinéma.

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Il faudrait une esthétique qui permette à la littérature d’être riche parce qu’elle accepterait les autres domaines et les autres arts, par exemple ; et, plus que cela, parce qu’elle serait capable de rester ouverte, et même d’attirer les autres domaines.

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Ce qui fait bouger le passé, ce n’est pas uniquement esthétique. Cela peut être un possible de pensée qui n’apparaît que par la confrontation délocalisée ou disloquée avec d’autres approches, d’autres systèmes, sans idée de progrès, d’anticipation. On fait apparaître rétrospectivement ce qui était là.

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L’esthétique est l’instrument de compréhension et d’appréhension – les deux vont ensemble – qui permet de voir les choses dans leur forme: comment ces formes sont leur contenu, sont ce qu’elles veulent dire. La littérature existe comme une chose, parce qu’elle existe en tant que déploiement du langage muni, armé de l’esthétique.

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Le moment esthétique est le moment où on observe une forme émergente dans le texte, et quelquefois cela peut être le moment où le savoir qu’on a est faux. Le moment esthétique, qui est sans concept et qui est l’observation d’une forme naissante, est un moment qui caractérise l’expérience littéraire, et qui me permet d’enseigner la littérature de manière vivante.

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Ceux qui tiennent vraiment à une identité forte de la littérature et à un programme esthétique sont les dix-neuviémistes. En fait, ce dont on parle est tellement polarisé par la conception forgée au XIXe siècle de la littérature, que les seuls qui sont parfaitement droits dans leurs bottes, ce sont les dix-neuviémistes. Qu’on soit au XXe siècle ou dans les siècles classiques, on tire des deux côtés.

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De la façon dont on privilégie, je le fais aussi, le chemin du modernisme, la capacité de la littérature d’anticiper, on finit par refouler le reste du canon et, surtout, par refouler la culture de normes et de modèles qui existait au XIXe siècle. Donc, en fait, cet effort de définir la spécificité du littéraire au XIXe siècle crée aussi des problèmes pour une véritable compréhension historiciste de la production littéraire au XIXe siècle.

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L’institutionnalisation de la littérature à la fin du XIXe siècle est contredite par les diverses avant-gardes de l’époque, surtout dans la déconstruction post-baudelairienne de la beauté.

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La beauté, plutôt qu’un état, est une fonction, ou mieux, un fonctionnement. Un outil : l’arbitre et le guide d’une recherche qui se termine en une trouvaille.

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Ce qui doit nous intéresser, c’est le pessimisme épistémologique qui sous tend l’idée même d’une « propagande par le fait ». Car son corrélat logique, c’est évidemment la vanité supposée d’une propagande par le mot. Cette conception négative de la fonction référentielle du langage ne pouvait pas être indifférente aux écrivains de l’époque. Et effectivement, les attentats ainsi perçus fascinèrent beaucoup d’entre eux. Ainsi, le 9 décembre 1893, une bombe avait été lancée dans l’enceinte des députés au Palais-Bourbon, blessant une personne. La nouvelle s’étant répandue au cours du dîner annuel de la revue La Plume qui se tenait ce soir-là, des réactions d’écrivains présents furent mentionnées dans la presse du lendemain, à commencer par celle du poète Laurent Tailhade : « Qu’importe la victime si le geste est beau ! ». La phrase se voulait évidemment provocatrice, mais elle resta parce que révélatrice du déplacement au cœur du phénomène : du sens au bruit, du langage au geste. « Qu’importe la victime... » Beauté d’une violence vide de sens.

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Ce que je voudrais mettre en lumière, c’est le rapport intime entre littérature et anti-littérature, qui est un rapport de dépendance, avec tout ce que ce mot de dépendance implique en termes de pharmacodépendance, c’est-à-dire dépendance toxicomaniaque à une substance médicamenteuse. Non pas le remède dans le mal, mais le mal comme remède, comme pharmakon, comme réécriture, comme contre-normativité d’avant-garde, c’est-à-dire comme anti-canon.

