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Sommaire général de "La beauté"

 

 

La Beauté  n° 1

 

Préambule            

Version française d’une intervention faite en anglais le 20 Janvier 2010 à l’occasion  d’une table  ronde  au département des Arts visuels de l’Université de Californie à San Diego, ce texte du philosophe et anthropologue Marcel Hénaff nous a semblé une parfaite introduction à notre réflexion sur la beauté. Il nous rappelle en effet la distance irréversible qui nous sépare des fondements – grecs – de la culture occidentale dans sa conception politique de la beauté. Mais il nous montre également qu’aussi périmée qu’elle puisse être, elle nous lègue quelques questions radicales : la société a-t-elle besoin de se plaire – de se voir « belle » – pour résister à la destructivité du temps historique ? Et si oui, le peut-elle sans une sphère publique de manifestation, un espace politique démocratique ? Enfin, le peut-elle sans narcissicisme ni refoulement de ce qui, d’elle, n’est pas du tout beau ni plaisant, mais cru, injuste, violent, etc ? 

Des Grecs sautant à pieds joints dans notre modernité, Marcel Hénaff nous met en garde contre le risque actuel de « la communauté des corps absents », celle « d’une digitalité sans tactilité », et en appelle à l’invention d’une « figure renouvelée de la grâce » comprise comme « une énergie – une vibration, une intensité – » qui « soudainement parfois, donne à la vie – au coeur du monde ordinaire – une chance que l’on n’attendait pas ».

La formule évoque la définition que Benjamin donne de l’aura, et qu’on trouvera dans l’argument du thème permanent « Transition » de la rubrique « Intensités ». Benjamin la réputait perdue. Marcel Hénaff nous invite à nous déprendre de toute nostalgie. La modernité réserve-t-elle un espoir qui puisse « circuler entre les choses mêmes » ? Et les siècles ici « sautés » pour les besoins de la démonstration – merci à Marcel Hénaff de ce « tempo de la pensée » (Patrice Loraux) – nous diront-ils s’il n’y a pas eu, des Grecs à nous (et des Grecs à eux-mêmes peut-être aussi), d’autres accroches (et accrocs) de la beauté pour nous en instruire ?

H. M.-K.

Marcel Hénaff est philosophe et anthropologue, professeur à l'Université de Californie à San Diego. Parmi ses publications : Claude Lévi-Strauss et l'anthropologie structurale (Belfond 1991, Points-Seuil 2011) ; Public Space and Democracry (avec Tracy Strong, University of Minnesota Press, 2001) ; Le Prix de la vérité, le don, l'argent, la philosophie (Seuil, 2002), La ville qui vient (L'Herne, 2008); Le Passeur de sens (Perrin, 2008). Sous presse: Le Don des philosophes, Seuil, 2012.

 

 



Grâce, œuvre d'art et espace public


Marcel Hénaff

14/09/2011 

 

Peut-on parler de grâce et d’œuvre d’art sans risquer de se situer dans une sorte de pré-modernité essentialiste ? Je voudrais éviter cet écueil et reprendre ces questions pour les retravailler, les déplacer afin de voir en quoi d’anciennes leçons nous permettent de mieux saisir la nouveauté qui vient. Nous savons bien que cette nouveauté privée de sa mémoire devient vite arrogante et creuse.  

 Cette mémoire pour nous Occidentaux a sa source en Grèce. C’est  un fait qu’il ne faut ni idéaliser ni ignorer. Il faut l’assumer et le discuter de manière critique. Et cela  spécifiquement en ce qui concerne le concept même d’espace public. Je vais tenter d’en  rappeler les éléments essentiels en revisitant les étapes de sa formation. On comprendra alors que la question de la grâce intervient dans un devenir inséparablement politique et esthétique. La question de la ville comme ensemble construit me servira de point de repère et restera le fil rouge permettant de suivre et retracer certains changements profonds qui nous ont conduits à ce que nous sommes aujourd’hui et de comprendre pourquoi ces mots de grâce et d’œuvre d’art, sans être abandonnés, nous semblent devoir être dépassés ; mais vers quoi ? 

Pour ouvrir ces réflexions je propose de partir d’un texte d’Hannah Arendt écrit à propos de la Grèce et élargi à la culture en général :

           

[Les choses produites par l’art] ne parviennent à la plénitude de leur être propre, qui est d’apparaître, que dans un monde commun à tous. […] D’une façon générale, la culture indique que le domaine public […] offre son espace de déploiement à ces choses dont l’essence est d’apparaître et d’être belles. […] Se détachant sur l’arrière-fond des expériences politiques et des activités qui, laissées à elles-mêmes, viennent et s’en vont sans laisser de trace dans le monde, la beauté est la manifestation même de la permanence. […] Sans la beauté, c’est-à-dire sans la gloire radieuse par laquelle une immortalité potentielle est rendue manifeste dans le monde humain, toute vie d’homme serait futile, et nulle grandeur durable. L’élément commun à l’art et à la politique est que tous deux sont des phénomènes du monde public. (Arendt, 2010 : 279)

           

Ces remarques d’Arendt pourront sembler quelque peu idéalistes (« beauté », « immortalité », « gloire »). Mais avant d’en juger, il sera important de ressaisir le contexte  auquel l’auteur se réfère et surtout de prêter attention à ce qu’elle entend par « trace dans le monde », « apparence », « futilité », « monde public ». 

           

La  démocratie guerrière et la naissance de la cité comme espace public 

           

Dans la Grèce ancienne, l’idée d’espace public n’est pas métaphorique : elle concerne directement l’ensemble construit de la ville avec sa place centrale (agora), son lieu  d’assemblée du peuple (ecclésia), ses temples, ses théâtres et ses stades. Cette ville monumentale est accessible à tous, offerte à tous les regards, avec ses lieux de débats publics, de fêtes collectives, de compétitions athlétiques. Notons surtout une absence remarquable : celle de palais pour les dirigeants. Ceux-ci sont des élus dont les fonctions alternent constamment. Ils habitent dans leur propre maison comme tous les  citoyens.

C’est là un changement considérable par rapport aux temps archaïques où la ville (astu) était construite autour de la citadelle, qui abritait d’abord le palais royal (ou princier) comme cela nous est décrit à propos de Mycènes ou apparaît dans les récits homériques (concernant Agamemnon, Achille, Ulysse). Que s’est-il passé ? On sait qu’une sorte de révolution démocratique, dite révolution hoplitique, s’est produite en Grèce vers la fin du VIIIe siècle avant notre ère, qui est aussi l’époque de l’adoption de l’écriture et de la monnaie. Ce changement a d’abord eu lieu dans les groupes guerriers. L’armée était constituée essentiellement de deux éléments : la cavalerie, apanage des nobles, et l’infanterie, recrutée dans la population ordinaire. De nouvelles techniques de combat confèrent aux fantassins – les hoplites organisés en phalanges – un rôle primordial et ils le savent. Ils prennent l’habitude de se réunir en cercle et décident que le butin de chacun sera mis au milieu (appelé méson) et distribué par tirage au sort. Ainsi chacun recevra sa part non de soi-même mais du groupe comme tel. Ce centre vide désigne un espace commun inappropriable. C’est le lieu même de naissance de l’espace public. Cela se vérifie dans l’organisation des débats. Quand le groupe guerrier est réuni en cercle pour discuter, il est prescrit que, pour s’adresser aux autres et parler de questions concernant les affaires communes, il faut impérativement aller se placer au milieu – es méson –  (seules les affaires privées pouvaient être discutées en restant à sa place sur le pourtour du cercle). 

On a là en germe le modèle politique de la cité. Celle-ci, dans son ensemble comme monument, réalise, proclame ce qui est l’affaire de tous, ce qui ne peut être approprié par des particuliers. C’est pourquoi les monuments sont ouverts à tous, à commencer par les temples où les dieux sont présents et visibles en figures de pierre. Les cultes secrets sont rejetés, les officiants sont élus à tour de rôle. La cité s’affirme dans son apparaître, dans sa visibilité monumentale offerte à tous avec, en son cœur, ce point virtuel qui diffuse sur tout l’espace : ce méson, ce centre vide inappropriable qui constitue le cœur de l’espace public. Tel est aussi l’espace de la loi, c’est à dire des décisions prises en public après débat et proclamées par écrit. Qu’est-ce que la cité ? Plutarque (1er s. de notre ère) répondra ainsi : elle est ce qui résulte de l’action de la parole et de la loi (logou kai nomou métabolé). Qu’est-ce qu’un tyran ? C’est celui qui met sa personne privée au milieu, qui occupe et usurpe le lieu vide, qui s’approprie comme un bien personnel l’espace public. Le tyran, explique Aristote, agit comme si la cité lui appartenait, comme si c’était sa maison – son oikos – ; bref il est celui qui privatise l’espace public à son profit, pille le Trésor, capte l’impôt et ignore la loi. Pour Hérodote, premier historien et premier ethnographe du monde ancien (il écrit ses Histoires au Ve siècle, à l’aube de la période classique) il est évident – dans ses descriptions des populations « barbares » au nord de la Grèce, celles du Proche Orient ou de l’Égypte – que de ne pas disposer, comme les Grecs, d’une organisation démocratique dans le cadre d’un espace public, c’est ne pas non plus disposer de la chance d’être complètement humain. Il voyait cela non comme une infériorité mais comme une malchance. Cette conviction en dit long sur l’attachement des cités grecques à leurs traditions démocratiques. Cette vision, explicitement soutenue et reprise dans de nombreux textes philosophiques, s’est imposée jusqu’à nos jours dans les institutions des États modernes. 

           

La  cité,  la parole qui charme et l’œuvre  d’art

           

Mais dans cette affaire qu’en est-il de la grâce et de l’œuvre d’art dans leurs rapports à l’espace public ? Pour répondre à cette question je vais d’abord faire brièvement appel à l’Orestie d’Eschyle et plus particulièrement à la dernière pièce de cette trilogie : Les Euménides. Puis je reviendrai sur la grâce dont parle Homère et enfin sur le concept de beauté à la période classique. 

La grâce en grec se dit kharis (d’où nous vient « charisme ») ; le terme signifie d’abord  charme, séduction, non comme quelque chose que l’on recherche mais comme ce qui est lié à la personne, comme une vibration, une lumière qui l’habite, comme une aura qui irradie aussi les choses. C’est pourquoi kharis connote aussi la joie, la plénitude (on en a de multiples témoignages chez Homère). La grâce latine est initialement un peu différente : elle est plutôt une faveur accordée (« faire grâce ») ; mais il est établi que la kharis grecque a influé sur la gratia latine qui a fini par avoir les mêmes connotations (attitude ou geste gracieux). Comment le politique  a-t-il à voir avec cette mystérieuse kharis ?

On peut trouver une réponse dans les Euménides d’Eschyle, tragédie qui conclut le cycle de l’Orestie. De quoi s’agit-il ? Oreste, en raison des lois tribales, est voué à venger son père Agamemnon tué par sa mère Clytemnestre ; il doit à son tour tuer celle-ci. Va-t-il le faire ? Il le doit en raison de la justice vindicatoire qui implique une réciprocité stricte de compensation entre lignages. Il s’agit d’une justice respectable qui a son fondement dans l’équilibre à maintenir entre l’offense et la rétribution. Elle est pertinente tant que n’existe pas une instance souveraine supérieure aux lignages. Or cette instance est en train de naître et c’est cela dont parle l’Orestie. Il faut que la loi de la Cité souveraine l’emporte sur celle des liens du sang. Seule Athéna la déesse de la cité est capable de l’imposer aux différentes parties. La loi du sang est défendue par les déesses des lignages : les Erynnies. Athéna est devenue plus puissante (comme l’est la cité). Mais au lieu d’imposer brutalement sa nouvelle autorité, elle choisit de convaincre. Elle choisit la persuasion (peitho) parce qu’elle est la déesse d’une cité démocratique. Elle tient un discours raisonnable, argumenté mais aussi plein de douceur et de charme : de kharis. Elle montre son respect pour les Erynnies, elle leur demande de renoncer à la vielle loi du sang. Les Erynnies se laissent séduire et deviennent les Euménides, semblables aux Grâces – les Charites. 

Désormais, dans la cité démocratique, la parole autoritaire, les jugements par ordalie, les serments devront céder aux discours qui sont capables de convaincre par leurs arguments, par les témoignages vérifiables, par le dialogue respectueux avec les autres citoyens, par la grâce mise dans les discours. Cette grâce n’est pas d’abord production d’illusion (même si elle peut le devenir) ; elle tient à l’énergie de la conviction du locuteur, au rythme de son dire, à la clarté de son discours, mais aussi à cette certitude si profonde que la communauté de pensée passe par un partage des sentiments, par une joie sensible sans laquelle les discours restent abstraits et indifférents à la réponse des destinataires. Sans cette grâce, la parole publique reste incapable de former une communauté ou de susciter une adhésion des citoyens. Le lien politique est d’emblée un lien affectif. Le discours de l’orateur doit toucher pour emporter l’adhésion ; il doit solliciter mais aussi faire naître une sensibilité partagée. Telle est l’aisthésis de la polis. C’est ce qui nous permet de comprendre la prégnance de l’œuvre d’art en Grèce dans la vie publique ; cela devrait éclairer les affirmations d’H. Arendt citées au début.  

Cela nous conduit aussi à souligner l’interpénétration de la dimension religieuse et de la dimension politique ; ou plus exactement l’intégration de la première dans la seconde. Les dieux sont les dieux de la cité et pour la cité. Ils n’existent que dans les images – telles les statues – qui les représentent et les temples où ils résident. La cité est soutenue par ses dieux présents dans leurs figures visibles. Mais comment ceux-ci parlent-ils aux citoyens ? Que veut dire  « beauté » dans ce cas ? La réponse est à la fois simple et très technique. Simple en ceci que les édifices publics – pas seulement les temples – et les images des dieux sont une expression de l’harmonie. Mais que veut dire harmonie ? Pour les Grecs, la réponse est dans la mathématique et la géométrie. Les édifices et les statues expriment l’harmonie en respectant une loi de proportion. Ainsi la proportion dans les édifices est définie par une unité de mesure : le gnomon, soit la longueur du demi diamètre des colonnes à leur base. Cette mesure est multipliée selon des chiffres précis pour définir les autres dimensions des édifices (longueur, hauteur, largeur). Ce n’est là qu’un aspect de la question mais il est central. Il en va de même pour le corps humain : une unité est choisie et répétée. Ainsi le monde construit et représenté devient harmonie. Les traits des divinités sont orientés vers l’expression de la sérénité. Le choix de la pierre vise d’abord à assurer la résistance à l’éphémère. Nous retrouvons l’opposition exprimée par Arendt : immortalité vs mortalité ; permanence vs futilité. Mais, plus que les temples et les statues, c’est la cité tout entière comme œuvre architecturale, comme ensemble construit où vit la communauté politique, qui est œuvre d’art, qui est, comme telle, réalisation de la kharis. Tel est l’espace public. 

Tel est du moins ce qu’il était supposé être : l’espace d’une beauté partagée, inappropriable. Cela eût dû être l’utopie réalisée. Mais cela ne le fut pas. Pourquoi ? 

           

Vers la modernité et au-delà

           

L’expliquer en détail serait une autre et longue histoire. Ou plutôt, il s’agit de la combinaison d’une série d’histoires qui se chevauchent. Nulle ligne centrale ne peut prétendre absorber les multiples devenirs à l’intérieur d’une même tradition. Disons les choses rapidement et abruptement : la « belle unité » de la cité grecque – selon l’expression de Hegel – a été brisée par cela même qu’elle a refoulé : le travail des esclaves, la présence des marchands étrangers, et le statut inégalitaire des femmes. La ville splendide, la ville monument, la ville harmonieuse offerte au regard n’a pu être construite et ne pouvait se maintenir que par tout le travail exténuant de milliers d’hommes asservis et par l’activité des artisans ; bref elle ne pouvait exister sans cette méga-machine techno-sociale qui, au-delà même des calculs et décisions des architectes et des ingénieurs, a produit le monument et sans cesse l’a reproduit.  

Cette méga-machine, que la ville suppose et qui la constitue, avalera le monument. Avec la révolution industrielle, elle le disloquera. On commencera alors à admettre le fait que la ville n’est pas seulement le lieu de la parole publique et l’espace de la visibilité partagée, mais un dispositif qui produit grâce à une population laborieuse souvent exploitée. La ville est travail, technologie, lieu d’une transformation qui ne se réduit pas à ses images. De cette crise, de ce bouleversement, de la nécessité d’en finir avec une idéalisation qui ne rend plus compte de l’expérience commune, vont émerger les pensées et les exigences d’une autre manière de voir et de sentir qui s’est nommée « Modernité ». On assiste au passage d’un idéal du beau à une esthétique du sublime ; ce qui veut dire que l’œuvre d’art peut désormais s’imposer par sa disproportion et être désirée par son imperfection même. Nous entrons dans une pensée de l’écart, dans le régime des différences. Le laid ou le beau ne sont plus des normes, ce sont des relations. Plus encore, le fragment ne se réduit pas à être un morceau tombé du monument brisé. Il est l’élément actif d’un ensemble d’articulations et de transformations. Un autre espace est né. L’espace public n’a plus l’unité immédiate de l’espace urbain classique. Il est disséminé en de multiples lieux ; mieux : il est fait de relations, de grappes de relations. Il est réseau. 

Telle est l’expérience qui est la nôtre dans les archipels urbains où nous vivons et dans les entrelacs de communications électroniques où circulent nos messages. Est-ce totalement nouveau ? Moins qu’on ne le croit : dès ses débuts, la ville qui s’affichait comme monument et s’ignorait comme machine était aussi réseau (de rues, de liens de voisinages, d’échanges d’informations et de savoirs, de débats, de circulation marchande, de croisements des grandes voies interrégionales). Maintenant elle sait – ou plutôt nous savons – qu’elle est machine et réseau, qu’elle est production et relations. Notre espace public est désormais un espace virtuel et rapide. Mais il ne doit pas devenir celui de la communauté des corps absents  celui d’une digitalité sans tactilité –. Cette situation et ce défi appellent une autre esthétique ; c’est celle qui se cherche et s’affirme depuis plus d’un siècle. Ce qui s’y dessine serait une figure renouvelée de la grâce si on comprend celle-ci comme une énergie – une vibration, une intensité – qui circule entre les choses mêmes, qui invite à en capter les écarts et à inventer des formes neuves et qui, soudainement parfois, donne à la vie – au cœur du monde ordinaire – une chance que l’on n’attendait pas.  

           

Bibliographie

           

Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Folio Essais, 2010.

 Emile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes,  Paris, Minuit, 1969. 

 Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspéro, 1967.

 Marcel Hénaff,  La Ville qui vient, Paris, L’Herne, 2009.

 Hérodote, Histoires, Paris, Les Belles Lettres, 1970. 

 Claude Moussy, Gratia et sa famille, Paris, PUF, 1966. 

Jean-Pierre Vernant, « Espace et organisation politique en Grèce ancienne » in Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspéro, 1965.

 

 

La Beauté  n° 2

 

Préambule            

Claude Habib pose ici une question capitale pour qui a la charge de faire étudier des textes littéraires: "désigner la beauté en la pointant du doigt, est-ce vraiment le moyen de la rendre perceptible?" Autrement dit, est-il possible, est-il souhaitable, d'éveiller chez autrui - élève, étudiant... - le sentiment d'une beauté qui ne lui est pas, ou pas immédiatement accessible? Et du reste, la beauté doit-elle prétendre à tout, sauf à sombrer dans la tyrannie comme le suggérait Pascal? "Trouée hors du temps", la beauté nous tient vite captifs. L'enseignant privilégiera un rapport oblique à elle, quitte à "espérer, à la mode de Platon, qu'elle anime nos vies et qu'elle inspire de beaux discours".

