Hélène Merlin-Kajman

19 mai 2012

 

 

Beauté fragile ?

 

Deux surprises nous viennent cette semaine des réponses au questionnaire : Rose Muscade, que la littérature « aide quand tout s’assombrit », explique d’abord, à propos de l’importance, pour elle, des histoires, jeux de mots et proverbes : « J’aime le langage et je crois encore que le langage a un pouvoir d’action », tandis que Rita, pourtant photographe, juge grave que les élèves puissent ne plus aimer lire parce que « les images abrutissent, seule la lecture fait sens ».

Ces réponses trahissent un obscur sentiment de menace. Nombreux, de fait, sont aujourd’hui ceux pour qui le langage lui-même est menacé, pour qui la littérature est son dernier asile – pour qui nous sommes (nous, amants de la littérature) une espèce en voie de disparition dont la mission consisterait à mener une lutte écologique contre la désagrégation du tissu linguistique.

Comment s’arracher à ce parfum de catastrophe ? Et pourquoi, du reste, s’y arracher ? Le diagnostic n’est-il pas juste ? Les images ne nous abrutissent-elles pas en effet, le pouvoir d’action du langage n’est-il pas dénié par l’industrie culturelle, la communication, les réformes de l’enseignement supérieur ?

Oui – non – peut-être...

Les images que nous offrons ici à vos regards dans la rubrique « Juste » ne nous abrutissent pas – les Coques de Jean-Louis Young en sont l’exemple le plus criant ! et bientôt, d'autres photos de lui en fourniront l'évidence – : elles nous émerveillent : un peu, beaucoup, passionnément – qu’importe ?

Elles ont à voir avec la « sérendipité » évoquée par Stéphanie Burette qui commente une citation de Martha Nusbaum.

Traduit de l’anglais serendipity, plus musical, inventé par Horace Walpole qui avait lu Les aventures des trois princes de Serendip de Louis de Mailly (1719), le mot dit la grâce de l’intelligence associant la sagacité d’un raisonnement (une acuité visuelle, presque une double vue) au hasard, à la merveille, bref, à la conjugaison de l’image, du mot et du charme.

A la fragilité, peut-être ?

La question entre en écho avec le titre du livre de Daniel Mendelsohn, Si beau, si fragile (Flammarion, 2008), cité par Denis Kambouchner lors de sa venue au séminaire de Transitions le 3 octobre 2011 pour discuter d’un roman de jeunesse, Ma guerre de Troie, écrit par Daniel Kammer. « Ce qui incite tant d’entre nous à écrire est en premier lieu une vraie passion pour un sujet que nous trouvons beau », écrit Daniel Mendelsohn pour définir le projet critique ; « et en second lieu, une sorte d’angoisse à la mesure de la fragilité de ces belles choses ».

Mais lorsque Denis Kambouchner évoque « l’état de vision » où Ma guerre de Troie place le lecteur, non sans préciser que son auteur aussi a dû connaître un tel état – une sorte d’hypnose homérique ? -, ne signifie-t-il pas que l’imagination a la force de protéger, recréer, transformer et transmettre « ces belles choses » auxquelles nous tenons ? Sans cette imagination, sans le désir d’un tel partage, « ces belles choses », même patrimonialisées et soustraites à tout risque de disparition, auraient-elles encore de la valeur ?

La conservation ne peut pas être notre but pour autant que, comme le dit fortement Denis Kambouchner, la littérature a pour objet des questions - la civilisation elle-même comme question. La beauté n’est pas fragile comme l’est un objet fragile : elle l’est parce qu’elle enveloppe une inquiétude d’un éclat qui nous inonde de bonheur et donne à la question moins le caractère de l’angoisse que celui d’une relance, d’une ouverture du futur.

Il serait absurde d’ignorer les menaces qui « pèsent sur le s’entre-parler des hommes » (Michel Deguy) – encore moins celles qui pèsent, ici, là, sur leurs vies, leur santé, leurs espoirs, leur dignité, leur avenir immédiat ou proche. Mais ni la beauté ni le langage ne sont devenus aussi fragiles que le catastrophisme ambiant nous pousse à le croire : car l’existence de l’une et de l’autre dépend d’abord de notre désir ou, plus encore, de notre volonté.