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Le roman moderne, dit-on, serait justement fait de cette distance qui serait maintenue dans la nature même du texte qu’on lit. Or, je ne crois pas que cette ironie caractérise le texte littéraire comme tel. La sensation immédiate, qui est pour moi constitutive du travail de l’écrivain, c’est, je dirais, la sensation d’œuvre. Car c’est le moment où la dilatation de toutes les sensations, où tout se fond dans une tension spatiale qui, elle-même, vient un instant à s’identifier à ce que Flaubert cherche, c’est-à-dire à la tension de l’œuvre. Mais si on n’en revient pas à cette espèce de naïveté flaubertienne, qui le guide, eh bien je crois qu’on n’a rien lu du tout.

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Si l’autonomisation de l’art est le grand problème qui nous occupe, il faut voir comment il s’articule avec la question du mot « littérature ». L’autonomisation peut produire, d’une part, une sorte de séparation entre les genres proprement littéraires et ceux qui ne le sont pas, en réduisant, en outre, les genres littéraires à deux ou trois grands genres (roman, poésie en grande partie lyrique, théâtre); mais, d’autre part, elle produit un phénomène tout à fait inverse et simultané, par lequel les genres littéraires, on n’en tient plus compte du tout, et la littérature, on va la chercher là où on la trouve, et elle peut être partout.

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Force m’a d’abord été d’admettre que ma propre conception de la littérature, celle d’une vingtiémiste standard nourrie aux définitions de Valéry, de Blanchot ou de Barthes, n’était simplement plus de saison. Tout ce que l’on gagne aujourd’hui à dire à un administrateur que la littérature est intransitive, essentiellement inutile, c’est qu’il vous prenne à la lettre et ferme votre programme.

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L’institution universitaire a fait de moi un professeur de littérature française du XVIe siècle, statutairement obligé d’enseigner un objet qui n’existe pas, ou du moins d’intervenir à propos d’un champ disciplinaire qui n’a jamais existé tel que sa dénomination actuelle invite à le concevoir.

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Pas de mot, pas de chose ? La littérature française du Moyen Âge n’existerait-elle pas ? Faudrait-il toujours faire entendre, quand on prononce l’expression, des guillemets ? Il ne faut pas mettre de guillemets à « littérature » : parce qu’on a tendance à dire que la littérature médiévale n’existe pas, qu’il s’agit de faux documents pour les historiens, que c’est autre chose, que c’est du folklore – d’où ma défense, jusque sur le bûcher, de l’utilisation du mot sans guillemets. Alors que je vois bien que pour vous, c’est facile : la littérature existe !

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Saisie dans une perspective transhistorique et non plus dans le seul cours d’une histoire littéraire clivante, la littérature médiévale participe activement au questionnement sur ce qu’est la littérature et sur ses apories. Elle oblige en effet à repenser les critères de littérarité, les catégories ou les classifications, la répartition par genres dont elle récuse le bien-fondé.

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L’historicisme conduit à un relativisme : le rétrécissement relatif de la littérature opéré vers 1800 doit lui-même être apprécié au regard de l’élargissement des matériaux, des lieux, des registres. On a aujourd’hui une matière littéraire largement aussi étendue qu’avant, et même démesurée dans sa production et ses ambitions. Le problème posé par cette extension est qu’elle augmente encore la variété des critères (nullement absente auparavant) et l’ordre implicite qui permettait de se repérer à peu près tranquillement : ordre fondé sur l’idée que les entreprises humaines devaient tendre à une excellence, collective et individuelle.

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Je partage sans doute la désinvolture des vingtiémistes ou vingt-et-uniémistes face à l’identité de la littérature, aggravée dans mon cas par vingt ans aux Etats-Unis, où la théorie de la réception, les cultural studies, la déconstruction, n’ont jamais cessé de faire contrepoids à toute forme, à toute tentative d’objectivation du littéraire. C’est en tout cas une question que j’ai toujours eu tendance à balayer, au nom du sophisme bien connu selon lequel l’indéfinissabilité de la littérature ne l’a jamais empêchée d’exister.