Transitions se demandait, dans son argument, si ces mots, "beauté" ou "beau", n'avaient pas une fonction analogue à celle de "truc" ou "machin", "hau" ou "mana", ces "signifiés flottants" (Lévi-Strauss) destinés, dans toutes les langues, à nommer ce qui reste flou, ce qui résiste à la catégorisation. Mais avec Marcel Hénaff, nous avons inauguré ce dossier par la Grèce. La contribution de Claude Habib, qui s'attarde sur l'émerveillement causé, un jour, par une apparition sensible de la beauté, se termine sur le nom de Platon. La question serait-elle: comment régler la distance à l'égard de l'héritage hellénique?

H. M.-K.

Claude Habib est spécialiste de la littérature française du XVIIIe siècle et professeure de littérature française à l'Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Elle a publié Pensées sur la prostitution, Belin, 1994; Le Consentement amoureux, Hachette Littératures, 1998 (rééd. 2001); Galanterie française, Gallimard, 2006; et deux romans: Préfère l'impair, Viviane Hamy, 1996; et Un Sauveur, Bernard de Fallois, 2008.

 

 



C'est beau, y'a qu'à se taire !


Claude Habib

30/09/2011 

 

Il y a quelques années, à Lille, à la sortie d’un cours de licence sur La Princesse de Clèves, une étudiante est venue me féliciter.

- C’était bien, ça m’a intéressée, franchement, alors que je connaissais déjà, on l’a fait au lycée, c’est pas grave, ça m’a fait relire autrement, alors merci, c’est pas comme au lycée, parce que franchement, moi, le français…

- ?

- Ben au lycée, ça m’a dégoûtée, le français (mais que fait-elle en Lettres modernes ? mystère). Au lycée, la prof, elle prend « Demain dès l’aube », vous connaissez ? Ouais, de Hugo, c’est beau ! C’est incroyable ce que c’est beau. Mais franchement, commenter, là je vois pas. C’est beau, y a qu’à se taire.

Elle hoche la tête avec véhémence. Je bafouille, qu’en effet, « Demain dès l’aube... », c’est très beau. Léopoldine, le houx vert… Et sur cet accord imparfait, je décampe. Ce n’est pas tous les jours qu’on reçoit un compliment, dans ce métier. Dans mon cas, c’est même extrêmement rare, il faut l’avouer. Alors, je suis bien désolée qu’il faille, pour savourer ce compliment, me désolidariser d’une collègue du secondaire, une collègue dont les efforts pour faire apprécier ce poème aussi touchant que célèbre sont curieusement récompensés par une franche exécration assortie d’un succès complet – quatre ans plus tard, l’étudiante aime le texte et s’en souvient.

Ce bout de dialogue me fait réfléchir à ma propre manière de faire : c’est vrai, je ne convie pas mes étudiants à « saluer la beauté ». J’ai plutôt tendance à extraire des détails « intéressants ». Nous allons à la rencontre du pittoresque, du particulier, du bizarre. C’est beaucoup plus facile à montrer que la beauté. Cela fournit une meilleure prise. Quand tout va bien, en m’accrochant à un trait saillant, j’arrive à faire ressurgir un monde (les bons jours). Donc l’étudiante a raison : si mon cours vaut quelque chose, c’est pour faire ressortir l’intérêt, non pas la beauté des textes.

Pourtant la beauté est l’arrière-plan de mon travail. Ce n’est pas dans les pages de l’annuaire du téléphone que je vais les chercher, ces faits piquants, ces détails marquants. Comme les Chinois de l’ancien temps qui allaient piqueniquer dans des sites sublimes, j’emmène ma troupe dans un texte admirable. Quand nous sommes arrivés, je m’installe, je déballe les provisions (tout ce qu’on peut apprendre à partir de ce texte, c’est varié : de l’histoire des mentalités, de l’histoire des formes, de la grammaire…) Et tant mieux si certains lèvent les yeux au-dessus du panier, mais ce n’est pas moi qui montrerai les cimes, ça non.

Soudain, je me demande s’il n’y a pas de ma part une lâche démission.

Après tout, la beauté, n’est-ce pas ce que les sciences humaines nous laissent en propre ?

Et je n’en parlerais pas ?

Comme souvent, Rousseau me console. Dans un passage du livre III d’Emile, le gouverneur emmène l’enfant au lever du soleil. Ce spectacle transporte le maître, comme il transporterait tout un chacun : « Il y a là une demi-heure d’enchantement auquel nul homme ne résiste ; un spectacle si grand, si beau, si délicieux, n’en laisse aucun de sang-froid. »

Ce qu’il ne faut surtout pas faire, dit Rousseau, c’est tenter de montrer à l’enfant cette splendeur du soleil levant. L’enfant s’en fiche. « Plein de l’enthousiasme qu’il éprouve, le maître veut le communiquer à l’enfant : il croit l’émouvoir en le rendant attentif aux sensations dont il est ému lui-même. Pure bêtise ! c’est dans le cœur de l’homme qu’est la vie du spectacle de la nature ; pour le voir, il faut le sentir ; l’enfant aperçoit les objets, mais il ne peut apercevoir les rapports qui les lient, il ne peut entendre la douce harmonie de leur concert. Il faut une expérience qu’il n’a point acquise, il faut des sentiments qu’il n’a point éprouvés pour sentir l’impression composée qui résulte à la fois de toutes ces sensations […] Avec quels transports verra-t-il naître une si belle journée, si son imagination ne sait pas lui peindre ceux dont on peut la remplir ? enfin comment s’attendrira-t-il sur la beauté du spectacle de la nature, s’il ignore quelle main prit soin de l’orner ? » (La main de Dieu, je le précise à l’intention des incrédules, en nette progression parmi nous).

D’après Rousseau, l’enfant, qui n’est pas encore susceptible d’être amoureux et qui n’est pas encore susceptible de sentiment religieux, ne peut pas vibrer au lever de l’astre. Il est inutile de vouloir lui faire admirer ce qu’il n’a pas encore les moyens de sentir, inutile et même toxique : l’enfant sera forcément indisposé par son maître lyrique, soit qu’il se rebelle contre l’ennuyeuse tirade, soit qu’il feigne d’y être sensible pour complaire à l’adulte. L’indiscrétion du maître fabrique un menteur ou un mutin, tandis que le bon gouverneur à la mode de Rousseau se borne à faire observer, le plus laconiquement qu’il peut, le côté par où se lève le soleil et la taille des ombres : ce sont là des leçons pratiques, bonnes pour l’enfance.

A l’université, je n’ai pas affaire à des enfants. Pourtant, je reconnais le problème du gouverneur au soleil levant. Moi aussi, je me défie de mes élans. Moi non plus, je ne veux pas forcer la sensibilité de quiconque. Je m’en voudrais de le faire. Par peur du ridicule, sans doute, mais aussi par désir d’efficacité : désigner la beauté en la pointant du doigt, est-ce vraiment le moyen de la rendre perceptible ? Tout le monde n’aura pas pour l’harmonie d’un vers la même oreille que moi, tout le monde n’est pas en âge, en développement émotionnel comme pense Rousseau, mais aussi en condition, en ouverture d’esprit, ou d’humeur ce jour-là, que sais-je ? Montrer ce qu’on juge beau à des visages polis et sceptiques, c’est pire que raconter une blague qui ne fait rire personne. On rattrape parfois un trait d’esprit qui n’a pas fait mouche, mais la beauté est plus inexplicable que la blague la plus obscure : que sais-je, au fait, de ce qui fait la beauté ?

Je sais que la beauté est une trouée hors du temps.

Je me souviens avoir rencontré une enfant de douze ans d’une parfaite beauté. C’était il y a quinze ans, nous étions dans un bateau pour touristes, sur un fleuve, nous allions voir des oiseaux; il y avait là une dizaine de personnes, un couple d’Australiens en voyage de noces, et qui le faisait savoir, un homme passablement ridicule avec un chapeau à la Indiana Jones, une famille de Hollandais - le père rondouillard, la mère matrone et deux enfants. L’un de ces enfants, une fille, était un être à couper le souffle. On se demandait ce qu’elle faisait là, dans cette excursion, dans cette famille, plus généralement sur terre. C’était étrange, comme si ces braves gens avaient enfanté une divinité. Je me souviens de l’éclat minéral de ses yeux, de la pureté céleste de ses traits alliée à la perfection enfantine de sa peau, et de ses cheveux tressés comme on les tressait, ces années-là, en commençant, mèche à mèche, à partir du haut du crâne. Nous étions dans le même bateau, pourtant son expérience de la condition humaine ne pouvait être semblable à la nôtre. Nous lui jetions des regards obliques, comme nous l’aurions fait pour un unijambiste ou pour un bossu – ces regards qui servent à vérifier l’incroyable.

La beauté n’est pas irréelle – elle est là, bel et bien là, défiant l’inquisition par son exactitude. Elle est plutôt unworldly, comme dit l’anglais. Elle n’est pas de ce monde.

Madame de Staël : « L’homme se sent tellement passager qu’il a toujours de l’émotion en présence de ce qui est immuable. »

C’est ce qui frappait dans la petite Hollandaise : l’immuable. Il eût été sacrilège d’allonger d’un millimètre son front ou son menton, d’élargir ou d’étrécir la perfection de ses narines. Elle avait la beauté qui ne souffre pas l’approximation. Je ne suis pas sûre que ce soit un cadeau pour la détentrice, car les hommes tendent à se venger de ce qui défie la réciprocité. Or la beauté nous impressionne, sans que nous fassions impression sur elle en retour. Ce que le détenteur doit récolter, le plus souvent, ce sont des croche-pieds. 

Dans le premier roman de Guillaume Dustan, Dans ma chambre, un garçon d’une beauté fabuleuse fait une apparition dans une boîte de nuit. C’est probablement un jeune mannequin, personne ne le connaît. Dustan s’approche de l’inconnu et lui demande, hypocritement : « Alors, c’est toi le dealer que tout le monde attend ? »

Et vlan. Comme ça, l’être fabuleux sait qu’il déçoit, qu’il n’est pas celui qu’on espère, que c’est de la cocaïne qu’on veut, pas lui.

Ce genre de coups bas doit être le régime ordinaire. Rien n’est plus rare que l’expression directe de l’admiration, les hommes étant avares, même de compliments (les hommes et pas seulement les étudiants de lettres. Je plaisante).

Dustan n’était pas un si méchant homme, malgré ses rodomontades. Sa manœuvre est une bassesse, mais elle correspond à une difficulté : la beauté est telle qu’on ne peut se diriger vers elle sans se protéger d’elle. Par peur du rejet, on approche obliquement, comme un navire, qui remonte au vent, vise son cap par des zigzags, un coup de barre à droite, un coup à gauche. (Bon, d’accord, tribord, bâbord). Reste que pour la belle personne, le monde humain doit être d’une rare opacité. Un de mes amis avait dans sa jeunesse ce genre de beauté sidérante. Il y a survécu. En regardant d’anciennes photos, je lui demande s’il en était conscient, sur le moment. « Pas tout le temps, mais des fois en me regardant dans la glace. Je me demandais si les autres s’en rendaient compte. »

La littérature peut nous apprendre comment faire avec la beauté, avec le fait d’en avoir ou d’en manquer (lire c’est essayer d’autres identités, d’autres destins, d’autres lots). La plupart des romans évoquent la formidable attraction de la beauté sur nos vies – y a-t-il des vies qui ne soient pas aimantées par elle? Des vies qui l’ignorent ? L’ascète le plus pouilleux vient-il à bout de l’oublier ?

On a beaucoup glosé sur l’immensité de ses effets. La beauté attire les humains comme la lune attire la mer. Elle exerce une action à distance, donc mystérieuse. Mystérieuse, mais effective aussi bien que les marées. Nul ne doute de ses effets, qui sont prodigieux. Si le nez de Cléopâtre avait été plus court etc.Prodigieux, mais incertains, contrairement aux marées : « Combien de filles à qui une grande beauté n'a jamais servi qu'à leur faire espérer une grande fortune ! » (Cet aphorisme cruel est de La Bruyère, qui était laid). Presque tous les romans parlent de cette attraction. Parfois ils évoquent aussi l’effort inverse, l’effort individuel pour résister à l’entraînement, juguler ce désir et ne pas tout céder. On peut soutenir que cette résistance est une réaction à la beauté, une contre-force qu’on lui oppose, un arcboutant. Pas seulement. Contrairement à ce que pensent les publicitaires, qui sont des marchands de beauté, ce n’est pas toujours un mal d’y résister – comme Socrate devant Alcibiade, ou comme le capitaine Vere devant Billy, le beau marin (Billy Budd, Melville). Car dans le monde humain, il y a d’autres instances qu’elle (la vérité pour le philosophe, ou la loi martiale pour un capitaine qui doit faire régner la discipline sur le vaisseau d’un pays en guerre). La vérité, la loi : ce sont des instances qui valent pour elles-mêmes, et valent qu’on ne les sacrifie pas.

Pascal, aussi, donne à penser que la beauté n’est pas tout. C’est l’admirable pensée sur les différents devoirs – on doit l’amour à la beauté, on doit la créance à la science, on doit l’obéissance à la force, ni plus ni moins. Ainsi ces discours sont tyranniques et faux : je suis belle, donc obéissez-moi, je suis belle donc croyez-moi. (Et de même, tyranniques et faux : « je suis savant donc aimez-moi, je suis savant donc obéissez-moi. Je suis puissant donc croyez-moi… Exercice pédagogique, à présent : quel est le sixième et dernier discours tyrannique et faux ? Ecrivez la réponse à la place des points de suspension. Vous utiliserez le même verbe que Pascal).

A la beauté arrogante, qui veut être crainte, il faut dire non. A la beauté séduisante, qui veut être crue sur sa bonne mine, il faut dire non. C’est plus facile à dire qu’à faire. Que pense le chevalier des Grieux en recevant le billet de Manon : « Je t’adore, compte là-dessus » ? La ravissante vient de partir avec un autre, et le pauvre amant qui reçoit ce billet enrage, bien sûr, mais il est aussi tenté de le croire, avidement, et nous avec lui – le génie de Prévost, c’est de parvenir à nous faire à moitié partager quelque chose de cette demi vérité. D’accord Manon est mensongère, d’accord, elle est fausse à moitié, aux deux tiers, aux trois quarts, mais il doit rester quelque chose, non ? Sinon, pourquoi écrirait-elle ? Ainsi Prévost fait-il entrer le lecteur dans la duperie du désir.

Pourquoi courir après la beauté ? Est-ce même une action à proprement parler ? Parfois ceux qui s’y adonnent s’étonnent de l’attraction qu’ils subissent. Parfois, ils protestent. Ainsi, Céline : « A côté de ce vice des formes parfaites, la cocaïne n’est qu’un passe-temps pour chef de gare. » (Voyage au bout de la nuit, Folio, 2001, p. 472). Certains perçoivent l’incongruité de la situation, la beauté excitant un désir qu’elle ne peut pas combler, demeurant toujours hors de sa portée. Eric Chevillard le formule comiquement : « J’embrassai son beau visage, longuement, passionnément. Puis, en reculant, je constatai non sans désespoir qu’il était à nouveau loin de moi, inentamé ; toute beauté enclose en lui, inassimilable. » (L’autofictif voit une loutre, L’arbre vengeur, 2010, p. 193).

Parce qu’on ne peut pas prendre la beauté, qu’il n’y a pas moyen de s’en saisir, de la détenir ou de l’absorber d’aucune façon, il faut espérer, à la mode de Platon, qu’elle anime nos vies et qu’elle inspire de beaux discours, fût-ce obliquement.

Et même en cours.

 

 

La Beauté  n° 4

 

Préambule            

La beauté ne fait ni transition ni crise: elle voit pour voir, elle danse pour danser, aime  pour aimer. Du moins « l'échappée belle » de la beauté civile - celle qui n'a pas besoin d'index pédagogique (cf. Claude Habib), celle qu'aucun tournant rhétorique ne peut domestiquer (cf. François Cornilliat).

Tout en reparcourant Hannah Arendt qu'a citée Marcel Hénaff dans l'article qui ouvrait la rubrique « Intensités », Gérald Sfez nous interpelle. Trop citoyenne, nous dit-il, la beauté, si l'on n'ouvre son homonymie! Intransitive, arrachée à l'informe, est-elle grecque encore ? Oui en un sens, car les Grecs savaient bien qu'elle ne l'était pas toute - qu'elle était barbare tout aussi bien. La beauté séjourne du côté d'Eros - ce que Valéry savait si bien et que Gérald Sfez nous rappelle si bien.

Soit, soit. Mais pourquoi, même divisée, est-ce encore la beauté ? Pourquoi est-ce elle qui se déchire?

La question n'est pas vaine. Elle trouve sa réponse en acte, dans l'écriture de ce très beau texte de Gérald Sfez, et aussi dans cette phrase, à méditer : « Le double péril est de vouloir se réclamer du terme de Beauté comme de vouloir s'en dispenser. » Il ne faut ni la dévaluer, ni la surévaluer.

H. M.-K.

Gérald Sfez est professeur de philosophie (Khâgne, lycée La Bruyère de Versailles). Il a écrit de nombreux ouvrages de philosophie, notamment sur Machiavel, Léo Strauss, Jean-François Lyotard. Il vient de publier La langue cherchée (Hermann, 2011) qui porte sur la pensée de la modernité sur la langue (Barthes, Deleuze, Lyotard...) avant de la confronter à celle d'écrivains comme Camus, Michaux, Quignard... 

 

 

 

 

 La beauté n'en veut rien savoir

 

Gérald Sfez

11/11/2011 

 

Ayant défini la politique comme le sens du vivre ensemble et de la citoyenneté au sens large, Hannah Arendt réfléchit aux relations entre l’art et le politique, plus exactement entre la beauté et le civisme ou la civilité. Alors que Rome, dit-elle, trancha le conflit entre grâce et dignité en prenant parti en faveur de la dignité, de la gravitas contre la puérilité de l’art, Athènes « ne trancha jamais le conflit entre la politique et l’art, unilatéralement en faveur de l’une ou de l’autre — et c’est peut-être d’ailleurs, — ajoute-t-elle —, l’une des raisons du déploiement extraordinaire du génie artistique dans la Grèce classique ». Ainsi, « Les Grecs, pour ainsi parler, pouvaient dire d’un seul et même souffle : “Celui qui n’a pas vu le Zeus de Phidias à Olympie a vécu en vain” et “Les gens comme Phidias, à savoir les sculpteurs, sont impropres à la citoyenneté.” »[1] Un même souffle, une même âme grecque pour une parole qui entre presque en contradiction avec elle-même, clivée entre deux phrases.

La beauté est butée. De la civilité, elle ne veut rien savoir. Du moins celle qui se trouve du côté d’un de ses amants ou amantes : le créateur ou la créatrice. Peut-être pas celle qui se trouve de l’autre côté, celui du spectateur ou de la spectatrice de la beauté. De qui la contemple, de la theoria. Le spectateur est plus civil que le créateur, il juge en se mettant à la place de l’autre, c’est le sensus communis, premier acte ou précession de la civilité. Après l’éclaircie de la beauté, la civilité pourra en faire son commencement, ses premiers signes. L’éclaircie, hors-temps, ni jour ni nuit, et sans âge, —  sans faire transition ou crise, sans jouer le rôle de médiation, c’est là le préalable qui donne le ton à l’être-ensemble : aimer la beauté, partager l’exclamation, la trace à l’état brut, toute vide, le lieu d’être, avant que le divin ne prétende y avoir toujours été logé. Voir pour voir, danser pour danser, aimer pour aimer : la praxis est dans l’exclamation, la gratuité.

