Hélène Merlin-Kajman

08 juin 2013

 

Trop vrai

 

Répondant à notre questionnaire, Dadou, 25 ans, voit un paradoxe dans le fait que l'enseignement fasse « entrer les élèves dans le roman par le biais d’un roman qui se fiche du romanesque (Madame Bovary) ».

Ma génération a cru dans le réel : même si la catégorie (car c’en est une) était en débat (faut-il par exemple rappeler la brèche ouverte par Barthes avec « l’effet de réel », à propos de Flaubert, précisément?), nous l’opposions à l’idéalisme et le pensions presque naturellement engagé du côté des « travailleurs ». C’étaient les dominants qui le défiguraient et le voilaient de fables idéologiquement orientées. De notre côté, notre tâche consistait à le circonscrire et à le produire de façon sans cesse plus crue, plus concrète, plus nue – à le désaliéner.

Le texte d'Edward Wilson-Lee porte sur le moment d’émergence du roman réaliste et se penche sur ce à quoi il s’est opposé, le roman de chevalerie ; et il nous montre que le lectorat de ces romans, loin d’être plongé dans une illusion aliénante, était au contraire provoqué à réfléchir à ce qu’il lisait par le fréquent codage allégorique de ces fictions non moins que par la culture de l’allégorèse biblique dans laquelle il baignait. A l’inverse, la vérisimilitude du réalisme ne constituerait-elle pas, par l’évidence à laquelle elle prétend, un excès remplissant si totalement l’esprit du lecteur qu’elle l’absorberait dans la réalité ainsi représentée ?

Aux spécialistes des esthétiques dites « réalistes » de nous dire ce qu’ils pensent de cette hypothèse ! Mais je trouve important, aujourd’hui où la réalité n’est plus guère médiatisée par la représentation (politique, littéraire, artistique...) sans l’être davantage par l’allégorie, de nous souvenir que le réel est une catégorie bien problématique et à géométrie variable (le réel, la réalité, le corps, la vie, etc.) : manière de dire que pour changer le réel, peut-être faut-il (d’abord ?) en changer l’appréhension symbolique et imaginaire : privilégier la scène politique et le voile de la littérature plutôt que le raisonnement économique ou cognitiviste, la politique du passage à l’acte ou l’esthétique du vrai, du corps, du choc...

L’exergue que j’ai écrit cette semaine pourra pourtant paraître inspiré par un désir de choquer. Contradiction ? J’espère que non. Ecrit sur une citation d’Althusser tout à fait terrifiante, il voudrait simplement –prudemment/imprudemment - donner corps à ce que Serge Daney écrivait à la mort du philosophe : « Nous lui sûmes gré d'avoir établi quelque part une passerelle fragile en direction de Lacan et rien ne servit mieux à la terreur théorique que l'assimilation rapide de l'idéologie à l'imaginaire et de la science au symbolique. Quant au réel, trou noir, selon Lacan, il devait mettre tout le monde d'accord en engloutissant Althusser, emporté par un fait divers, disparu corps et oeuvre ».

Ma génération ne doit pas oublier combien nous nous sommes trompés, non pour paralyser les générations suivantes, mais pour jouer son rôle auprès d’elles. Un rôle transitionnel ?