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Demeurent exclus du domaine des Lettres « l’emploi brut » de la parole, « l’universel reportage » et le « numéraire factice » ; or cela fait beaucoup, tant il est rare au fond qu’à l’âge de la communication généralisée quelqu’un parle sa langue, quelque commune que cette langue soit.

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Faire dysfonctionner les méthodes, c’est montrer quelle part éminente le sujet occupe dans leur construction et leur utilisation, à cent lieues du rêve d’objectivité qui ne cesse de revenir hanter la critique. Cette part éminente du sujet, sur laquelle j’ai été amené à construire mes essais en inventant des narrateurs fous, va à l’encontre, me semble-t-il, du vœu de scientificité qui a traversé la théorie littéraire dans les années soixante-dix, laquelle visait souvent – pas toujours, loin de là, comme en témoigne le dernier Barthes – à exclure ou à relativiser le sujet dans l’exercice critique. Elle n’est peut-être pas sans rapport avec le développement parallèle de l’auto-fiction dans la sphère narrative, qui tend à mettre en valeur, en en rendant plus visible la présence, l’influence du sujet dans l’écriture, comme cet élément incontournable qu’aucun projet, qu’il soit littéraire ou scientifique, ne peut prétendre évacuer.

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Chalamov écrit : « dans le froid de la Kolyma, on ne se souvient même plus de soi-même », on n’est plus qu’un soi étalé, une espèce de surface sensible, ô combien sensible, souffrante, mais on ne se ramasse plus dans un soi, on ne se souvient plus de soi, on n’a plus de réflexivité, on n’a plus d’intériorité. Alors qui parle ? Chalamov écrit des choses extraordinaires à ce sujet : au moment d’écrire, on entre en relation avec le sujet non-sujet qui a vécu l’expérience en question.

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À ceux qui traitent de l’idée de littérature en contexte, il est impossible de mettre entre parenthèses le contemporain : celui-ci n’est autre que le point d’où ils parlent, et leur effort de périodisation exacerbe de ce fait le besoin, proprement mémoriel, de se reporter au passé comme à un miroir du présent.

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Quand nous lisons l’extrême contemporain, nous lisons des textes sans notion a priori de la littérature et, pourtant, cette expérience fait entrer ces textes, sans notion préexistante, dans quelque chose, dans une littérature élargie. Même chose pour la littérature ancienne puisque la notion manque au départ.

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Le fantasme de l’avant-garde, malgré la dialectique qui le connecte au canon, est d’articuler une vision littéraire tellement innovatrice que l’on n’arrive guère à reconnaître la littérarité de ses plaisirs.

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La situation actuelle montre que la littérature peut infiniment se survivre à elle-même, quitte à faire de l’apocalypse un nouveau paysage culturel, et de la « fin du monde » une parodie sans fin, ou un échantillon de jeux de rôles.

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Définir, ironiquement, pensivement et suspensivement, notre objet comme « tout écrit dès lors que quelqu’un s’y signifie » fait, en vérité, de la « poétique » non plus seulement une discipline « littéraire », mais, bien au-delà, une discipline anthropologique. Dire que la poétique est une discipline anthropologique implique que la poétique puisse s’emparer de discours non « littéraires », jusque-là réservés à d’autres disciplines.

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Pour les textes que j’ai eu à travailler, cette remise en perspective anthropologique tout autant qu’historique me semble avant tout le moyen de récupérer le sens des mots : celui qu’ils avaient pour leur public immédiat. Il s’agit bien sûr de la « valeur » (Saussure), mais aussi et peut-être surtout du sens social des mots et des actions, ce qui a pour résultat de faire surgir le propos politique et sa complexité.

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Contextualisées, de nombreuses grilles d’analyse, qu’elles soient socio-historiques, anthropologiques, thématiques, structurales ou post-structurales, folkloriques, théologiques ou mythiques, font heureusement progresser la connaissance du corpus. Mais elles reposent trop souvent sur une approche « externe » du texte, celle qu’empruntent les historiens et les historiens de la littérature, s’appuyant sur des présupposés contextuels, religieux, politiques et culturels. Ces méthodes qui font d’une œuvre l’illustration d’un moment, d’un message, d’une idéologie, tendent à marginaliser ce qui fait qu’un texte est un texte littéraire générant son propre univers de référence.