Mais comment aimer la beauté en ce qu’elle a d’abrupt et d’indifférent à l’intérêt de la communauté ? Car, de l’autre bord, celui de la création, de l’apparence comme surgissement, apparition, la beauté est sauvage, elle s’arrache au néant, à la matière comme à la forme, à leur séparation comme à leur union, elle est marquée des stigmates d’un néant passé, qui l’est à peine, des cernes d’un néant futur et imminent. Echappée belle. La beauté qui surgit, souveraine, est butée, déjà victorieuse contre un adversaire invisible, déjà seule devant cet adversaire absent, auquel elle ne s’adresse pas, absolument nouvelle, apportant sa natalité, un nouveau commencement dans un monde qui ne le comprenait pas, ne l’attendait pas ; elle a gardé de ce combat qu’elle a gagné contre tous et contre personne, et de sa victoire qu’elle remet en jeu à l’instant même, des traces de fantôme. Du bord de la création, la beauté n’est pas civile. Est-elle incivile ? Ce serait trop dire, en faire un des personnages obligés d’une même scène marquée d’une césure, d’une alternative. Or, la beauté est ailleurs.

Entre la création et la représentation, la civilité feint le sans-rapport. Elle élargit le fossé, comme si l’on pouvait garder l’une (celle que l’on contemple) et jeter l’autre (la création). Comme si l’on ne créait pas sans contempler.

De quelle beauté parle-t-on ? Il faut distinguer ! Cette beauté de l’art de Phidias, on l’appelle d’ordinaire le sublime, n’est-ce pas, le beau dans sa démesure (le contraire absolu de ce qui est relatif), l’apparition marquée du sceau de la disparition, avant elle-même comme après elle : dans l’éternité frappée d’avance de néant et le néant frappé d’éternité ? Arendt ne veut pas se prononcer. Cette beauté n’est-elle pas, du moins, celle d’éros ou de l’enthousiasme ? Ou encore, n’est-ce pas celle de la sagesse ? De la beauté, il y a plusieurs acceptions, il faut préciser. Superstitieux du commentaire et des distinguos. Arendt se refuse à préciser, elle y tient. Le silence d’Arendt est sans équivoque : la beauté est indivise lors même qu’elle est plurielle et divisée contre elle-même : la preuve, il s’agit aussi de la beauté de la sagesse. Il y a la beauté.

D’où le second exemple. « Et Périclès, dans ce même discours où il fait l’éloge des droits des amoureux de la sagesse et amoureux de la beauté (les philosophoï et philokhaloï), du rapport actif à la sagesse et à la beauté, se vantait qu’Athènes saurait remettre à leur place “Homère et ses pareils”, que la gloire de ses arts serait si grande que la cité pourrait se passer des fabricateurs professionnels de gloire, poètes et artistes qui réifient le monde vivant et les actes vivants, les transformant et les convertissant en choses assez permanentes pour métamorphoser la grandeur en renom immortel. »[2] Dans cet exemple, une même opposition que dans le précédent : l’éloge de la beauté et sa critique. Mais, autrement décentrée.

Le scandale est que Périclès, au nom de la sagesse (civile ?) exile les créateurs d’art, les poètes (producteurs, fabricateurs, les agents de la poiesis), et que l’éloge de la beauté se trouve là même. Car, Périclès plaide contre la beauté au nom de la beauté : voilà la part de l’éloge, et, dans la même phrase, du blâme. L’éloge est celui de la beauté du côté de la vie, de son rapport actif — c’est celle de la sagesse — de la beauté vivante et non inerte ou morte, comme si vie et beauté s’identifiaient dans une gloire passagère, éclatante de ce fait même, humble, tout à fait sage par son assentiment au mortel ; le blâme — au nom de l’éloge — est celui d’une beauté tournée du côté de sa métamorphose en non-vie (Malraux) et en sur-vie, en surenchère de vie et de vie à l’étage au-dessus (Artaud), vitesse de pointe de la vie, faisant communiquer l’inerte et le Survivant, ce monstre sacré. Ici, la beauté n’est pas gratuite : elle est vaine. Vanité de cet au-delà, vaine gloire. La beauté se dissimile. Mais c’est aussi la même : c’est la beauté. Arendt refuse le distinguo. La part d’éloge de la beauté de l’art communique avec celle de la beauté sage, et pourtant, dans les deux exemples, les créateurs sont mis au ban, les bons amants ne font pas surgir la beauté : ils sont dans l’émerveillement, la reddition sans condition. Philosophes, citoyens. Mais, même là, ils sont déjà en désaccord avec la civilité. À y regarder de plus près. Un peu trop proches des créateurs et de la création. Ils ont trop d’éros. Le bel aujourd’hui de l’éros, dit Platon dans le Phèdre, c’est que la beauté est la seule Idée à se donner en propre, en présence, en chair et en os, en personne. L’Idée transcendante, celle du Bien, elle, comme toutes les autres Idées, ne se présente pas, l’Idée du Beau est la seule — et c’est sa valeur superlative, sa plus-value —  à apparaître telle qu’en elle-même l’éternité la fait. Qu’est-ce qu’une Idée qui est présence ? Qu’est-ce qui la différencie d’une Idée qui se découvre à travers ses manifestations ? Qu’est-ce qu’une Idée qui, de ce fait même, n’est pas de l’intelligible à travers le sensible, nullement de la pensée, du concept. Du sensible ? Le suprasensible qui est présence et non intelligible, par excès et en excès sur la matière comme sur l’esprit. On en tombe amoureux, fou, en bien ou en mal. La seule à avoir transgressé la partition du sensible et de l’intelligible et à être allée encore plus loin : « au-delà de l’essence ».

Revenons à la scène d’ouverture d’Arendt : « c’est peut-être, d’ailleurs, l’une des raisons du déploiement extraordinaire du génie artistique dans la Grèce classique ; elle garda le conflit vivant et elle ne le nivela pas en une indifférence des deux domaines l’un à l’égard de l’autre. Les Grecs… »[3]. Arendt le dit nommément : le conflit vivant entre la civilité et la beauté a fécondé le plus grand génie artistique. Contraint au conflit, l’art redouble d’excellence dans une opposition silencieuse. Le séjour commun dans le conflit rehausse le prix de la beauté. Ni indifférence entre les deux (répartition établie des domaines) ni victoire de l’une sur l’autre, de la civilité sur la beauté, ou l’inverse. Il fallait le différend, que l’une des deux ne l’emporte pas, et que chacune transgresse. Devant la beauté, le dogmatisme est vain, le scepticisme également, mais le criticisme aussi : le vain travail de répartir les domaines, de jouer l’indifférence. La beauté, vous ne pouvez pas dire que vous ne la trouvez pas belle. Et aussi, ce qu’Arendt ne dit pas ici, mais qu’elle dit ailleurs : il le fallait pour la civilité même, mais à la condition que la beauté et la civilité n’en sachent rien. Qu’on laisse la beauté souveraine, sauvage, qui n’en veut rien savoir. Et la civilité sourcilleuse, soupçonneuse, qui envoie auprès de la nuit ses espions du jour et manque l’éclaircie. La civilité ne veut pas considérer la beauté, se fait serment de l’ignorer, sciemment et en argumentant, de propos tout à fait délibéré : en vigile et vigilance. Ce qu’Arendt dit aussi : c’est également un différend intime : la beauté se déchire elle-même, elle est déchirée : sage contre convulsive, ou l’inverse : excessive, de toutes façons, chaque part toujours en excès sur son propre tout. Le différend est externe/interne et il est aussi intime : c’est celui de la beauté avec elle-même, sans que l’on puisse prétendre dire laquelle est la vraie beauté.

La vraie beauté se déchire. De son déchirement aussi, elle n’en veut rien savoir. Autre chose est le goût dont doit faire preuve l’éducateur : un goût réconciliateur. Pour lui, transmettre la beauté, c’est présenter le monde, donner le goût du monde, dire « Voilà notre monde », le toujours-déjà-là, et ce dire en dit peu sur le surgissement et le conflit, sur l’irruption et l’interruption, l’insoluble. Il fait les présentations, en est responsable, représentant de l’adulte[4]. Sa transmission de la beauté doit unir.

La charis, la pointe aiguë de la justice, ce qui la dépasse et l’accomplit, le charme ne va pas complètement avec la civilité, on aura beau dire. Il est risqué. Il faut de la grâce pour trouver l’équité bien au-delà du donnant-donnant. On trouve l’équité comme on trouve le sommeil, et le rêve : par chance et par inadvertance.

Il y a estrangement, étrangèreté de la beauté, étrangeté. Le beau étonne, estrange : dérange la langue par son extériorité, son vœu de silence, son attaque corrosive.

Le silence de la beauté : elle ne veut rien savoir. « L’absolument autre serait cette beauté ou la différence »[5], écrit Lyotard dans Discours, figure. Ou encore : « Le silence est le contraire du discours, il est la violence en même temps que la beauté. »[6] D’où l’équivoque. Est-ce l’un ou l’autre ?

Et la difficulté : la beauté, c’est une violence en même temps qu’une beauté.

Ceci dit à son actif. Intransitive, la beauté n’en dit rien, elle est l’autre de la signification. Elle est de l’ordre de l’évidence, du tout bêtement. En parler, la signifier, en dire l’intelligence, c’est naturellement de ce fait même, la trahir, recouvrir son silence. En dire l’exposant, aller au plus près, c’est ce que l’art essaie en une spontanéité transitionnelle. Et la pensée de l’art l’essaie autrement, par la voie d’une sur-réflexion, d’un discours médian de réflexivité transitionnelle, nécessairement en porte-à-faux, d’un biais douteux : la relation critique, perplexe en beauté. Quand il vient à nommer l’acte de Discours, figure, au début de l’ouvrage, Lyotard en parle ainsi : « Cela ne fait qu’un objet incertain, intermédiaire, que j’aimerais pouvoir appeler, pour l’excuser, un inter-monde, comme Klee, ou un objet transitionnel, comme Winnicott ; mais qui ne l’est pas vraiment parce que ce statut n’appartient qu’aux choses figurales du jeu, de la peinture, et qu’ici encore on ne laisse pas la figure aller dans les mots selon son jeu, mais on veut que les mots disent la prééminence de la figure, on veut signifier l’autre de la signification. »[7] Le commentaire tient son intrigue dans le transitionnel mais le manque.

La beauté ignore le discours, elle s’en déprend. Silence, vivace. Ceux qui ne la connaissent pas ont seulement « une pensée » pour elle et passent à autre chose.

Il faut différencier le problème de la beauté et sa question. Le problème de la beauté est celui de ses homonymes et de son indivision apparente et réelle. La question est celle de sa dévaluation ou de sa surévaluation, de son insoutenable valeur.

Une indécidabilité concerne sa nature. Hannah Arendt parle de la beauté comme énergie et aura. Arendt entend l’énergie dans le sens grec d’energeia, de pure puissance en tant que telle et à l’œuvre, proche de l’entelecheia, l’acte de la puissance en tant que tel, la pure puissance sans la considération de son actualisation. Dans l’indistinction entre la transmission du suprasensible et la survitalité.

Paul Valéry l’infléchit dans le sens de l’énergétique avec ses lois de conservation, d’entropie et de négentropie et, — humainement — d’éros. Une physique de la beauté qui a son tranchant d’inhumain. Il situe le vif de l’ambiguïté dans l’écart entre l’être du phénomène et la légère exagération qu’il comporte : la beauté est absolue, du fait d’être maximum de quanta d’énergie libre, et l’objet d’un désir devenu autre, souverain. Valéry entend la sensation du beau comme un zèle, une jalousie, il ne parvient pas à l’entendre autrement que comme une possession, le sexuel seulement dérivé. Et une dépossession cruelle. Impact d’une excitation maximale et superlative, accrue et promise à la décrue et à sa disparition, toujours.

La fin du jour en est la métaphore : « la manière surprenante que les jours ont de finir par un éblouissement, une création et foison de lumières décomposées, de figures immenses, qui tombent de l’or à la cendre par des degrés très sensibles ; mourant comme des héros et des dieux, de suite après le plus beau, et comme si leur mort était la conséquence naturelle, facile et nécessaire qui voudrait qu’il ne puisse rien y avoir après le plus beau. »[8] La disparition suit nécessairement le faîte de l’apparition de l’étrange énergie. Aussi, dans le moment même où il en remarque le fait d’absolu, Valéry ne s’en laisse pas conter : « Une œuvre très belle est celle qui produit un temps l’impression d’être l’unique objet — l’indispensable, le véritable. Et plus ce temps est grand, plus elle est belle. Mais je sais qu’il est toujours fini. »[9]

Au fil des Cahiers, Valéry décline tous les aspects de cet absolu. Il arpente ses propriétés, la façon dont la beauté se met en crédit. La description, comme toute description, décrit l’être-tel sans se prononcer sur l’être. Mais la phénoménalité en est indiscutable. Les règles de l’art, les codes, les conventions de toutes sortes, les contextes ne sont pas feints, sont bien réels, mais ils ne compromettent en rien de la beauté la phénoménalité de l’absolu qui la caractérise. « Elle est l’étrangeté qui vient compliquer les calculs ».

La beauté est l’unique. C’est la propriété de l’ab-solu entendu ici comme le séparé. Ainsi, de la belle Hélène : « si belle que toute autre en était effacée et que l’on sentait l’ayant vue ne pouvoir plus regarder une autre personne. »[10]

C’est la raison pour laquelle la beauté occupe la pensée au point de l’interdire : pure différence, elle exclut le rapprochement, la comparaison, le différentiel. « Ce qui ne fait penser à nulle autre chose ; et puis au lieu de s’éclairer par la pensée, — l’éclaire, cela est beau, et par sa seule présence. »[11] L’Inexprimable. Non que cette présence ne soit matière à expression, bien au contraire. « Beauté signifie inexprimabilité… Inexprimabilité signifie non qu’il n’y ait pas des expressions — mais que toutes les expressions sont incapables de restituer ce qui les excite — et que nous avons le sentiment de cette incapacité ou irrationalité comme de véritables propriétés de la chose-cause. »[12]

Décrire l’effet de beauté, c’est entendre la marque de l’infini, ce que Valéry nomme « l’infini intuitif ». Lequel est trait d’obscurité : « Si un ouvrage est clair et s’il est merveilleux aussi, il est obscur en tant que merveille. Une belle chose est toujours obscure. »[13] Sous les auspices de l’obscur, la merveille est l’inattendu, le miracle de tout advenir de la beauté. Mais nommer la merveille, c’est nommer ce qui ne cesse d’être beau, le miracle de ce qui se conserve étonnant, la « surprise paradoxale » : « surprise par l’attendu »[14] : « Conserver la merveille dans l’accoutumance. Ceci est une valeur rare dans les œuvres. Une femme dont la possession répétée accroît le désir de l’amant est une valeur infinie. »[15] La merveille est ce qui a franchi « le seuil des étonnements bruts ». Le plus étonnant est qu’elle étonne durablement. Nous aspirerions indéfiniment, nous regarderions indéfiniment. Cette inexprimabilité se donne dans son incessante expression et dans son suspens : « Une œuvre fait parler. Mais celle qui nous réduit au silence est la plus belle. Cela est très sensible devant certaines peintures ou sculptures, qui vous prennent par le fond, et comme en deçà du point d’où l’on peut revenir d’elles à soi par voie de parole. » «  La Beauté parle ou chante, et nous ne savons ce qu’elle dit. Nous la faisons répéter. Nous l’écouterions indéfiniment. »[16] « Il y a beauté quand la vue de l’objet excite à le voir. Il contient de quoi répéter “indéfiniment”. »[17] C’est précisément cet indéfini que nous prendrions pour infini.

Ce qu’elle nous fait entendre est le silence et nous la faisons répéter.

Aspect de l’infini. La beauté émerveille par la façon dont elle est traversée d’antinomie : elle est impossible et nécessaire. Elle aurait pu ne pas se produire. Elle ne pourrait être autre qu’elle est. L’incroyable vérité : événement libre et d’une absolue nécessité[18]. C’est cela la présence.

Séparée, l’œuvre est silence parce qu’elle est refermée sur elle-même, solitude : « Toute belle œuvre est chose fermée. Rayonne muette. »[19] Aussi l’œuvre s’adresse à la solitude, ne parle pas au jour, n’est pas civile : « Je ne m’adresse qu’à l’homme seul, écrit Valéry — à celui qui se relève in media nocte, dans la nudité de son existence — comme ressuscité de l’autre côté de sa conscience, toutes choses lui paraissant réelles et étrangères — comme s’il fût venu avec une lampe dans un lieu obscur et encombré d’objets inconnus qu’elle éclaire et transforme à chaque pas. À une heure où il n’était pas attendu, dans un lieu qui pourrait être tout autre. »[20] L’éclaircie, l’éclaircissement est insomnie : telle est l’heure qui surprend le temps.

Loi de conservation de cette étrange énergie : un objet introduit un fonctionnement qui tend à se conserver. Nous saisissons comme infini cette tendance. L’émotion de “Beauté” est « l’infini intuitif de désir et de certitude absolue, le rayonnement de l’énergie libre dans tout l’être ».[21] De là, cette soif de recommencement, cet étonnement continué, dont le nom est le désir parfait, l’éros accompli. « La beauté est un cercle », celui d’une étrange soif : elle crée un état et le suppose. « Elle n’a de sens et d’existence que comme création, transmission, développement, moyen ou fin d’un état. » Ce cercle dit l’absence d’origine et le circuit fermé.

« Étrange soif »[22] qui se creuse au fur et à mesure où elle se comble, non parce qu’elle insatisfait comme le désir tyrannique, mais parce qu’elle comble. « Atteinte et résolution à chaque instant ». Grâce et désir : « Rien n’achève le mouvement qu’excite ce qui est en soi achevé. »[23] Grâce et désir : la grâce n’est pas hors désir et forme sans s’enchevêtrer avec l’informe. « La grâce qui est la beauté informulée, l’amour inspiré par un objet qui plaît sans s’expliquer, sans motif, — la grâce semble alors se poser sur ce qui reste d’informe, sur l’absence d’art. »[24]

Valéry efface l’ambiguïté de l’indivision en la réglant. L’envers et l’endroit : énergie/éros et phénoménalité de l’absolu : telles sont les deux faces d’une même circulation.

La question est autre : c’est celle de ce qui n’est pas mesurable, et de ce à quoi, dès lors, nous ne pouvons manquer de nous dérober : en dévaluant ou en surévaluant la Beauté.

Dévaluation : «  Il y aura un temps, (c’est-à-dire un homme,) — où les mots de notre philosophie paraîtront des antiquailles et ne seront connus que des érudits. On ne parlera plus de pensée… Déjà le mot de Beauté n’a plus, ou presque plus, d’usage philosophique. »[25] « Dévaluation des mots : Vertu, beauté, Morale, etc., en général, du Vrai, du Bien et du Beau, c’est-à-dire des idéaux officiels.

Ceci peut-être en relation avec la formation de l’homo actuel par sa vie dans un milieu « positif » et quasi scientifique où les valeurs non mesurables s’exténuent. Ce qui n’est pas mesurable n’existe pas. Il y a aussi une pudeur. — Hypocrisie possible — cf. déjà Stendhal. »[26]

La dévaluation du Beau entre dans le cours de la dévaluation générale et son accélération vertigineuse : raison pour laquelle il n’y a guère de sens à opposer le Beau au Vrai ou le contraire, le Beau au Bien ou le contraire. Cela précipite toujours sa propre dévaluation. Il y a aussi la pudeur envers toute valeur affichée : qui s’accrédite. Publicité malsaine, hypocrite ; les vraies valeurs ne disent pas leur nom, ne sont pas cotées en bourse.

Surévaluation : «  Une génération “formée par le culte du Beau”. Ceci n’est pas ironie. Je note un fait — que je vois : un moment dont j’ai fait partie.

Le rôle joué par l’idée vague et intense de “Beauté” sur les jeunes gens de 70 à 80 — (et d’un certain “milieu”) est à noter. Il y a eu un moment où ce qu’on est convenu d’appeler Beau, Art, etc. a failli devenir un culte — à mille sectes. Ce culte a assez mal tourné ­ de par le manque de l’homme qui l’eût établi. Sport et journalisme sont venus s’y mêler. Aussi bien devenait-il bête. Enfin l’humanitarisme, l’anarchie.

Il en est resté sans doute un goût complexe mélangé de la Perfection, du Surhomme, de classique, de décadent, de progrès, de mystique, de philosophie-scientifique qui est encore notre fonds commun. La guerre venue là-dessus. »[27]

La surévaluation a mille visages et sert l’idéologie : du Surhomme comme de l’humanitarisme, de la décadence et de sa critique qui est plutôt une crise des valeurs, qui prépare la guerre et que la guerre efface.

Le double péril est de vouloir se réclamer du terme de Beauté comme de vouloir s’en dispenser. De vouloir.

La question : comment éviter dévaluation et surévaluation, ne pas dé-mesurer ce qui n’a pas de mesure, de prix ? Ce qui n’a pas de mesure n’échappe pas par l’excès ou par le défaut à la demande de comptes. L’infini est le milieu.

L’enjeu de la beauté n’est pas seulement la critique du positif, de l’utilité. Au nom du suprasensible ? Du supravital ? Mais la cécité affirmative de la Vie est d’un autre ordre que l’insolence affirmative de la Beauté : elle est d’une autre ignorance : « Utilité, beauté, etc. — ne sont que caractères humains. La “nature vivante” ne s’y soumet pas — n’en veut rien savoir. »[28]

Beauté, Vie. Une homonymie nous reconduit à une autre homonymie. « Le mot Vie a trop de sens »[29]. Il est d’une facilité magique et « tout ce qui est beau est difficile autant que rare » (Spinoza). Ascèse.



[1] Hannah Arendt, « La crise de la culture » in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 277.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Hannah Arendt, « La crise de l’éducation » in La Crise de la Culture, op.cit., p. 243.

[5] Jean-François Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1978, p. 13.

[6] Ibid., p. 14.

[7] Ibid., p. 18.

[8] Paul Valéry, Poèmes et PPA, in Cahiers II, Paris, Gallimard (La Pléiade), 2010, p. 1293.

[9] Paul Valéry, Art et esthétique, in Cahiers II, op.cit., p. 935.

[10] Paul Valéry, Sujets, op.cit., p. 1329.

[11] Paul Valéry, Art et esthétique, op.cit., p. 935.

[12]Ibid., p. 971.

[13]Ibid., p. 944.

[14]Ibid., p. 953.

[15] Ibid., p. 954.

[16] Ibid., p. 967.

[17] Ibid., p. 935.

[18] Ibid., p. 979.

[19] Ibid., p. 952.

[20] Paul Valéry, Poèmes et PPA, p. 1293.

[21] Paul Valéry, Sujets, op.cit., p. 1337.

[22] Paul Valéry, Art et esthétique, op.cit., p. 967.

[23] Ibid.

[24] Paul Valéry, Poésie, op.cit., p. 1073.

[25] Paul Valéry, Philosophie, in Cahiers I, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1973, p. 574.

[26] Paul Valéry, Histoire-politique, in Cahiers II, op.cit., p. 1541.

[27] Paul Valéry, Littérature, in Cahiers II, op.cit., p. 1167.

[28] Paul Valéry, Bios, in Cahiers II, op.cit., p. 763.

[29] Paul Valéry, Bios, ibid., p. 773.

 

 

La Beauté  n° 3

 

Préambule            

2-muses"L'air morose, vaguement agressif, et aussi peu inspiré que possible", les Muses du tableau L'Art et la Littérature de William Bouguereau (1867) "peuvent servir d'emblème provisoire (relais ironique, avertissement amer, morne défi, c'est selon) à nos lentes et confuses tentatives de renouer, que nous le voulions ou non, avec un "âge de l'éloquence"": ainsi François Cornilliat conclut-il sa réflexion sur les enjeux du tournant rhétorique pris par une partie des études littéraires depuis une trentaine d'années. Si cette conférence donnée en novembre 2003 à la Maison Française de New York University nous a paru devoir figurer dans la réflexion sur "La Beauté" inaugurée par Transitions pour sa rubrique "Intensités", c'est parce qu'elle interroge le savoir qui semble s'être substitué avec succès, au moins pour les siècles antérieurs à la révolution romantique, aux présupposés esthétiques de l'histoire littéraire tout autant qu'à la théorie littéraire de la modernité. Ce que François Cornilliat nous invite à reconnaître, ce sont deux nouvelles apories nées de ce nouveau paradigme disciplinaire. D'une part, du côté du discours critique, le risque est grand de dériver vers un "mur de Berlin des études littéraires", dont la formule serait: "prenons Quintilien pour lire Montaigne ou Bossuet, mais gardons Jakobson pour lire Baudelaire, ou Derrida pour lire Ponge". D'autre part, du côté de la transmission et du lecteur, le recul d'une perspective trans-historique menace la "forme de solidarité esthétique entre des textes admirables, plus ou moins anciens, et des lecteurs contemporains" que l'histoire littéraire postulait et que la théorie littéraire reconnaissait encore implicitement. Il n'est pas question de revenir à ce "jugement a posteriori" qui permettait que des oeuvres puissent "scintiller pour l'éternité". Mais la littérature peut-elle exister en commun sans aucune perception esthétique actuelle des textes du passé, fussent-ils datés d'époques réputées sans "esthétique"?

H. M.-K.

François Cornilliat est professeur de littérature française à l'Université de Rutgers (USA). Il a publié "Or ne mens". Couleurs de l'éloge et du blâme chez les "Grands Rhétoriqueurs", Paris, Champion, 1994; Sujet caduc, noble sujet. La poésie de la Renaissance et le choix de ses "arguments", Genève, Librairie Droz, 2009; et des recueils de poésie: No wonder, Paris, Belin; Crédule, Paris, Belin, 2008

 

 

 

 

 La rhétorique revient : où va la littérature ?

 

François Cornilliat

14/10/2011 

 

Je n’essaierai pas de maquiller en enquête « scientifique » ce qui n’est guère qu’une question – dont je n’ai pas la réponse. Mon titre pourrait se paraphraser ainsi : y a-t-il un rapport entre le renouveau actuel des études rhétoriques, sous une forme principalement historique (constitution d’une histoire de l’art rhétorique, et retour de doctrines et de textes émanant pour la plupart d’un passé posé comme antérieur à la notion moderne de l’art littéraire), y a-t-il un rapport entre ce renouveau, ou ce retour, et la manière dont nous concevons aujourd’hui la littérature ? (Je parlerai surtout, à une escapade près, de situations observables en France depuis environ trois décennies). Nous assistons en effet, notamment pour les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, sinon à une substitution pure et simple, du moins à une réécriture progressive (le phénomène n’a rien de foudroyant) de l’histoire littéraire par une histoire des pratiques rhétoriques, agissant seule ou de concert avec d’autres disciplines dont je ne parlerai pas ici (en particulier l’histoire du livre). S’agit-il d’une évolution purement académique, ou de l’installation d’une forme renouvelée de « rhétorique » dans ce que nous entendons par « littérature » ? Les temps dits classiques, l’Ancien Régime serviraient-ils, sous le masque de l’érudition spécialisée, d’avant-garde paradoxale à une nouvelle révolution ? Si l’histoire littéraire, telle qu’elle s’est imposée en France à la fin du XIXe siècle, a constitué son objet sur le modèle que lui proposait l’esthétique romantique, en considérant la « littérature », écrivait Marc Fumaroli dans L’Âge de l’éloquence (Droz, 1980), comme un « secteur à part de l’ensemble de la culture », dans quelle mesure peut-on associer, inversement, la faveur grandissante dont jouissent aujourd’hui la rhétorique et son histoire à l’essor d’une conception moins autonome du littéraire ?

Ce chiasme hypothétique a évidemment quelque chose d’artificiel. Il faut d’abord rappeler que les ruptures historiques auxquelles je viens de faire allusion sont en partie, sinon des leurres, du moins les moments mythifiés d’un récit héroïque que nous (Français) nous racontons, ce qui ne l’empêche pas d’être partiellement vérifiable (bel exemple d’une construction rhétorique, justement). Ainsi le règne de la « Terreur » diagnostiqué par Jean Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes (mépris de la rhétorique considérée comme une culture du « lieu commun » au sens moderne et dévoyé du terme ; hypertrophie du langage par le désir qu’a chaque écrivain de trouver le « sien », obsession de l’originalité qui prend le pas sur tous les autres enjeux de la création littéraire) n’empêche pas la littérature romantique d’être massivement oratoire (Paulhan est le premier à comprendre que la Terreur est aussi une rhétorique, d’autant plus efficace qu’elle se nie elle-même), tout en contenant les germes d’un oubli institutionnel de la rhétorique comme telle et de ses conventions, qui sera (provisoirement) consommé, en France, par la réforme scolaire de la fin du XIXe siècle. De même, lorsque la poétique structurale prétend rompre avec l’histoire littéraire lansonienne, elle annonce en fait (mais elle ne le sait pas) le retour de cette même rhétorique, qui en prenant conscience d’être devenue « restreinte » (pour reprendre le mot fameux de Gérard Genette ; cf. Figures III, Seuil, 1972) s’efforce aussitôt de ne plus l’être ; à l’inverse, lorsque l’histoire de la rhétorique rompt avec la poétique structurale, elle tend à considérer celle-ci comme la manifestation extrême d’une idéologie littéraire dont l’histoire de la littérature relève également – qu’on en fasse l’histoire ou la théorie, c’est toujours de « littérarité » qu’il s’agit, hypostase dont il conviendrait maintenant de se débarrasser. Mais l’on peut aussi, et non moins justement, considérer l’histoire de la rhétorique comme un retour et une revanche de l’histoire littéraire contre tous les formalismes ; et ainsi de suite.

D’autre part et surtout, si l’on peut admettre que l’histoire littéraire, rompant avec la rhétorique des collèges, est sortie tout armée, bien qu’avec quelques décennies de retard, de la tonitruante révolution romantique et de son « sacre de l’écrivain » (pour reprendre l’expression non moins célèbre de Paul Bénichou), le scénario contraire, par quoi l’histoire de la rhétorique servirait de symptôme, sinon de cause efficiente, à une nouvelle transformation de la conscience littéraire, semble moins évident à nos yeux. Si révolution rhétorique il y a dans la culture, le moins qu’on puisse dire est qu’elle est confuse ; et dans la littérature, qu’elle est discrète. Mais la question mérite d’être maintenue : si par l’histoire littéraire « la Littérature [a] voulu projeter sur le passé une autonomie tardivement acquise » (je cite encore Fumaroli), que signifie la tentative actuelle de mettre fin à une telle projection ? S’agit-il seulement du passé, ou aussi du présent ?

S’agit-il seulement (Fumaroli toujours, à propos de la stylistique historique de Morris Croll) de « surmont[er] le dilemme littérature-rhétorique, sans doute fécond pour comprendre les auteurs modernes qui en ont vécu ou vivent de lui, mais qui, reporté sur le passé, stérilise la perception historique des styles », autrement dit de mettre fin, pour ce qui concerne ledit « passé », à l’anachronisme congénital de l’histoire littéraire ? Comme l’écrit de son côté Antoine Compagnon, retraçant le combat de Brunetière contre la suppression brutale de l’enseignement rhétorique dans la France de 1890, « Ce n’est pas seulement l’avenir de la littérature que l’extinction de la culture rhétorique modifie, mais aussi le passé, car sans cette culture nous ne sommes plus en mesure de comprendre dans ses propres termes la littérature française jusqu’au XIXe siècle » (« La rhétorique à la fin du XIXe siècle », in Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, PUF, 1999)   ; « C’est que notre littérature classique », dit Brunetière cité par Compagnon, «   – et je ne dis pas seulement la prose, je dis aussi la poésie – est essentiellement oratoire ». S’agit-il, dès lors, d’imposer un clivage entre la manière dont nous nous occupons de la littérature moderne, anti-rhétorique de naissance, et celle dont il faudrait s’occuper des littératures plus anciennes, rhétoriques par définition ? Ou s’agit-il, à terme, d’effacer ce clivage, mais cette fois au profit d’une approche globalement rhétorique des œuvres et du phénomène littéraire, littérature moderne comprise, son anti-rhétoricité n’étant qu’un moment dialectique, sa fameuse « Terreur » un leurre à dépasser ?

Pour le dire en termes plus terre-à-terre : en tant que spécialiste de la Renaissance, je ne me considère pas comme un dévot des études rhétoriques, mais j’en suis désormais suffisamment imprégné, tant par intérêt personnel que par l’évolution même de mon domaine de recherche, pour trouver normal de suggérer, en compagnie de mon collègue dix-septiémiste, à nos autres collègues d’ajouter un peu de Cicéron et de Quintilien à la liste de « théorie littéraire » que doivent assimiler nos étudiants de maîtrise et de doctorat. Certains de nos collègues modernistes sont plutôt chagrinés par cette proposition, qui leur paraît de nature à transformer notre programme de « théorie » en programme d’« histoire de la théorie », ce qui n’est pas la même chose. Peut-être ont-ils raison, et notre initiative revêt-elle un caractère, en effet, historique et documentaire, la « théorie » continuant pour sa part de gouverner la manière actuelle (ou les manières actuelles) d’interpréter la littérature en général. Peut-être ont-ils tort, et la même initiative signale-t-elle en fait que l’on peut désormais se servir de Quintilien pour mener à bien cette tâche, autrement dit que la théorie oratoire la plus classique est en train de retrouver non seulement droit de cité, mais une valeur opératoire pour aborder n’importe quel texte, ce qui (après tout) est un privilège reconnu, même par les poéticiens purs et durs des années 60, à la Poétique d’Aristote.

Peut-être les deux camps ont-ils raison : prenons Quintilien pour lire Montaigne et Bossuet, mais gardons Jakobson pour lire Baudelaire, ou Derrida pour lire Ponge. Cette solution mi-chèvre mi-chou, à supposer même qu’elle puisse s’entendre sur une frontière, a quelque chose de déprimant et de chimérique ; elle pose manifestement plus de problèmes qu’elle n’en résout, mais je me demande parfois si nous ne sommes pas en train de dériver, à l’aveuglette, vers une chimère de ce genre, sinon vers un mur de Berlin des études littéraires. Si l’on se souvient que les diverses poétiques « théoriques » dérivées du structuralisme ou du poststructuralisme (qui ont leurs propres conflits) se veulent capables de lire Montaigne ou Racine aussi bien que Baudelaire ou Ponge, il est clair qu’un recours préférentiel à la rhétorique historique pour parler des auteurs de « l’âge de l’éloquence » implique une diminution radicale des pouvoirs de ces poétiques, un rabaissement des ambitions a-historiques ou trans-historiques qui ont pu être les leurs. Une « théorie de la littérature » qui renoncerait à comprendre les écrivains antérieurs au romantisme, par exemple, avouerait par là qu’elle n’est plus une théorie – mais une simple description, contingente et datée ; ce que l’histoire de la rhétorique lui suggère justement qu’elle est.

À l’inverse, on pourrait dire d’un savoir rhétorique retrouvé qui se contenterait de rester confiné dans la description historique des œuvres qu’il n’a de rhétorique que le nom. Si l’on admet qu’une conception « oratoire » du texte, ou plutôt du discours, privilégie son « effet », la manière dont il « touche » son lecteur et le « persuade » de quelque chose, la description d’un tel effet au passé (voici par exemple les « lieux » de l’invention par lesquels Corneille ou Racine touchaient leur public : pour les comprendre, prenez Cicéron, livre I du De inventione, lieux de l’indignation et de la pitié) débouche sur un problème. Les « lieux » dont se servaient Corneille et Racine servaient à l’écriture et à la lecture ; ils servaient en fait à la « culture », et intervenaient dans la conception même que l’époque se faisait, par exemple, de la pitié ou de la colère. Les travaux pionniers de Francis Goyet notamment (voir Le Sublime du « lieu commun », Champion, 1996 ; et « Les “lieux” de la pitié dans Athalie », in Styles, genres, auteurs, n° 3, PUPS, 2003) nous montrent combien nous avions oublié ces « lieux » qui régnaient sur la production et la réception des œuvres. Non que nous ne soyons pas touchés par le spectacle de quelqu’un qui tombe « dans le malheur contre toute attente » (6e lieu de la pitié selon Cicéron). Mais nous n’aimons pas penser que l’on puisse codifier ce malheur, l’inscrire dans une liste raisonnée, donc exploitable, de situations pitoyables. Pour nous, c’est le réflexe d’un tabloid, non le dessein d’un grand écrivain. Dans une culture rhétorique, un tel lieu touche d’autant plus qu’il est reconnu comme tel, ou associé du moins à une famille de cas similaires.

D’où une série de questions. Lorsque nous essayons de réapprendre les « lieux », comme Goyet et plusieurs autres nous engagent à le faire, s’agit-il de clés pour lire Corneille et Racine, ou de critères dont nous pourrions faire usage, non seulement pour lire quelques grands textes, mais pour écrire, pour discourir, pour sentir et penser ? S’il s’agit d’instruments herméneutiques, au sens où la compréhension du concept de « conjointure » est utile à la lecture de Chrétien de Troyes, que faisons-nous de leur portée proprement persuasive, de leur aptitude à nous convaincre et à nous toucher ? Si nous nous efforçons d’en être touchés et convaincus, de laisser à nouveau les « lieux » résonner en nous, quel est le sens d’une telle volonté de sensibilité ? Considérée du point de vue de l’histoire de la rhétorique, notre démarche semble gouvernée par le souci d’exactitude, de fidélité aux œuvres, qui prend ici une dimension hallucinatoire : nous tentons d’être atteints « comme » l’étaient les contemporains de Corneille. Le vieux problème de l’histoire littéraire – le rapport de la lecture présente à l’œuvre ancienne, l’effort d’ajustement que représente l’accès à l’œuvre ancienne, l’existence de limites à cet ajustement – se trouve ici radicalisé. Ou bien les « lieux » et autres catégories rhétoriques sont de l’« information » contextuelle, éléments de sens contribuant à notre maîtrise du texte. Ou bien ils agissent, et c’est le texte qui, à certains égards, nous maîtrise. Mais s’ils agissent, cela suppose-t-il que nous ayons seulement fait l’effort nécessaire pour bien recevoir Corneille, par une variante hyperbolique du souci documentaire, ou que nous-mêmes soyons de nouveau gouvernés par les lieux ? Une culture rhétorique ne se contenterait pas du premier scénario ; elle s’efforcerait de se généraliser – non pas, à la manière de la théorie littéraire, en tant que démarche « scientifique » de lecture, de critique, d’interprétation, mais comme un art universel du discours.