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Comment « désidéologiser » notre vision de la littérature, comment la libérer des crispations et des mises en demeure doctrinaires sans la priver de ses dimensions éthiques et politiques qui font de la littérature non pas un simple reflet ou un jugement du présent, mais « une pensée de la pensée du présent » (Alain Badiou) ?

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Dans la classe de rhétorique des XVIe et XVIIe siècles, les professeurs suivaient pas à pas l’ordre du texte. Dans la classe de littérature française, en France et à partir (je suppose) des années 1960, la méthode fondamentale est celle du « commentaire composé », même lorsque celui-ci se présente sous forme d’« explication linéaire ». Les deux méthodes diffèrent comme le temps et l’espace. […] Dans nos analyses de littéraires, où est passée la durée pure, l’expérience immédiate du déroulé ?

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Parce qu’elle est gratuite, parce que, ne jouant apparemment que la carte du plaisir, l’épopée s’adresse à tous dans une communauté large, elle peut renouveler la conception du monde qu’ont les contemporains, faire apparaître les linéaments d’un monde nouveau. À intervalles, on voit ressurgir ces textes puissants, qui peuvent établir un nouveau vivre ensemble. Il faut nous laisser aller à des aventures qui nous emmènent hors de nous-mêmes, et suivre jusqu’au bout ce qui semble ne pas avoir de but : la garantie de la profondeur du travail épique est dans ce qu’il est insu.

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Les contes déclarent la nature spéciale de la littérature, et ils apprennent à lire.

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Le récit n’est pas un piège, mais un rituel ou un labyrinthe, ou encore la danse et le bal, ou l’un de ces jeux de société dont parle Ronsard. C’est la proposition d’un jeu interactif, de se prêter au jeu du « comme si », d’entrer dans la danse, librement. Le labyrinthe même est le jeu du labyrinthe.

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Qu’est-ce qu’une immunisation littéraire ? Dans le sens le plus large, l’immunisation articule les conflits. Ces conflits ne sont pas nécessairement tragiques, mais ils recouvrent tout événement qui contredit les attentes et mène à une logique ou situation aporétique. L’immunisation est une irritation préventive initiant une séquence de conflits systémiques qui n’ont pas encore eu lieu. L’événement négatif est présenté afin de nous apprendre à tolérer les contradictions et repousser le moment d’une réaction potentiellement destructrice. Il est important que ces conflits soient miniaturisés et qu’ils ne causent pas, ou ne soient pas équivalents à, une épidémie réelle ; la logique de l’immunisation offre plutôt des procédés imaginaires qui n’ignorent pas la sphère du « comme si ». Ainsi, on peut comprendre la littérature comme institution non pas comme elle se définit à travers une relation de mimésis à un contexte historique, mais à travers une forme qui anticipe et par là-même ouvre la voie au futur en dépit de sa nature négative.

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Que font les cultures au moment de la déstabilisation des pouvoirs ? Ou elles inventent de nouvelles histoires, tout en les appelant traditionnelles, pour justifier un nouvel ordre, ou elles se recroquevillent sur elles-mêmes en célébrant le trépas d’un régime suffocant et la renaissance d’un monde nouveau. Dans tous les cas, elles se replient sur des textes littéraires, l’histoire racontée en tant que littérature, la recherche des valeurs et des traditions incorporées dans des histoires de héros légendaires.

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Les propositions que la littérature fait au monde et sur le monde sont faibles, indémontrables, indéfendables.

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En montrant que le récit n’est pas uniquement une forme littéraire mais le moyen le plus répandu et le plus humain d’appréhender, de comprendre ou de rendre compte de la réalité, je peux inciter ces étudiants à concevoir la lecture ou l’analyse d’un roman comme un entraînement ou un exercice de décodage indispensable à leur survie, ou du moins à leur bon fonctionnement dans notre société. Ceci rejoint tout ce que l’on a pu dire sur les humanités et le développement d’une compétence d’interprétation.

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Le fait d’étudier conjointement des discours hétérogènes permet de laisser surgir des singularités, qui à la fois découlent du fait et prouvent qu’il n’existe aucune adhérence de ce type, mais bien au contraire des phénomènes d’écarts et de non-congruence en synchronie même. C’est à cette occasion qu’apparaît la possibilité d’être touché immédiatement par un objet qui, quelles que soient les contextualisations auxquelles on l’oblige, quelles que soient les réductions auxquelles on le soumet par l’élaboration des rapports tissés avec ce qui se faisait ou s’écrivait à l’époque, résiste, et continue à dire quelque chose d’actif, d’actuel, qui est une rencontre.

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Par renversement de perspective, je veux donc désigner la possibilité que les œuvres et les concepts qui se rattachent à leur étude ne soient plus l’objet (ou en tout cas plus l’unique objet) du cours de littérature, mais au contraire l’occasion de l’acquisition d’une compétence ou d’un savoir sur quelque chose d’autre qu’elle. On a beaucoup parlé à ce colloque de la contextualisation de l’œuvre, sans nécessairement tendre l’oreille à ce double génitif. Un bon cours de littérature, pour moi, aujourd’hui, ne se contente plus de contextualiser les œuvres, il s’efforce de contextualiser le présent à travers les œuvres.

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Chaque fois qu’on suggère que les études littéraires pourraient trouver une légitimité supérieure ou refonder leur légitimité en voyant plus large que leur vieux répertoire de textes et de pratiques, l’élargissement m’apparaît d’abord comme une fuite en avant plus ou moins désespérée.

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Personnellement, j’ai l’impression de concevoir de plus en plus l’enseignement de la littérature comme l’organisation d’une rencontre avec un dehors radical de la littérature.

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Il est tout à fait possible de montrer aux étudiants que les œuvres sur lesquelles nous travaillons, et qui sont presque nécessairement prises dans un corpus canonique, peuvent et doivent être considérées comme des écrits, dont la mise au jour, la publication et l’écho s’inscrivent dans des processus saisissables et rapportables à des circonstances que l’on peut objectiver.

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La perception de la complexité qui peut être introduite par le contexte – mais pas seulement, c’est un des éléments de la complexité – enrichit le message de l’œuvre mais ne modifie pas fondamentalement ce que j’y recherchais et que j’y trouvais déjà.

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La question n’est pas de tenter d’annuler ou de réparer la perte, ce qui n’aurait aucun sens (même si en tant qu’historiens ou qu’archivistes nous nous y efforçons bien), mais de s’intéresser à notre sentiment de perte, à ce qui nous lie, par delà l’absence, à ce qui n’est plus (ou n’existe que partiellement, sur le mode de l’amputation) et plus encore à ce qui n’importe pas à nos yeux, autrement dit à ce qui tend à disparaître par inattention.

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Enseigner serait peut-être dessiner les contours d’un monde où, quelque part, cette œuvre existe encore, où elle peut exister encore. Et cela a à voir avec quelque chose qui n’est pas seulement la clairvoyance sur le monde, mais la foi dans un monde.

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La relation auteur/lecteur n’a jamais été sur le mode de la domination, pas plus du reste que la relation entre l’enseignant et l’étudiant.

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C’est surtout comme chercheur qu’on doute de la littérature. On peut donc envisager une pratique de chercheur qui soit découplée de celle de la transmission des textes en tant qu’enseignant.

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L’enseignement des lettres et la recherche en littérature doivent être de mon point de vue une expérience continuée et sans cesse approfondie de la lecture de textes précis, envisagés pour eux-mêmes et choisis de préférence parmi ceux que l’enseignant ou le chercheur considère comme importants pour sa propre vie réelle et entière, et non seulement pour sa vie professionnelle et pour sa carrière.

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Qu’est-ce qu’on transmet, qu’est-ce qu’on attend des textes si on adresse à des élèves qui n’ont pas le patrimoine social et culturel qui leur permet de les aborder avec évidence?