Une conséquence en serait d’ailleurs que la fidélité absolue à Corneille, l’effort de reconstitution historique de l’effet, perdrait une part de son urgence. Une culture vraiment rhétorique postule l’aptitude du pouvoir persuasif – au moins dans certaines œuvres d’élite, c’est même là ce qui les distingue – à transcender son époque, en se transformant certes d’un contexte de réception à l’autre, mais de manière limitée : car une telle culture postule d’abord, plus généralement, sa propre intégrité trans-historique. Au-delà des différences, qui peuvent être considérables, les œuvres se laissent saisir d’un même regard normatif, disposer sur une échelle de valeurs ; faute de quoi ce qu’on entend sous le nom de « rhétorique » n’est qu’un répertoire d’effets caducs, reconstitués pour l’intérêt de la reconstitution. Si la rhétorique « classique » était vraiment vivante, l’érudition historique serait un souci important mais accessoire, au lieu de la première exigence du chercheur. Dès lors que l’érudition cherche non seulement à nous renseigner sur, mais à faire revivre la persuasion, elle se trouve prise dans un dilemme, s’obligeant à donner toujours plus de détails, mais pour suggérer, voire pour relancer ce qui devrait être une force qui va – un art qui touche par sa technique. L’histoire de la rhétorique, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, peut encore se croire positiviste, mais ce positivisme cherche, en dernière analyse, à s’abolir lui-même.

Ou bien, donc, l’histoire des pratiques et des modèles rhétoriques accepte de n’être que de l’histoire ; ou bien elle cherche à inaugurer ou à rejoindre une véritable rhétorique, c’est-à-dire un « système » compréhensif, capable d’intégrer aussi bien les œuvres qui se voulaient, en leur temps, tributaires d’une culture oratoire, que celles qui se sont crues étrangères à cette même culture. De la solution mi-chèvre mi-chou, qui correspond à ce moment pragmatique et sans doute provisoire de la vie académique où certains spécialistes de la littérature consultent Cicéron tandis que d’autres continuent de lire Genette ou Paul de Man, on peut donc dire qu’elle représente aussi bien la négation de la « théorie littéraire » que celle de la « rhétorique » comme telle, en ce que l’une et l’autre ont vocation à tout expliquer, ou bien à n’être pas ; et sans doute ce moment boiteux ne peut-il pas durer.

S’il devait durer, nous assisterions à l’éclatement de la littérature en domaines séparés relevant non seulement de méthodes, mais de présupposés distincts. C’est peut-être ce qui est en train de se produire : j’ai rencontré des « modernistes » qui disent ne plus comprendre ce dont parlent leurs collègues seiziémistes ou dix-septiémistes, et se sentent rejetés par leurs torrents de moins en moins contenus d’érudition classique. Ils ont l’impression qu’on n’a plus le droit de lire un vers de Racine sans être capable de citer non seulement l’Institution oratoire dans le texte, mais les milliers de pages qui l’ont commentée et exploitée au cours du temps. On voit certes mal au nom de quoi un spécialiste de Duras ou de Césaire se coltinerait les pages en question ; le désir de rester à portée de conversation de son collègue racinien n’est sans doute pas un motif suffisant.

Le fait est que le mouvement de redécouverte, d’ailleurs initié – c’est là une des ironies dont cette histoire fourmille – par la poétique structurale (que l’on songe à ses études, chez Genette ou Michel Charles (Rhétorique de la lecture, 1977), de Fontanier, de Du Marsais, du Père Lamy ; catalogues de figures, certes, mais aussi noms d’auteurs exhumés), ce mouvement s’est précipité et démultiplié. Nous sommes maintenant en présence d’un effet de corpus autant et plus que de doctrine : un corpus gigantesque, qui fait bélier, et bientôt irruption, dans une littérature déjà portée à se croire assiégée. C’est James Murphy commandant aux spécialistes de la Renaissance de lire « One Thousand Neglected Authors » dont nous ne savons même plus les noms ; c’est Marc Fumaroli complétant son monumental Âge de l’éloquence par une bibliographie de travail qui fournit « quelques points de repère » pour la recherche future, et ne compte pas moins de 1722 entrées.

Nous redécouvrons ainsi, non pas des poètes maudits, quelques archanges oubliés, mais des milliers de professeurs, prédicateurs, politiciens ou avocats. Autant de professionnels du discours qui remettent en question, par leur simple existence, ce qu’il est convenu d’appeler l’« autonomie » de la littérature – au moins dans la tête de ceux qui s’attachent à les exhumer. Prenons un domaine devenu central, celui de l’éloquence de l’éloge, le discours épidictique : c’est Laurent Pernot (La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Études Augustiniennes, 1993) tirant de l’oubli plusieurs siècles de rhétorique impériale ; c’est Pierre Zoberman (Les Cérémonies de la parole, Champion, 1998) ramenant au jour l’éloquence d’apparat du Grand Siècle. Dans ces deux cas (parmi bien d’autres), des centaines de noms et de textes refont surface et leur entrée, sinon dans notre mémoire culturelle, du moins dans l’un de ses compartiments. Le cas de l’éloge est particulièrement significatif, comme l’a montré mon collègue Richard Lockwood (The Reader’s Figure, Droz, 1996), car si la théorie classique de l’art oratoire le considérait avec une certaine suspicion (en sa qualité de genre à la fois spectaculaire et libéré des contraintes les plus immédiates de la persuasion), la littérature, qui pour cette même raison devrait s’en sentir proche (voir la démonstration de Barbara Cassin, dans L’Effet sophistique (Gallimard, 1995), sur les accointances de la seconde sophistique et du roman), y reconnaît volontiers le pire de la rhétorique, celle qui n’a même pas l’excuse d’une tâche utile, et ne déploie ses figures que pour flatter son destinataire du moment.

Face à ce geste de redécouverte, à ce préalable « archéologique » de reconstitution d’une culture qui consiste, en l’occurrence, en millers de pages d’éloge (notamment d’éloge politique), on peut légitimement se demander : à quoi bon ? pour quoi faire ? Que faisons-nous d’une telle « culture », soudainement élargie ? Sommes-nous vraiment devenus capables de lire l’éloge de Rome d’Ælius Aristide comme nous relisons (parfois) L’Âne d’or d’Apulée, a fortiori Les Caves du Vatican ? Si nous en sommes capables, qu’est-ce cela veut dire ? D’où vient que nous soyons « capables », précisément, d’apprécier à nouveau un éloge du prince, le Panégyrique de Trajan ou ceux de Louis XIV ? Si « nous » n’en sommes pas capables, si cela reste, en fait, un objet pour spécialistes, cet objet relève-t-il d’une « culture », au sens où l’on parlait de culture littéraire, au sens où une culture rhétorique raisonnablement générale, en effet, existait autrefois ? Ou simplement d’un savoir appelé à demeurer spécialisé, étranger au goût des uns et des autres, au savoir plus commun, approximatif, pétri d’oubli au moins autant que de connaissances, bref : à la consommation actuelle, par un public réel, des œuvres littéraires du passé ?

Tout en se posant de telles questions, plus ou moins naïves et susceptibles de dérives polémiques, il convient de reconnaître un fait : le retour de la rhétorique auquel nous assistons ne fait à l’évidence que commencer. Nous sommes à peine sortis de la « rhétorique restreinte », de ce fétichisme des figures dont les derniers inventaires, centrés sur la seule elocutio, furent récupérés par la redéfinition moderne de la littérature autour du seul langage, autrement dit cooptés par une poétique anti-rhétorique, avant tout soucieuse d’isoler, de toutes les autres formes de discours, au titre d’un usage particulier des mots, la littérature – et singulièrement la poésie, concentré par excellence de cette « littérature en soi ». Lorsque la rhétorique, renaissant lentement à la conscience, a commencé de contester cette « restriction » dont les poétiques issues du romantisme tiraient le monde même du littéraire, elle a voulu remettre en jeu d’autres portions de son territoire – l’invention, la disposition –, d’autres fonctions du discours – le movere, le docere, le conciliare – supposant à divers degrés les formes de référence à, d’action sur, d’interaction avec, d’utilité dans le monde dont la littérature avait cherché pour sa part tantôt à s’exclure (non sans remords, ni limites, ni contradictions) et tantôt, au contraire, à s’assurer un énigmatique monopole.

L’un des aspects de cette immense entreprise consiste à relire les œuvres du passé selon les lois de cette rhétorique plus « complète » dont l’élision avait permis la constitution de l’histoire littéraire en discipline, et de canons littéraires anciens à l’usage de la modernité. On peut certes se contenter, à cet égard, de relire les parts anciennes du canon en injectant dans le commentaire un savoir rhétorique un peu moins fragmentaire ; ce qui revient à subordonner ce savoir aux présupposés esthétiques d’une modernité qui s’est constituée en les niant. Les « lieux » de la pitié pourraient ainsi s’intégrer, le plus discrètement possible, à l’art de l’explication de texte à la française. Une telle intégration n’en risque pas moins d’être ressentie, à terme, comme conflictuelle. Du point de vue de l’explication, qui pose la singularité du texte dans son langage, les lieux ont quelque chose de plat et de réducteur ; du point de vue des lieux, qui s’articulent à une théorie générale des émotions et des valeurs, l’explication a quelque chose de redondant et de gratuit. C’est pour sortir de ce faux miroir qu’une équipe de recherche comme celle que dirige Francis Goyet à l’université Grenoble 3 (Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution, ou RARE) a commencé par reconnaître qu’il y aurait un certain vice de méthode à s’attaquer aux grandes œuvres, « par hypothèse les plus difficiles », sans considérer en même temps, sinon préalablement, un vaste ensemble de pratiques professionnelles et de commentaires scolaires, seul moyen de comprendre en profondeur le fonctionnement d’un lieu de l’argumentation ou d’une figure de pensée. C’est en se redonnant cette « culture de base » que l’on se met en mesure d’évaluer la façon dont les hommes du XVIe siècle, par exemple, lisaient Virgile et Cicéron, pensaient Virgile et Cicéron, et pouvaient espérer les imiter.

Le même Goyet avait eu le courage, dans sa thèse monumentale sur le« lieu commun »,de pousser un peu la logique, nécessairement normative, d’une restauration du regard rhétorique, d’un regard interne à l’« empire rhétorique », c’est-à-dire à un monde où les discours, et très précisément les plus beaux des discours, sont sinon les plus « efficaces » au sens concret, du moins les plus impliqués, par des effets repérables et mesurables (effets de discours et non pas faits de sens justiciables d’une pure herméneutique), dans le destin historique de la cité. Goyet ne cache pas qu’il voudrait en finir avec ce qu’il appelle « la coupure entre la “littérature” et les choses sérieuses ». Certes « la littérature, Poésie ou Fiction », reconnaît-il, « ne saurait avoir d’influence directe sur les circonstances particulières, sur l’action finita ». Mais « elle change le monde en changeant, sans le dire, les Idées » : « non pas en les énonçant, mais en nous les faisant vivre de l’intérieur, passionnément, dans le registre du movere ». C’est en ce sens, au cœur de ce « faire vivre », conclut Le Sublime du « lieu commun », que « le mystère “poétique” fait un avec le mystère politique ».

Cette logique a sa souplesse : il ne s’agit nullement de réduire la poésie ni la fiction à des tâches de propagande, ni même de les assimiler à la grande éloquence politique ou judiciaire – bien qu’on refuse de les en « couper ». Mais cette logique a aussi ses rigueurs. Un Agrippa d’Aubigné en fait les frais, dont Les Tragiques si tardivement réhabilités manifestent pour Goyet une « coupure » entre « enseigner et émouvoir » : trop de dogmatisme d’un côté, trop de pathos de l’autre, et le tout fermé sur soi-même, ce qui rappelle la façon dont la littérature au sens restreint « s’autonomise, se coupe du monde extérieur, ne se soucie plus d’avoir du succès » : « Il ne reste plus qu’à admirer, en “littéraires” », conclut Goyet, ce pathos qui paraît plaqué à moins de l’apprécier pour lui-même. S’agissant peut-être du plus grand poème jamais redécouvert par l’histoire de la littérature française, la démonstration (provocation) est saisissante. Elle suggère qu’une culture rhétorique rendue à sa logique propre serait au moins capable de renvoyer un d’Aubigné sinon à son désert, du moins en bas de l’échelle : peu de poètes maudits dans l’empire du persuasif ; pas d’échec rhétorique converti, par magie rétrospective, en preuve de valeur littéraire.

Outre souplesse et rigueurs, cette logique a enfin son ordre : on a vu qu’elle détermine une méthode. Le fait même de poser un lien vital entre la rhétorique et les « grandes » œuvres (de quelque genre qu’elles relèvent) assigne à ces dernières un niveau de complexité qui exige, pour dépasser l’intuition qui les maintient dans la rhétorique, de reconstruire celle-ci à partir de la base des éléments techniques, de façon à montrer en quoi consiste l’intensification des procédures et fonctions persuasives dans les œuvres appelées non seulement à frapper leur époque, mais à lui survivre, à transporter jusqu’à nous leur « mystère ». D’où un programme de recherche qui nous renvoie aux écoles de rhétorique ; qui renvoie, littéralement, la littérature à l’école. Refus d’induire la rhétorique, à la faveur du commentaire, à partir et pour l’usage exclusif d’œuvres déjà sélectionnées par l’histoire littéraire ; projet de déduire les œuvres, et leur compréhension, d’une culture rhétorique reconstituée selon ses propres termes. Il s’agit bien de refonder, dans la description rétrospective même, la littérature comme rhétorique.

Observons au passage que l’institution universitaire est loin d’avoir encore les moyens d’un tel projet. En France par exemple, les programmes des différents concours et examens de lettres sont toujours « lansoniens » ; ils supposent qu’on se serve du savoir historique et rhétorique pour expliquer les œuvres, pour former leurs lecteurs – et non des œuvres pour illustrer et propager un savoir et un goût rhétoriques, c’est-à-dire pour former, sinon ce que nous appelons des « écrivains », du moins des praticiens du discours. La littérature règne encore, dans un cercle enchanté qui reste celui de l’histoire littéraire. Mais l’ambition des chercheurs de pointe est désormais affichée. Dans l’idéal, on suspendrait le cours de cette histoire, et on irait « au charbon » (image chère à Goyet) dans la bibliographie de Fumaroli, en évitant de spéculer sur Corneille ou Racine non seulement avant d’avoir maîtrisé Aristote, Hermogène, Cicéron ou Quintilien, mais avant d’avoir pratiqué, comme le fait l’équipe RARE, les manuels et traités qui émergent de nos bibliothèques.

Les historiens de la rhétorique sont ainsi entraînés, avec une rigueur dont leurs prédécesseurs n’avaient pu que rêver, dans une érudition de plus en plus profonde, de plus en plus technique, et foncièrement étrangère, sinon au corpus autrefois baptisé « littérature », du moins aux principes qui ont présidé à sa constitution. L’histoire littéraire se proposait de maintenir – et le cas échéant de re-créer – une forme de solidarité esthétique entre des textes admirables, plus ou moins anciens, et des lecteurs contemporains, tout en cherchant aussi à rendre compte, à donner conscience, de la distance qui les sépare. La contradiction, bien connue, consistait en ceci que les œuvres étaient observées, autant que faire se pouvait, dans l’histoire qui les avait « déterminées », comme documents de cette histoire, alors même que leur sélection mobilisait, explicitement ou implicitement, des critères plus ou moins étrangers à cette même histoire : un jugement a posteriori quant à l’aptitude de ces œuvres à entrer dans un « canon » trans-historique, sinon a-historique ; à scintiller pour l’éternité.

Il en résultait que l’historien de la littérature pouvait être amené, de place en place, à faire l’histoire d’une « littérature » qu’en conscience il méprisait, en lui reprochant de n’avoir pas (ou pas assez) eu conscience de son destin de... littérature, précisément. Je me permetttrai une référence rapide au cas qui éclaire le mieux, pour moi, cette perversion latente du regard : lorsque le grand érudit Henry Guy entreprit de faire en plusieurs volumes l’Histoire de la poésie française au XVIe siècle (Champion, 1910), il fut obligé de commencer, en toute rigueur chronologique, par les soi-disant « Grands Rhétoriqueurs », auxquels il consacra un premier tome remarquable tant par le scrupule exemplaire de la reconstitution bio-bibliographique que par l’incompréhension féroce, la sauvagerie militante du jugement esthétique lancé contre ces plumitifs infâmes, coupables d’avoir perdu tout sens de la « vraie » poésie en noyant sous les calembours les éphémères platitudes auxquelles les contraignait leur condition de chroniqueurs à gages. Guy ne ressuscitait les « rhétoriqueurs » que pour mieux les assassiner. J’oppose ici, comme Jekyll et Hyde, ces deux aspects de son discours, mais ils sont au contraire (comme Jekyll et Hyde) intimement liés : Guy n’est pas un historien exact et scrupuleux qu’entacherait et « daterait », à son corps défendant, un préjugé littéraire propre à son époque. Ce préjugé gouverne l’histoire exacte et scrupuleuse qu’il entreprend de raconter. Celle-ci n’a pas de sens en dehors de celui-là. Car il est l’historien de la poésie, qui narre l’émergence ou la ré-émergence de celle-ci comme telle : le scrupule historique est justifié par l’assomption de l’essence dont il raconte la « vie », l’épiphanie d’un genre autonome dont l’histoire, à une échelle plus vaste (celle d’une littérature nationale, par exemple), vérifie la vocation à se distinguer, à s’épurer toujours davantage. Le rhétoriqueur sera donc au poète ce que le pithécanthrope est à homo sapiens.

D’où ce spectacle d’un critique littéraire obligé de traiter en objet historique un morceau de « littérature » qui, à l’en croire, ne mérite pas ce nom ; d’un historien qui juge et condamne la période qu’il décrit, en l’examinant « de l’intérieur » mais sans chercher pour autant à dépasser un anachronisme dont dépend le sens de son entreprise. La carrière des rhétoriqueurs peut être racontée, la liste de leurs œuvres dressée, leur contenu résumé et raccordé à son contexte ; mais la conception qu’ils se faisaient de leur métier, l’esprit qui anime leurs œuvres est un objet que son « absurdité » fait tomber, sinon hors du récit, du moins hors de la « fin » qu’il se donne. Cette énorme lacune garantit la cohérence de la description. Il est clair qu’un historien de la littérature n’est pas tenu de réhabiliter tout ce qu’il touche – alors même que la question se pose, puisque l’histoire qu’il raconte est de part en part jugement de valeur ; et certes la discipline ne prive pas ses adeptes du frisson particulier que l’on trouve à inclure dans le canon ce que le canon commence par exclure. Mais la téléologie du propos n’en permet pas moins de faire justice aux précurseurs comme aux égarés, sans pour autant les sortir de leur rang.

Celui-ci est déterminé par les chefs-d’œuvre qui dessinent l’horizon, et qu’il s’agit d’expliquer par leur milieu tout en postulant qu’ils le transcendent. Cette contradiction, à la lettre intenable, est dans la pratique heureusement vécue : elle se résout en exercices de navette, entre l’œuvre et la carrière, entre l’écrivain et son siècle, entre majores et minores. Une sorte de stéréoscopie, d’ailleurs consciente d’elle-même et de la nature différente, sinon hétérogène, des objets qu’elle embrasse (ainsi, pour Raymond Picard, le récit de la carrière de Racine n’est pas la même chose qu’une explication de ses tragédies). D’où l’intérêt du voyage d’un Henry Guy en Grande Rhétorique : bien avant les polémiques des années 1960 entre historiens et poéticiens, cette flambée de violence révèle tout l’inconfort d’un érudit confronté par la logique de son récit à des objets réels qui révoltent sa sensibilité, qui menacent, par leur seule existence, l’objet idéal – « poésie » ou « littérature » – dont il est censé raconter l’histoire.