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C’est plutôt l’inquiétude sur les valeurs (seulement historiques, locales ?), peut-être la primauté de la liberté individuelle et l’exigence démocratique qui rendent notre rapport à la littérature non pas moins riche ou moins plaisant ou moins instructif, mais difficile à enseigner et à situer dans l’espace social : valeurs éclatées, multiples, changeantes qui demandent des ajustements et des précautions.

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Barrès s’engage  – alors même que l’innocence du capitaine juif est devenue évidente. […] Or, à lire attentivement les textes, on constate que face au récit de l’injustice commise, la démarche que Barrès allait affiner au cours des années 1898-99 serait, non pas de prouver – c’est-à-dire de raconter – la culpabilité de l’individu Dreyfus, mais de contester la nature narrative de la Vérité. De toute vérité. De dissocier, comme dans Les Déracinés, récit factuel et vérité immuable, une vérité intouchable par quelque contingence que ce soit. Une vérité organique. […] Je ne suis certes pas le premier à considérer le Barrès de l’Affaire comme un précurseur du racisme moderne, qui se définit moins à partir du récit de crimes supposés que contre celui de l’innocence révélée. Ma suggestion, c’est que les racines de ce racisme nouveau sont littéraires, peut-être même avant que d’être idéologiques. Et que leur matrice fondatrice, la tentation fin-de-siècle d’une dissociation entre récit et vérité, a besoin d’une réflexion proprement littéraire pour être formulée.

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Faire par ailleurs comme si la littérature allait de soi relève à mon sens du déni. La littérature, comme passe-temps, connaît un déclin continu depuis trente ans. Si certaines séries – Harry Potter, Twilight, etc. – semblent avoir relancé la pratique de la lecture parmi les collégiens, celle-ci s’estompe progressivement chez les lycéens et disparaît presque totalement du quotidien des adultes, dont 15% seulement se disent « lecteurs ». Parmi toutes les statistiques ressassées dans ce domaine, la plus alarmante demeure à mes yeux les 42% de diplômés qui ne liront plus jamais de littérature après avoir quitté l’université.

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Le texte de Saint-Simon m’avertissait sans cesse, dans le dialogue intense que j’entretenais avec lui, que je devais me débarrasser de la notion de « littérature » à travers laquelle je l’avais d’abord appréhendé pour le comprendre et l’aimer autant qu’il le méritait, seule raison valable que j’avais trouvé, et je n’en ai pas trouvé d’autre depuis, pour travailler sur lui.

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Si on accepte de tourner le dos à l’idée de la transmission d’objets (« transmettre quoi ? »), on se donne la possibilité de voir apparaître que, de fait, quelque chose « se transmet ». Cela revient à quitter la logique de la littérature comme monument pour une logique de la littérature comme dynamique : non plus préservation de textes que nous autres enseignants avons la responsabilité de faire passer aux générations suivantes, mais résurgences, permanence d’une fonction. Quelque chose « se transmet » et ce quelque chose pourrait bien être la littérature – ce que pour ma part j’appellerai le « travail du plaisir ».

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L’enseignement de la littérature n’est plus séparable, ou ne devrait pas être séparé, de l’enseignement de sa pertinence – pertinence au sein de la formation intellectuelle que l’université propose à ceux qui la fréquentent, mais aussi de notre société, et des phénomènes, problèmes ou enjeux qui la caractérisent. Ceci revient à dire que la question que nous nous posons ce matin mérite de devenir une partie intégrante de notre enseignement, chaque cours y apportant, dans la réflexion, dans le dialogue, sa ou ses propres réponses.

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La littérature se transmet, elle se transmet « toute seule » quand sont réunies les conditions du travail épique (et en particulier, donc, polyphonie et prise en compte des attentes de l’auditoire). Que les textes littéraires anciens soient révérés ou au contraire complètement oubliés, la littérature est toujours prête à reprendre le devant de la scène, à accomplir une fois de plus le tour de force d’une pensée non conceptuelle supérieure au concept, inventant la solution politique de l’avenir dans un complet renoncement aux préjugés de l’époque en crise.

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Transmettre, c’est se souvenir qu’on a reçu.

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Réinventer le geste de l’étude, c’est sans doute à présent vouloir simplement qu’il y ait encore un « monde ».

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