La même contradiction se retrouve sous d’autres formes : ainsi le canon de l’histoire littéraire retient-il de préférence, parmi les œuvres du passé, celles qui font le mieux écho au sentiment moderne d’une autonomie de la littérature ; mais aussi certaines de celles – Mémoires de Commynes, traités de Calvin, Pensées de Pascal ou oraisons de Bossuet – qui problématisent, sinon démentent, un tel sentiment, et ce alors même qu’il n’est pas question pour l’historien d’ignorer la vocation spécifique de telles œuvres, leur nature didactique ou « utilitaire », communicative et persuasive. Là encore la contradiction n’est pas dissimulée, mais négociée par divers moyens. Le plus efficace est l’application rétrospective de la « Terreur », c’est-à-dire l’hypertrophie individualisante du jugement stylistique, qui permet de distinguer, dans la foule de ceux qui ont écrit, les « vrais » écrivains de ceux qui ne le sont pas. Il vient toujours un moment où l’historien, anthologiste inévitable, lâche son couperet, et décide, en toute simplicité, ce qui est « littéraire », en vertu d’une définition, au moins virtuelle, de ce qu’est « le » littéraire. L’histoire littéraire la plus inclusive ne saurait, à l’instant du choix, faire l’économie d’une telle certitude. Elle exige le rituel d’une sorte de Jugement dernier, à la fois solennel et récurrent, absolu mais provisoire : car l’Enfer du non-littéraire est plutôt un Purgatoire, le Paradis du littéraire un Éden dont il n’est pas exclu qu’on soit un jour chassé.

Directement issue de la « contradiction » diagnostiquée par Jacques Rancière (voir entre autres La Parole muette, Hachette, 1998) dans la littérature romantique elle-même, l’histoire littéraire suppose en fait l’alliance, apparemment contre nature, de l’œuvre selon Flaubert, « livre sur rien », « sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style » (selon les termes d’une lettre fameuse à Louise Colet), et de l’œuvre selon Hippolyte Taine, « copie des mœurs environnantes », « signe d’un état d’esprit », « document » dont on peut extraire « la façon dont les hommes avaient senti et pensé il y a plusieurs siècles » (Histoire de la littérature anglaise, « Introduction » ; le rapprochement est de Rancière). Taine soutient qu’« un grand poème, un beau roman, les confessions d’un homme supérieur sont plus instructifs qu’un monceau d’historiens et d’histoires », et qu’il donnerait « cinquante volumes de chartes et cent volumes de pièces diplomatiques pour les mémoires de Cellini [...] ou les comédies d’Aristophane ». Il pense que les « œuvres littéraires sont instructives parce qu’elles sont belles », et que « si elles fournissent des documents, c’est qu’elles sont des monuments ». Le choix de la littérature comme objet historique privilégié fait corps avec la sélection esthétique de chefs-d’œuvre sensibles qui ne sont pas réductibles aux « documents » ordinaires, parce qu’ils en remplissent infiniment mieux la fonction. Dans le fil des analyses de Rancière, on remarque encore que la constitution de l’œuvre littéraire en « signe » d’une époque relève en fait d’une double monumentalisation : non seulement celle de l’œuvre, mais celle de l’époque que l’œuvre « représente ». Chez Flaubert, c’est le livre qui tient tout seul ; chez Taine, c’est la « civilisation » dont le livre émane : elle « fait corps », avec « ses parties qui se tiennent à la façon des parties d’un corps organique » ; elle fait « système », à l’intérieur de quoi tout se correspond impeccablement – jusqu’aux déficiences et aux « contrariétés » (car il arrive que des époques manquent leur littérature). L’histoire littéraire, comme exercice d’un jugement qui distingue infailliblement les grandes œuvres des moins grandes, et celles-ci des simples traces écrites du passé, forme la meilleure histoire possible – et doit révolutionner la science même de l’histoire. Les historiens d’archives et de documents non « monumentaux », retrouvant la forêt derrière l’arbre, n’ont pu que s’éloigner de cet idéal, et accuser en s’éloignant l’esthétisme d’une telle entreprise, c’est-à-dire un éloquent parti pris– regrettable de leur point de vue – dans la définition de son objet.

On peut définir l’histoire de la rhétorique, en tant que discipline académique appelée à envahir, voire à remplacer l’histoire littéraire (au moins dans les siècles qui précèdent le romantisme), comme une tentative de résoudre ou d’effacer les contradictions que je viens d’évoquer, en guérissant les historiens de la littérature de leur anachronisme esthétisant. On ne devrait, à la limite, prononcer de distinctions entre les œuvres, tant au plan de leur qualité qu’à celui de leur nature, que dans la mesure où ces distinctions sont autorisées, utilisées, vérifiées par l’époque décrite – et non plus par une décision rétrospective, relevant de ce que Taine appelait une « psychologie » (c’est-à-dire un « système » conjoint du contenu de l’esthétique et de sa place, nécessairement éminente, dans toute civilisation qui se respecte). Ainsi la description des rhétoriqueurs, par exemple, ne devrait-elle plus souffrir de lacune criante : il devient possible d’inscrire la haute conception qu’ils se font de leur tâche d’historiens et d’orateurs au cœur du récit de leur carrière comme de la lecture de leurs textes, et de s’en servir pour prendre une plus juste mesure des techniques exotiques (comme celle de la rime équivoque) qui attirent de préférence le regard moderne, soit que celui-ci s’en indigne, comme chez Guy, soit qu’il s’en enchante, comme chez Paul Éluard ou Paul Zumthor.

Une approche « rhétorique » des rhétoriqueurs a ainsi pour effet de réduire ce que j’ai appelé l’hypertrophie du jugement stylistique. Non que l’on doive maintenant ignorer ce qu’a d’extrême l’art verbal de ces auteurs ; mais il s’agit désormais d’évaluer cet art, cette elocutio spectaculaire, dans le cadre d’une rhétorique complète, c’est-à-dire de lui restituer non seulement son invention et sa disposition, mais la panoplie des « offices » que ces écrivains prétendaient remplir. Que leurs œuvres se développent à l’intersection du délibératif et de l’épidictique, comme à l’intersection du vers et de la prose (des première et seconde rhétoriques), ne présente plus d’obstacle préalable à une méthode qui n’a pas besoin de vérifier, de purifier à tout instant sa propre conception du littéraire ou du poétique. Il ne s’ensuit pas que les rapports et fonctions du discours (ceux du vers et de la prose, par exemple), deviennent faciles à comprendre ; au moins s’est-on posé la « bonne » question en se proposant de les comprendre ensemble, au lieu de jouer d’une dimension contre l’autre. À cette question, il est entendu que la réponse, quelle qu’elle soit, sera « historique », en ce sens qu’elle a pour objet la conception même que Molinet ou Lemaire et leurs commanditaires ou destinataires, dans leur contexte spécifique, se faisaient de ces rapports et fonctions pour écrire et pour lire leurs discours.

Qu’en est-il, cependant, de ce que nous disent ces rapports, à nous lecteurs d’aujourd’hui ? C’est la question même que l’histoire littéraire réglait d’avance, en assignant au texte du passé l’un quelconque de trois statuts : celui de chef-d’œuvre « pour aujourd’hui » – parce que pour l’éternité ; celui d’œuvre mineure, voire ratée, ou même aberrante, mais néanmoins intéressante, et utile, par contraste ou filiation, à la compréhension du chef-d’œuvre ; enfin celui de source « non littéraire », de « document » donc, mais de même utile à l’analyse et à l’appréciation du chef-d’œuvre, comme l’humus l’est à la croissance de l’arbre. Or la culture rhétorique aussi avait son palmarès. Et pour autant que l’historien de la rhétorique se sente appeler à juger (reste à savoir dans quelle mesure), il s’agira pour lui de juger à nouveaux frais, en commençant par essayer de comprendre le jugement de l’époque concernée sur l’œuvre – lequel n’est pas séparable, s’agissant de rhétorique, des effets de l’œuvre sur l’époque, qu’ils soient directs ou indirects, finis ou infinis. Nous avons vu que des gens comme Francis Goyet posent avec une intensité renouvelée cette question du jugement de valeur. L’on peut certes craindre que la rénovation ou restauration de ce jugement ne soit pas pour demain : le seul dépouillement de la masse des « neglected authors » repoussera sans doute de quelques décennies la remise des médailles. Nous avons vu qu’une phase « archéologique » semble incontournable, où il s’agisse moins de réhabiliter que d’exhumer : n’allons pas distinguer prématurément, suggèrent les chercheurs, entre les praticiens de genres de discours que nous comprenons mal. Il faut lire beaucoup d’éloges de l’époque impériale pour décider de la valeur d’un Ælius Aristide, au lieu de voir en lui le token, le simple représentant d’un genre discrédité. Le risque d’anachronisme ne s’efface pas pour autant ; mais c’est alors le risque de tout effort historique, qui porte un regard actuel sur l’inactuel en essayant de se purger de ce qu’il y a d’actuel dans sa curiosité, tout en proposant les résultats obtenus à cette même curiosité, qui ne saurait cesser d’être d’aujourd’hui.

Il n’empêche qu’une question, nous l’avons vu aussi, se pose sans attendre, au-delà ou en deçà de ce risque prévisible : les études rhétoriques ont-elles pour enjeu ultime de réveiller des techniques, des critères et des formes, de les rendre à leur puissance – ou simplement d’en refaire l’histoire ? La réponse varie selon les praticiens, qui ne sont pas unanimes à se vouloir historiens par hypothèse ; et selon les moments de leur pratique. Mais il est au moins concevable que s’efface toute différence pertinente entre l’objet de ce type d’analyse et n’importe quel objet historique, offert à l’intérêt d’un public (vaste ou restreint) en cela même qu’il n’est pas du « monde » de ce public, ou qu’il en participe à un tel degré d’éloignement qu’une connaissance directe doit être réputée impossible, et son illusion nécessairement suspecte – au mieux, un mythe à redresser : le « best seller » historique, si j’ose dire, étant typiquement celui qui exploite le mythe contre lui-même, rétablit la « vérité » à l’encontre d’une croyance ou d’une doxa perpétuellementtitillée par l’espoir d’être contredite. En s’attachant de préférence à des discours jugés jusqu’ici trop utilitaires ou trop référentiels pour être admis au temple de la littérature, l’histoire de la rhétorique participe ainsi du mouvement plus large de l’histoire et de l’archéologie contemporaines vers la vie quotidienne, jusqu’au substrat matériel (objets de toilette, de cuisine…) et au vécu subjectif (odeurs, saveurs…) de l’existence ordinaire. Les disciplines parallèles touchant à la chose écrite (comme l’histoire du livre, des milieux culturels, des carrières littéraires, de la production ou réception des œuvres en tant que faits sociaux), également en plein essor, s’inscrivent dans le même mouvement et contribuent à fondre, dans les fines descriptions qu’il permet, l’évaluation des pratiques persuasives et de leurs résultats.

Tout ceci consommerait, à terme, le sacrifice de la « littérature », en faisant de la dimension esthétique des œuvres un objet exclusivement historique ou, à l’inverse, de la connaissance historique le seul médium d’une perception esthétique des œuvres. L’historien de la rhétorique ainsi conçu partage au moins une prémisse avec Taine : c’est que les grandes œuvres sont potentiellement plus riches en information que d’autres « documents ». Mais là où Taine en concluait qu’elles doivent être considérées d’emblée comme le meilleur document possible, notre chercheur n’imagine plus de saisir leurs enjeux sans s’être fait une idée complète de « l’ordre du discours » en vigueur à l’époque concernée. C’est la différence entre une approche qui place en vis-à-vis, pour le bénéfice d’une interprétation « moderne », l’œuvre et le « monde » dont elle témoigne, et une approche qui réfléchit d’abord au mode d’action « ancien » de l’œuvre sur le monde en question. Du même coup, cependant, la question naguère prévenue par le jugement de valeur n’en finit plus de se poser à lui ; et le sacrifice pourrait bien s’en trouver compliqué, ou reporté.

Ainsi, que je comprenne enfin les rapports de l’inventio et de l’elocutio chez les rhétoriqueurs (à supposer que j’y parvienne) ne garantit pas que je trouve de tels rapports émouvants, ou tout simplement « beaux », au sens où Paul Zumthor (Le Masque et la lumière, 1978) trouvait belle l’« équivoque généralisée » qu’il détectait et célébrait chez ces auteurs. Mais supposons que ce soit le cas ; que l’enthousiasme de la découverte induise en moi un tremblement spécifique, et que je me prenne à contempler, du point où je me trouve, la lumière de l’éloge ou du conseil dispensés au prince, en telle circonstance oubliée, par George Chastelain ou Jean Molinet ; donc à partager, au moins en partie et pour un instant, ce qu’ils nommaient « Glorieuse Achevissance », sommet radieux de leur système – esthétique et rhétorique à la fois. Il ne s’ensuit certes pas que j’arrive à communiquer mon émotion à un véritable public (au-delà des collègues qui s’intéressent, de par le monde, au même objet, et ressentent la même ardeur). Le moyen le plus sûr serait encore le régime narratif de l’exotisme historique, qui aboutit à rendre désirables comme tels les objets du passé, et délectable l’eurêka de la reconstitution – qu’il s’agisse d’une assiette ou d’un parchemin, de la vie d’un paysan du XVe siècle ou de la mort du duc Charles. Mais que signifie, en moi-même, lecteur de textes devenus obscurs, la tentation d’un tel régime ? Dans quelle mesure mon émotion et ma contemplation, qui ne sont plus induites par la magie d’une décision a priori, le sont-elles par la réactualisation d’un effet persuasif auquel il n’est guère aisé de se soumettre, ni même de prétendre se soumettre, en l’occurrence, quand on n’est pas du « monde » que l’œuvre vise ? Peut-être ne s’agit-il, tout bien pesé, que de la portée « documentaire » de cette œuvre : de sa contribution à l’histoire du monde en question. En somme, n’est-ce pas le passé comme tel – ou plutôt le récit du passé qui m’excite ?

Excitation éminemment respectable, il va sans dire, sans laquelle il n’est pas d’histoire ni de mémoire qui tienne. La question reste pourtant de savoir ce qu’elle fait, non plus du sentiment esthétique dont l’anachronisme voulu de l’histoire littéraire s’était porté garant, mais de l’effet proprement rhétorique dont elle salue la reconstitution supposée. La difficulté centrale tient, répétons-le, à la tentative de reconstituer un effet du passé : cet effet (émotif) se trouve-t-il, du même coup, restauré ? Si oui, dans quelle mesure ? L’histoire de la rhétorique réactive-t-elle l’effet rhétorique, ou bien nous raconte-t-elle en quoi il consistait ? Y a-t-il, entre ces deux termes, une zone intermédiaire où ils se contaminent ? En admettant même que l’effet soit d’une certaine façon relancé, qu’est-ce donc que le recevoir aujourd’hui, hors culture, hors contexte ? N’est-ce pas la même chose que de l’esthétiser, quel que soit le scrupule de la reconstitution, de la réactivation ? La question reste de savoir si une fusion ou, au minimum, une juste et durable association est envisageable entre la compréhension historique d’une œuvre, sa perception « rhétorique » virtuelle, et sa perception « esthétique » actuelle, ou si l’un de ces termes finit toujours par prendre les autres en otage. Lorsque Fumaroli, dans L’Âge de l’éloquence, s’emporte contre l’habitude contemporaine de monter Corneille ou Racine dans le vocabulaire dramatique de Brecht ou d’Artaud, la logique de son raisonnement, pris au pied de la lettre, reviendrait à dire que l’homme de 1980, aussi fort que Pierre Ménard, l’auteur du Quichotte, peut arriver à entendre, à subir Corneille exactement comme l’homme de 1636 ; ce qui est une vue de l’esprit. Mais l’argument est polémique et stratégique : il s’agit de créer un scrupule dans la modernité, de la rendre un peu moins ardente à s’emparer des œuvres du passé pour en faire ce qu’elle veut. Il n’est que trop facile d’opposer à cette logique, qui court le risque de sauver la rhétorique – la dimension de l’effet et de l’action des œuvres – en la pétrifiant, la part irréductible d’anachronisme que comporte toute expérience esthétique, le « contexte » risquant toujours, quant à lui, de nous servir d’alibi, de n’être invoqué que pour nous permettre de mieux nous approprier l’œuvre, nous qui n’en sommes finalement comptables que devant nous-mêmes.

La question a son intérêt théorique ; mais elle a surtout un aspect pratique, qui est le plus important si l’on raisonne en termes de public ; de lecteurs actuels. Il n’est guère difficile d’imaginer ces lecteurs en consommateurs de synthèses historiques : on n’a pas besoin d’être initié au dépouillement d’archives pour apprécier les résultats d’un tel dépouillement dans une biographie de François Ier, une histoire de la Révolution, ou une chronique de la vie quotidienne dans un collège jésuite du XVIIe siècle. Il est moins facile de les imaginer en amateurs directs des discours, dont se délectent maintenant les spécialistes, qui furent produits ou consommés autour de ce roi, durant cette révolution, sur les bancs de ce collège.

Considéré dans son devenir, de façon aussi dynamique que possible, le problème que nous vivons se distribue, en somme, en différents cas de figure, contradictoires mais non pas, me semble-t-il, incompatibles, au moins pour un temps. Pour récapituler, sinon conclure, ces réflexions, j’en distinguerai au moins trois, sans me dissimuler ce que l’exercice a d’artificiel.

Le premier, dont je donnerai (pour tout simplifier) deux versions successives, consisterait à supposer que le public moderne reçoive à nouveau une éducation au moins analogue, par quelque biais, à celle du collège en question : soit un entraînement normatif, qui n’apprenne pas à lire sans apprendre à écrire, ni à écrire sans apprendre à persuader, ni à persuader sans se faire une idée précise de ce dont il convient de persuader, c’est-à-dire, en dernière analyse, des officia, des devoirs que confère l’appartenance à telle collectivité. Autrefois ce travail d’apprentissage était inséparable de la fréquentation des grandes œuvres – qu’il s’agisse de Virgile, de Cicéron, ou du Ronsard où l’on puisait, dès 1555, des exemples de rhétorique française. Mais si une rhétorique aujourd’hui « revenait », comme discipline d’écriture et de pensée (et non plus comme supplément d’âme ou recadrage historique de la lecture), il est probable qu’elle n’invoquerait plus que pour mémoire, non seulement l’héritage grec et latin, mais quelque héritage littéraire que ce soit. On y étudierait peut-être l’argumentation selon Perelman, mais peut-être seulement la médiologie selon Debray ou, dans le pire des cas, la publicité selon Séguéla : une néo-rhétorique vraiment « impériale » pourrait fort bien n’avoir avec son antique cousine qu’une ressemblance d’ordre mécanique ou fonctionnel, loin en tout cas de toute innutrition. Elle passerait à la rigueur par des méthodes formellement comparables ; mais pas nécessairement par des textes, et encore moins par ceux que personne ne lit plus « dans le texte » : qui dit nouvelle rhétorique ne dit pas nouvelle Renaissance. On peut ainsi envisager que la restauration d’une culture oratoire n’ait jamais lieu – sauf à servir, fantomatiquement, de caution à quelque chose de très différent : la dilution de toutes formes de discours, littérature comprise, dans la « communication » généralisée, qui ne connaît aucun « mystère » poétique ni politique, mais seulement l’évidence superlative du « spectacle » analysé par Guy Debord, avec son immédiat feed-back, réseau de réactions aussi prévisibles qu’éphémères, mesurables en parts de marché.

Cette version quelque peu apocalyptique de mon premier cas de figure (dictée sans doute par la frayeur – mauvaise conseillère – de voir disparaître tout intérêt pour la littérature) n’est pas la seule possible, et je me hâte d’en procurer une seconde, récemment rencontrée – ce n’est pas un hasard – dans un éditorial de Mary Louise Pratt, présidente en exercice de la Modern Language Association, publié par la MLA Newsletter de l’automne 2003. Voici un extrait de cette pièce, qui permettra de sortir un instant de la perspective « franco-française ». Elle s’intitule « The New Humanities » :

When a new branch of California State University was established at Monterey Bay eight years ago, the founding faculty had a mandate to establish a nonconventional array of departments. A small core of humanists joined to form an integrated humanities degree program with a mission to prepare students to be ethical, creative, and critical thinkers and doers in a culturally diverse society and an increasingly interconnected world. Without prescribing set disciplines, this core group was placed in charge of its own growth. Today the department includes an expert in philosophy, communication, and legal studies ; a United States cultural historian ; a journalism and media studies specialist ; an oral historian in Latina-Latino studies with a background in Spanish medieval literature ; a leader in the creative writing and social action movement ; a well-known Chicana poet with experience in law and business ; an expert in rhetoric, religious studies, and gender studies ; and half a dozen others with similar cross-disciplinary commitments.[1]

Je suis frappé de voir à quel point cette liste attache la littérature de passés lointains à celle du présent le plus militant, au sein d’une opération plus vaste qui est de rattacher la littérature, sans privilège particulier, à ce qui n’est pas, ou plutôt n’était pas elle, ou plutôt n’était plus elle, depuis un siècle ou deux : la philosophie, la religion, le droit, la politique d’une part, la communication d’autre part, le tout servant à former un « ethical thinker and doer » en qui il est facile de reconnaître une version moderne du vir bonus dicendi peritus de la rhétorique ancienne – à ceci près que ce « doer », que les « nouvelles Humanités » auront formé à agir, y compris mais pas seulement par la parole, a maintenant un peu moins de chances d’être un vir, un chevalierromain, et un peu plus d’être une juriste chicana : la latinitas change de sexe et de sens. Mais l’enjeu est bien d’inscrire ce que nous appelons encore la littérature dans un horizon culturel et social beaucoup plus large, en la mariant à d’autres disciplines pour mieux intervenir dans le monde qui rend cette opération nécessaire – en ce qu’il doit naviguer entre deux tentations complémentaires : celle de se fragmenter en un chaos d’identités qui ne communiquent plus entre elles ; celle de se dissoudre en un tropisme de communication qui n’ait plus rien à communiquer. En tant qu’expression des unes, en tant que structuration de l’autre, peut-être la littérature est-elle en train de disparaître en effet « comme telle », mais pour « renaître » aussitôt, à nouveau inséparable de ces disciplines éthiques et politiques dont elle s’était coupée pour usurper à elle seule, par métaphore, l’ensemble de leur prestige.

Il va de soi que ces deux versions du premier cas de figure, l’une négative et l’autre positive, sont aussi affaire d’appréciation, et qu’un « humaniste » féru de littérature risque à tout moment de voir dans le département de Monterey Bay un exemple achevé de la destruction, non de la promotion, des « Humanités », plongées dans une sorte de soupe dont n’émerge plus que l’exigence de « communiquer » accompagnée, pour faire bon poids, d’un certificat de conformité morale libéralement attribué aux groupes qui font du business entre eux. Il y a là matière à des empoignades idéologiques. Mais il faut surtout voir que l’ambiguïté est réelle, qu’elle n’est pas résolue : le département de Monterey Bay (dont j’ignore tout) et ses semblables me paraissent susceptibles, suivant ce qu’attend d’eux leur environnement, suivant ce qu’ils attendent d’eux-mêmes, suivant (surtout) la nature et le degré des rapports de force qui subsistent entre les disciplines qui prétendent ici se fédérer sinon fusionner, de vérifier l’un ou l’autre de ces deux scénarios – capables de faire disparaître la littérature comme de la faire renaître aux conditions que j’ai suggérées.

J’en viens au second cas de figure, que j’ai déjà largement évoqué : le triomphe – éventuel – de l’histoire. La faim toujours plus grande de connaissance historique devrait permettre de fournir au public la marchandise rhétorique au second degré, sous une forme rendue digeste par son absorption préalable dans un récit de « ce qui s’est passé », au même titre que toutes sortes d’autres informations (dont celles fournies par les disciplines historiques parallèles que j’ai mentionnées plus haut). De ce point de vue, et pour en revenir à cet exemple, on peut imaginer que la vie quotidienne des élèves de l’Ancien Régime nous devienne passionnante, et qu’elle s’illustre pour notre plaisir de quelques morceaux choisis, bonnes pages de manuels ou pensums de potaches, comme on cite ailleurs un rapport de police ou une page de comptabilité. De même, une histoire de l’Académie française pourra citer d’obscurs discours de réception qu’il ne viendrait à l’idée de personne, hors un petit cercle de spécialistes, de lire pour eux-mêmes. Il suffit en somme que les historiens de la rhétorique s’acceptent, sans arrière-pensée, historiens tout courts, comme leurs collègues qui s’occupent d’idées, de modes, de pratiques sociales, d’institutions. En prétendant faire lire des textes pour eux-mêmes et nous révéler le secret de leur durable beauté (ou de leur échec à l’atteindre), l’histoire de la littérature se condamnait à danser entre deux discours : le sien et celui qu’elle voulait servir. Si la littérature n’intéresse plus, son histoire n’a pas lieu d’être. L’histoire de la rhétorique pourrait contourner cet obstacle : il lui suffit de s’admettre histoire pure, et le problème d’un rapport personnel, qui ne soit pas surveillé par un récit, entre lecteurs et textes n’a plus besoin d’être posé. Il semble cependant qu’elle soit loin d’être unanime à vouloir d’un si simple destin, et que son rapport aux œuvres reste plus ambigu que celui qui s’observe, par exemple, dans l’histoire du livre ou l’histoire des milieux culturels, souvent mieux assurées de leur objet : le second cas de figure bifurque lui aussi.

Il suffit pour cela que l’approche rhétorique se risque à éveiller la vis, la force persuasive des textes, comme nous avons vu qu’elle a tendance à le faire ; et même si elle ne peut, faute d’une assise suffisante, y parvenir entièrement, ni faire tout à fait sienne cette force pour la transmettre sans déperdition, autre chose serait qu’elle se contente de la rendormir, ou de n’y reconnaître, comme ses consœurs plus « positives », que le jeu sans surprise de telle détermination objectivable (sociologique ou autre). Nombreux sont en fait les ouvrages critiques de ce (nouveau) type qui débordent d’un enthousiasme pour ainsi dire décalé, d’une sorte de prosélytisme paradoxal : leurs moments les mieux inspirés font admirer (mais à qui ?) dans les textes eux-mêmes un « système » fraîchement redécouvert, qui n’est plus le « nôtre » et ne le redevient pas ipso facto, mais dont la cohérence et l’énergie sont maintenant suffisamment perçues pour faire résonner, fût-ce brièvement, un enjeu plus large dans une sorte d’espace, de « lieu » intermédiaire, que nous serions tentés de rejoindre, quoique sa structure d’ensemble, sa stucture finale en tant que « culture » nous demeure mystérieuse. Ce n’est pas seulement, dans un tel scénario, le récit du passé qui m’excite, mais bien l’inventio de tel rhétoriqueur dont je distingue et subis un instant l’aura spécifique – bien qu’elle me reste, d’un autre point de vue et la plupart du temps, on ne peut plus étrangère. Malaise d’un côté, éclairs de l’autre.

Entre ces deux (ou quatre) premiers cas de figure, diverses combinaisons ou contaminations sont envisageables. Remarquons d’abord que l’histoire est un discours très susceptible de s’inscrire dans un programme de « New Humanities », comme le démontre l’équipe de Monterey Bay, avec son United States cultural historian (notons toutefois le cultural) et son oral historian (notons le oral). Mais l’assimilation n’est pas inévitable : d’autres historiens, ou d’autres types d’historiens, refuseront de soumettre leur art et son éthique de la vérité à une exigence « culturelle » et militante de formation des consciences, qui leur paraîtra insuffisamment désintéressée ; le vieil idéal de la magistra vitae sent aujourd’hui sa manipulation. Force est d’ailleurs de reconnaître, dans ce dernier scénario, que l’intérêt de la littérature et des « littéraires » cherchant à préserver, eux aussi, la spécificité de leur discours favori risque de se situer plutôt du côté de la « communication » que de celui d’une discipline qui recrute les œuvres à titre de documents et ne se soucie guère de les laisser « agir » toutes seules. Reste que l’histoire est aussi une rhétorique, et que le public actuel, inlassablement ému, semble-t-il, par le vécu qu’on lui raconte, en fait un usage que l’on pourrait qualifier de « littéraire » – mais relevant d’une littérature qui bannisse, autant que possible, la fiction. En parcourant les rayons de non-fiction des librairies (américaines, mais la situation n’est pas si différente en France), il est difficile d’échapper au sentiment que c’est d’abord l’histoire qui nous sert, en ce moment, de littérature, et d’abord le « document » (c’est-à-dire la mise en récit véridique et contrôlable du document proprement dit) qui nous émeut. Auquel cas le fait que certains de ces documents concernent la littérature d’un passé lointain (ou même récent) dédouble, pour ainsi dire, le plaisir de s’instruire – comme si nous attendions maintenant des grands écrivains et des grands textes que quelqu’un nous les raconte. Signe parmi d’autres, il me semble que la biographie littéraire ne s’est jamais mieux portée ; elle n’a de rivale que la biographie royale : au rebours de ce que je viens de suggérer, c’est peut-être au fil et au filtre de l’histoire que nous consommons le mieux, désormais, nos rois et nos poètes.

Il faut cependant rappeler (puisqu’il a été question d’« oral history ») qu’à l’extrémité – ou à l’extrême opposé – d’un tel filtrage ou recyclage narratif se rencontre aussi (quoique plus rarement), sur les rayons des mêmes librairies, un discours historico-esthétique radicalisé, poussé jusqu’au comble du paradoxe que j’évoquais il y a un instant – et qui met ou mettrait dans le même sac, avec leurs modes d’enregistrement et d’accumulation respectifs, les cultures établies de la littérature moderne et de la rhétorique ancienne. Ce dont nous parle ce discours, pour en faire sentir le manque et non plus pour donner l’illusion d’une présence, ce n’est pas d’œuvres que nous pourrions encore lire si l’envie nous en prenait, ou qui pourraient à nouveau nous toucher si nous nous en donnions les moyens ; mais de créations franchement inaccessibles, englouties en même temps que le monde qui leur donnait lieu, et dont l’écrit et la lecture qui en conservent la « tradition » ne livrent plus qu’un reflet mort. C’est dans de tels parages que s’aventurent Paul Zumthor (Introduction à la poésie orale, La Lettre et la voix, Seuil, 1983-1987) ou Florence Dupont (L’Invention de la littérature, La Découverte, 1994), pour évoquer une « littérature », médiévale ou antique, qui n’en était pas une (au sens où nous l’entendons), ni une rhétorique (au sens, non moins livresque, où nous essayons de l’entendre), mais une forme d’oralité en acte, que sa survie momifie (l’image est de Florence Dupont). C’est alors qu’un discours de savoir sur un effet disparu (qu’il soit ancien ou récent) nous invite moins à traquer un corpus perdu pour capter au moins une partie de son rayonnement qu’à en recréer, avec nos propres corps, une version nouvelle : et c’est peut-être ainsi (pure spéculation de ma part) que l’oral historian de Monterey Bay est passé(e) de l’Espagne médiévale aux Latina-Latino studies les plus contemporaines. Ce discours échappe aux difficultés qui nous occupent, mais en les rendant pour ainsi dire absolues ; et finit par sortir de lui-même pour faire entrevoir autre chose : l’effet de l’œuvre ancienne s’est si totalement enfui qu’il fait naître, sous la plume de spécialistes qui en ressentent – et cherchent à en faire ressentir – l’absence, le souci d’en accueillir, voire d’en éveiller un avatar entre les lignes de la culture d’aujourd’hui. De tels exemples passent pour des cas limites (bien qu’encore autorisés par une compétence on ne peut plus savante), mais leur leçon est sans doute plus vaste ; et ils suffisent en tout état de cause à montrer, au-delà du débat que j’examine ici, une crise plus générale, ébranlant à la fois tous nos rapports avec le fait, l’idée, le désir ou la mémoire de l’art.

Mais pour en terminer avec ledit débat : le troisième cas de figure contredira bien sûr, au moins en partie, les précédents. Les conceptions issues du romantisme, on l’aura compris, font de la résistance, à l’université comme ailleurs. À l’instar de toutes les époques de transition, nous regardons virevolter des chauves-souris : voyez mes ailes littéraires... vivent les rats de la rhétorique ! Il n’est pas sûr que celle-ci finisse par gagner, et peut-être roule-t-elle, en définitive, pour la « littérature », en lui permettant d’élargir son corpus tout en lui conservant sa raison d’être. Pour un critique admettant qu’une saine compréhension de la persuasion impose d’en explorer tous les soubassements, combien d’entre nous (moi le premier, avec mes rhétoriqueurs bien-aimés) se bornent à étendre un peu le geste, très IIIe République, de la réhabilitation démocratique (sans trop se soucier de sa réception possible), en conférant le statut de « littérature » à des œuvres que leur nature trop « oratoire » avait jusqu’ici reléguées dans les ténèbres extérieures ? Nous avons vu que le corpus rhétorique ne saurait être digéré en son entier par l’histoire littéraire traditionnelle : il lui ferait éclater l’estomac. Mais nous assistons à un mécanisme de défense par sélection et cooptation, qui « esthétise » certains secteurs ou morceaux du corpus et permet leur assimilation sans trop de douleur au canon existant. De ce point de vue l’histoire de la rhétorique ne ferait que reconduire la vieille idée de l’histoire littéraire concernant « l’humus » des grandes œuvres, en lui donnant les moyens d’une exploration un peu plus systématique d’un contexte de minores – le « système » restant pourtant celui de la littérature, toujours offerte comme telle à l’appréciation des lecteurs d’aujourd’hui.

Une plus saine compréhension de leur « éloquence » a ainsi facilité la redécouverte des tragédies de Garnier ou de Tristan, qui paraissaient, il n’y a pas si longtemps, trop « rhétoriques » : il est juste de dire que le développement d’une certaine compétence oratoire a rendu ces œuvres plus digestes, et plus belles, en tant que littérature. Je revois, dans La Mort de Sénèque mise en scène par Jean-Marie Villégier à la Comédie Française (1984), Richard Fontana en Néron, toussant discrètement dans sa main, avant de faire au Sénèque d’Hubert Gignoux l’un de ces grands discours dont la pièce est cousue. C’était, dans la fiction, une jolie trouvaille : le raclement de gorge du disciple, entre insolence et nervosité, qui s’apprête à montrer ce qu’il sait faire avant de retourner criminellement contre son maître le fruit de ses leçons. Mais j’entends encore le murmure approbateur du public, à qui Fontana, de toute évidence, s’adressait aussi hors de la fiction – et la trouvaille était encore meilleure – pour signaler : « Attention, rhétorique ! », et régler la distance, mi-ironique, mi complice, à laquelle il convenait que nous nous disposions à l’entendre. Un effet « brechtien », chargé de nous ramener au seuil d’un monde où les personnages de théâtre trouvent normal de faire assaut d’éloquence – sans toutefois nous obliger à le franchir. Il me semble que beaucoup d’objets « rhétoriques » négocient de la sorte leur place au soleil du littéraire actuel, en ajoutant à notre conscience esthétique une harmonique oratoire qui ne la bouscule pas. N’en déduisons pas que toutes les récupérations deviennent possibles ; ainsi ne suis-je pas certain que les rhétoriqueurs bénéficient jamais de cette seconde chance auprès d’un vrai public, maintenant qu’ont été « recontextualisées », donc rendues autrement hirsutes, les acrobaties verbales qui leur avaient valu la sympathie intéressée du XXe siècle.

C’est chose faite, en revanche, pour certains auteurs antiques : Cicéron, Sénèque, Lucien, Boèce sont à la mode ; la morale et l’éloquence se donnent à consommer en petits livres dont l’apparence même est calculée pour réduire le caractère intimidant, et signaler à l’amateur le plaisir de bon aloi qu’il ne songeait pas à prendre en des contrées si éloignées de son divertissement. Une collection comme « Le corps éloquent », aux Belles Lettres, qui publie Gorgias, Quintilien ou Amyot sous forme d’essais choisis ou de courts extraits, proclame ainsi sa préférence pour des textes d’une écriture, je cite une 4e de couverture, « qui ne soit ni abstraite, ni technique, ni dogmatique, mais inspirée, dense, pointue, métaphorique, et pour tout dire, poétique ». L’histoire et la théorie de la rhétorique peuvent être lues comme de la poésie ; et Quintilien presque passer pour un essayiste. Autre cas révélateur, celui du pseudo-Longin, dont le Traité du sublime fonctionne, ainsi que l’a montré Francis Goyet (voir son édition de la traduction de Boileau au Livre de Poche, 1995), comme une formation de compromis, une plaque tournante entre poétique et rhétorique, servant à marquer leur différence ou leur proximité, suivant la manière dont nous choisissons de nous rassurer. On pourrait multiplier les exemples, et imaginer à terme, non pas la défaite, mais bien la victoire de l’histoire littéraire, sorte de Grand Louvre ou de Musée d’Orsay (les impressionnistes plus les pompiers) au service d’une littérature élargie par un miracle d’éclectisme. Il s’agit plus que jamais de lire, littéralement et dans tous les sens, comme si l’on pouvait indéfiniment assimiler chaque auteur selon les termes qui sont les siens, puis ranger chaque volume à sa place sur les rayons d’une bibliothèque merveilleuse. Il est temps de reconnaître que beaucoup d’historiens de la rhétorique, loin de vouloir détruire la littérature, entendent la sauver en la rendant plus souple, en ne rédimant que partiellement son anachronisme. L’entreprise a aussi un côté « club des belles lettres » et « plaisir de l’honnête homme » ; c’est même ce contre quoi, me semble-t-il, réagit la théorisation massive, encyclopédique de l’équipe RARE et de quelques autres : rhétorique hard contre rhétorique soft.

Mais ce miraculeux éclectisme n’est probablement (lui aussi) qu’une vue de l’esprit. Lorsque certains auteurs, certaines œuvres sont in, d’autres sont out. Ce ne sont ni les mêmes cercles ni les mêmes moments qui lisent les uns et les autres. Aussi le projet de renflouement du corpus de l’éloquence revêt-il trop souvent – à mes yeux – un aspect « académique » au mauvais sens du terme, occupé avant tout d’enterrer la modernité en effaçant ses ruptures. Comme démarche esthétique, le retour de la rhétorique est si impeccablement postmoderne qu’il n’a pas besoin de s’en défendre, ni même de s’en douter. C’est dire si serait vain, alors, tout espoir de dépasser le stade des morceaux choisis pour sentir revivre en nos consciences une culture « classique » de la persuasion, au-delà des fragments disloqués du grand corps : classicisme et modernisme sont en fait aussi morts l’un que l’autre, et ce qui les remplace, malaise ou éclairs, n’a pas encore de nom. Il reste cependant possible, nouus l’avons vu, de marquer un point de passage entre le dernier cas de figure et le premier, celui qui faisait naître un nouvel « empire » rhétorique sans imitation de l’ancien : si des bribes d’éloquence antique se laissent ainsi « communiquer », c’est par une culture qui tente à nouveau, selon divers biais, de privilégier la formation morale et politique. Sous l’esthétisation des fragments, un tâtonnement – en quête d’un système ressenti comme plus ou moins analogue à celui dont ils sont tirés, et qui se cherche des cautions. La relecture d’un Cicéron ou d’un Plutarque allégés signalerait alors, anachroniquement, la remise en marche d’une éthique pensée à nouveaux frais (ou bricolée à frais réduits) comme le cœur nécessaire de la culture et de la cité.

Dans le même ordre d’idées, on pourrait considérer le Musée d’Orsay (inauguré en 1986) comme une version monumentale et hyperbolique du département de Monterey Bay, où l’on fait apparemment un peu de tout, mais où se mettent sans doute en place de nouvelles structures ou hiérarchies socio-culturelles (la question est de savoir lesquelles). Les pompiers d’Orsay, ainsi rendus à notre attention depuis bientôt vingt ans, procurent d’ailleurs à leur manière une image des ambiguïtés que j’essaie de cerner, et c’est par cette image (certes peu exaltante) que je terminerai. Car on peut justifier leur présence par l’histoire, par le souci d’exactitude et d’exhaustivité historiques : un musée consacré à l’art de la seconde moitié du XIXe siècle se doit de (re-)présenter toute la production de la période considérée ; c’est l’inventaire, le « récit » de la vérité dans sa complexité (à quoi font obstacle les sélections du goût) qui est intéressant. On peut aussi justifier leur présence (au contraire ou en même temps) par l’amour de l’art, et même de l’art pour l’art, mais sur l’air postmoderne des goûts et des couleurs : aimer Manet n’interdit plus d’aimer Couture – et l’amour de Couture se voudra, indifféremment, conservateur ou pro2-musesvocateur. On peut, enfin, reconnaître en eux le contour affaibli, le profil dégradé, donc perversement émouvant de valeurs qui nous attirent à nouveau, mais que nous ne savons trop comment faire « renaître », ni (surtout) pourquoi. Nous n’avons pas vraiment cessé de juger faisandée la vision d’un William Bouguereau, par exemple ; mais le simple fait que nous puissions tolérer d’en contempler les produits (au moins depuis l’exposition du Petit Palais, qui date, comme le Sénèque de Villégier, de 1984) témoigne – au-delà de l’éclectisme – d’un regain d’intérêt pour une forme de « rhétorique », c’est-à-dire pour un art discursif, adressé plutôt que solitaire, émanant d’une « institution » plutôt que de la « terreur » irrémédiable de l’artiste. En cette année 1867 – où l’on s’enorgueillit, depuis déjà pas mal de temps, d’ignorer leurs directives – les Muses de Bouguereau ont l’air morose, vaguement agressif, et aussi peu inspiré que possible. En sens inverse, et en vertu même de leur kitsch classicisant, il me semble qu’elles peuvent servir d’emblème provisoire (relais ironique, avertissement amer, morne défi, c’est selon) à nos lentes et confuses tentatives de renouer, que nous le voulions ou non, avec un « âge de l’éloquence ».



[1] Traduction (infidèle, faute de pouvoir préciser le sexe des professeurs mentionnés) : « Lors de la création d’une nouvelle branche de California State University à Monterey Bay, il y a huit ans, les fondateurs avaient reçu pour consigne d’établir un ensemble de départements définis de manière non conventionnelle. Un petit groupe de professeurs d’Humanités se réunirent pour former un programme intégré dont la mission serait de préparer les étudiants à tenir, par la pensée et par l’action, un rôle éthique, créatif et critique dans une société culturellement diverse et un monde toujours plus interconnecté. Le groupe fut laissé maître de se développer comme il l’entendait, sans tenir compte des disciplines établies. Aujourd’hui ce département rassemble des compétences qui portent respectivement sur la philosophie, le droit et la communication ; l’histoire culturelle des États-Unis ; le journalisme et les médias ; l’histoire orale au sein des Latina-Latino studies (l’intéressé(e) vient de la littérature espagnole médiévale) ; la rhétorique, les études religieuses et les études de genre. Le département compte encore une figure du mouvement qui croise ateliers d’écriture et action sociale, une poète chicana reconnue dont l’expérience couvre aussi le droit et les affaires, et une demi-douzaine d’autres enseignants engagés dans le même genre de transdisciplinarité. »

 

 

La Beauté  n° 5

 

Préambule           

« Sans [la] grâce, la parole publique reste incapable de former une communauté ou de susciter une adhésion des citoyens », écrivait Marcel Hénaff à propos de la Grèce antique, tandis que Gérald Sfez nous rappelait que la beauté, même vue de Grèce, ne se confondait pas avec la civilité - qu'elle se débordait elle-même vers une face plus sauvage. Le classicisme ne résiderait-il pas dans l'équilibre recherché « entre ces deux postulations » ? En s'intéressant à la « discrète civilité d'une littérature "en sourdine" », Delphine Denis nous propose plutôt d'accuser « le trait qui en dessina la ligne de partage ». La grâce, cette fois-ci, cette « grâce plus belle encor que la beauté », plus partagée aussi car les jeux littéraires sont jeux mondains, c'est-à-dire jeux d'un monde où hommes et femmes se rencontrent, expose au différend, mais afin d'atténuer les aspérités qui pourraient exploser en dissensions. 

Ce que la grâce ferait apparaître ici, serait-ce que la beauté, généralement, est mâle ? Dans cette subtile présentation de Delphine Denis, qui n'élude pas la question de la nostalgie, voici que surgit la différence des sexes, homologue au trouble des catégorisations. Homologue simplement : les deux figures, l'une gracieuse et l'autre seulement belle, de Myrtis et de Mégano interdisent de figer le parallèle. Mais la séduction qui habite la grâce ne suppose-t-elle pas bel et bien un lien maintenu à l'autre terme ?   

Pouvons-nous croire encore à un tel art de vivre, plein de « bagatelles » et de « colifichets » ? Et faut-il le souhaiter ? « Nous avons pris le goût des alcools forts, des lectures convulsives et fébriles », fait remarquer Delphine Denis. Le dégoût aussi : ce sublime est trop évident : il troue l'écran, il écrase. La beauté, suggérait Claude Habib, ne s'indique pas. Sans doute est-ce encore plus vrai de la grâce : non parce qu'elle nous soumet comme le sublime, non parce qu'elle nous capture, mais parce qu'elle se joue en compagnie, dans l'échange : et telle serait là sa précieuse singularité anachronique.

H. M.-K.

Delphine Denis est professeure de langue et littérature françaises du XVIIe siècle à l’Université Paris-Sorbonne (Paris-IV). Elle a notamment publié Le Parnasse galant. Institution d'une catégorie littéraire au XVIIe siècle (Paris, Champion, 2001). Elle a créé avec Alexandre Gefen (Bordeaux-III) le site de référence sur L’Astrée, roman d’Honoré d’Urfé (1607-1628) : http://astree.paris-sorbonne.fr/, et dirige avec une équipe de huit chercheurs l’édition critique de ce roman (première partie parue en 2011 chez Champion).

 

 

 

« La grâce, plus belle encor que la beauté »?

Delphine Denis

26/11/2011 

 

La formule, questionnée dans ce titre, est restée célèbre, presque proverbiale. À demi oubliée, son origine fait pourtant sens, qui nous invite à revenir sur le paradigme de cette alternative « classique » : classique en effet, au sens littéral, puisque La Fontaine, son auteur, n’a pas disparu des programmes de classe. Mais qui se souvient cependant, en dehors des spécialistes de la période, que sa fortune tient à un vers risqué avec bonheur dans la seconde version du poème d’Adonis, pour décrire Vénus ?

           

Rien ne manque à Vénus, ni les lys, ni les roses,

Ni le mélange exquis des plus aimables choses,

Ni ce charme secret dont l’œil est enchanté,

Ni la grâce plus belle encor que la beauté.

           

La grâce, ou la beauté ? En les confrontant l’une à l’autre, une longue tradition a assumé la pertinence de ces notions, quitte à les porter à leurs limites – celles d’un je ne sais quoi qui défie l’entreprise théorique – tout en faisant de ce déficit même le fondement et les cadres d’une approche inédite[1]. Elle a posé, très tôt, les termes du débat ouvert par cette réflexion collective : que nous font les textes que nous aimons, que nous souhaitons transmettre ? De quelle nature est l’émotion qu’ils suscitent ? S’agit-il d’admirer, ou de consentir au plaisir du texte pour s’y laisser toucher[2] ? Quelle forme doit prendre la lecture critique, à l’heure où celle-ci réfléchit à ses propres enjeux, récusant le seul examen des défauts au profit du jugement de goût ?

           

On voit assez qu’il ne serait pas convenable que les observations fussent toutes faites dans la vue de faire remarquer les défauts de quelque bel endroit d’un bel ouvrage ; il me semble qu’il n’est pas moins du devoir d’un bon critique, de faire faire attention à ce qu’il y a de beau, et le lecteur a souvent besoin d’avoir l’idée juste du beau, du gracieux […]. (Saint-Réal, De la critique, 1691)

           

L’opposition, qui peut nous paraître aujourd'hui spécieuse, entre admiration – effet de la beauté – et séduction – apanage de la grâce – est pourtant centrale dans les analyses de l’âge classique, qui nous retiendront ici. La Fontaine de nouveau servira de guide[3]. L’épisode de Myrtis et Mégano inséré dans Les Amours de Psyché (1669) vaut pour emblème. Des deux jeunes filles présentées par les Grecs au roi de Lydie, Philocharez, qui se cherchait une épouse, celui-ci préféra Myrtis, alors que sa compagne

           

           

était fort grande, de belle taille, les traits du visage très beaux, et si bien proportionnés qu’on n’y trouvait que reprendre ; l’esprit fort doux ; avec cela son esprit, sa beauté, sa taille, sa personne ne touchaient point, faute de Vénus qui donnât le sel à ces choses. Myrtis au contraire excellait en ce point-là. Elle n’avait pas une beauté si parfaite que Mégano : même un médiocre critique y aurait trouvé matière à s’exercer. En récompense il n’y avait si petit endroit sur elle, qui n’eût sa Vénus, et plutôt deux qu’une ; outre celle qui animait tout le corps en général.

           

Le nom du monarque, forgé par le poète, en fait presque à la lettre (car la référence étymologique laisse volontairement quelque chose à désirer) un « amateur des Grâces »[4]. Et c’est bien en référence à Vénus-Aphrodite que le roi décide de rebaptiser Myrtis en Aphrodisée. Les vers inscrits sur le tombeau de celle-ci se lisent comme une manière de programme poétique :

           

Vous qui allez visiter ce Temple, arrêtez un peu, et écoutez-moi. De simple Bergère que j’étais née je me suis vue Reyne. Ce qui m’a procuré ce bien ce n’est pas tant la beauté que ce sont les Grâces. J’ay plu, et cela suffit.

           

La préface à la seconde partie des Contes et nouvelles en vers vient élucider ce « secret de plaire », qui « ne consiste pas toujours en l’ajustement, ni même en la régularité ; il faut du piquant et de l’agréable, si l’on veut toucher. Combien voyons-nous de ces beautés régulières qui ne touchent point, et dont personne n’est amoureux ? »

C’est en écho manifeste à La Fontaine que Montesquieu, dans Le Temple de Gnide, décrit l’une des trois Grâces apparue en rêve au fils d’Antiloque :

           

Un charme secret était répandu sur toute sa personne : elle n'était point belle comme Vénus, mais elle était ravissante comme elle : tous ses traits n’étaient point réguliers, mais ils enchantaient tous ensemble : vous n’y trouviez point ce qu’on admire, mais ce qui pique.

           

Consubstantielle à l’art d’écrire de La Fontaine, cette distinction définit, plus largement, les territoires que se sont appropriés les « œuvres galantes » à partir des années 1640[5]. Le « goût rococo » s’en réclame pour les belles-lettres dans la première moitié du XVIIIe siècle : mais cette désignation polémique, forgée par ses détracteurs, rappelle avec force que les propositions antérieures en faveur d’une esthétique du gracieux n’allèrent pas sans contestation, et font encore problème à l’heure où s’élabore le néo-classicisme. S’il convient d’inscrire ce débat dans le cadre de la longue Querelle des Anciens et des Modernes, la partition entre la grâce et la beauté avait été théorisée sur le plan stylistique dès le Ier siècle av. J.-C. par le rhéteur Denys d’Halicarnasse, contemporain de Cicéron et de la Rhétorique à Hérennius, œuvres dont on connaît le succès pour la période classique, en particulier par le relais de Quintilien. Prolongeant les analyses de Démétrios, qui avait fait du style gracieux une des quatre entrées de sa typologie, Denys assignait aux prosateurs comme aux poètes une double finalité en matière de « composition stylistique » : le souci de l’agrément, du plaisir (hèdonè), que doit accompagner la recherche de la beauté (to kalon). À la première reviennent « l’éclat, la grâce, l’euphonie, la douceur, le don de persuasion », tandis que la beauté compte à son crédit « la grandeur, la gravité, la noblesse de langage, la dignité, le pathos » (De la composition stylistique, VI, 11, 2). D’un côté donc, les qualités du cœur, par nature subjectives et d’abord ressenties, de l’autre celles de l’esprit, lequel s’adresse aux facultés objectives et rationnelles. Si leur alliance est nécessaire pour Denys, c’est bien qu’elle ne va pas de soi, d’autant que la distinction entre ces deux dominantes stylistiques peut paraître obscure, comme s’en explique l’auteur, anticipant sur une difficulté où achopperait son lecteur : nulle incohérence dans son propos, car, écrit-il dans le même passage, chacune des deux peut effectivement subsister sans l’autre. Mais l’idéal d’écriture (lexis) vers lequel il faut tendre selon Denys doit être en mesure de les mêler : le cœur et l’esprit, la grâce et la beauté concourraient ainsi à une harmonie (harmonia) mixte ou transversale (koinè). La métaphore musicale reviendra, amplifiée et redéployée par la référence médicale et philosophique à la théorie des « humeurs », sous le terme de tempérament dont La Fontaine fait la clé de voûte de l’écriture des Amours de Psyché dans sa célèbre préface[6].

Plutôt que de revenir sur ce que le « classicisme » français – ainsi classiquement nommé – doit à la recherche d’un tel équilibre entre ces deux postulations, il pourrait être de bonne méthode d’accuser le trait qui en dessina la ligne de partage. Car l’économie propre à ces œuvres galantes, qui se réclament explicitement des catégories du goût et de l’agrément, permet de poser avec acuité un certain nombre de questions qui engagent toute réflexion sur la beauté.

En les relevant, dans le même défaut d’ordre où elles se présentent volontairement – tout en leur faisant crédit d’une cohérence qu’elles eurent de facto –, nous n’entendons pas pour autant défendre sans reste une approche relativiste de notions dont l’histoire au fil des siècles montre l’évidente variabilité. La cause en est entendue. Elle relève de plein droit d’une démarche philologique à laquelle nous souscrivons, en son premier moment – celui d’une archéologie des textes et des discours. Mais il s’agit ici de faire un pas de plus, seconde étape de la même démarche qui assumerait alors son moment critique, tout aussi crucial. Ce sera l’occasion d’accentuer d’anciens débats qui furent en leur temps discriminants, pour les confronter à notre actualité sans les trahir – autant que possible – mais sans faire non plus de leur distance un observatoire préservé qui se figerait alors en conservatoire désolé, désœuvré.

La notion de scénographie[7] permet de ressaisir dans leur dynamique quelques-uns des paradigmes constitutifs de ces textes. Dans le cas présent, elle ne fait pas système ni corps de règles, mais valorise au contraire une désinvolture concertée (que le terme de sprezzatura, mot-clé du Livre du Courtisan de Castiglione, désigne mieux que le français par le préfixe privatif italien : absence d’effort) : celle-ci participe pleinement de la scénographie des œuvres galantes.

Ce savant désordre s’inscrit dans le format imaginaire d’une conversation entre hommes et femmes, dont seraient idéalement gommées les dissensions, bannie toute érudition. Jeu de dupes, pour qui s’intéresse à l’histoire des pratiques sociales du temps ? Sans doute. Mais gageons que le choix d’une telle fiction, qui privilégie le moment court d’un échange enjoué, n’est pas indifférent aux options défendues dans ce cadre. Au temps long des traités ayant vocation à durer, appelant lectures et gloses, confrontation des références et des positions théoriques, s’oppose ici la légèreté de ces conversations galantes. Non que tous leurs sujets soient également frivoles – on y traite aussi bien de morale, de littérature, que des dernières nouvelles du monde ou des mots à la mode – mais les « questions galantes » qui firent florès dans les ruelles féminines de l’époque y ont leur place : on se demande par exemple s’il faut préférer les belles enjouées aux mélancoliques, si l’on peut être trop scrupuleux en amour, si la jalousie accompagne nécessairement la passion. L’Amour et l’Amitié (Perrault) dialoguent, Beaux Yeux et Belle Bouche exposent leur contentieux ou différend (La Fontaine), la Poire et l’Oranger (Pellisson), le Busc et l’Éventail, le Fard et les Mouches (Donneau de Visé) renouvellent la tradition des discours allégoriques. La Fauvette de Madeleine de Scudéry, qui revient chaque année dans son jardin, y expose ses vœux et ses plaintes, Mme Deshoulières donne la parole à sa chatte Grisette pour conter ses amours, etc.

Surtout, la conduite du dialogue se veut libre, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose ». Que ce modèle conversationnel ait pu constituer, massivement, le cadre de jeux d’esprit présidant à l’invention littéraire n’est pas indifférent : la littérature serait-elle chose trop sérieuse pour l’abandonner aux seuls « auteurs de profession » ? Bagatelles et colifichets galants que les « fictions ingénieuses » en prose, telle la célèbre « Lettre de la Carpe au Brochet » de Vincent Voiture, ou encore Le Miroir ou La Métamorphose d’Orante de Charles Perrault, et tant de pièces poétiques aux signatures parfois obscures, quand elles ne sont pas sous pseudonyme. La Cassette des bijoux, imaginée en manière de recueil par l’abbé Antoine de Torche, exemplifie à merveille par son titre les options esthétiques dont relèvent pour partie ces œuvres galantes. Ces « mignardises », qui selon le dictionnaire de Furetière déterminent le partage entre afféteries et solidité (« se dit d'un langage doux, poli et affecté. Cet Auteur a un stile, un langage mignard, qui est bon pour des amourettes, mais qui n’est pas solide pour escrire l’Histoire, ou traiter des sciences ») ont aussi à voir, selon le même auteur, avec une notion-clé du temps, celle de délicatesse.

Bagatelles donc, mignardises, colifichets et bijoux galants, productions éphémères sans force ni profondeur, dépourvues de toute mâle énergie aux dires de leurs détracteurs, lignes courbes et indécises du style rococo : on aura reconnu dans ce décor, pour l’imaginaire du temps, une figure féminine aussi courtisée que dévaluée, constituée en emblème de l’esthétique galante. La littérature serait-elle, comme le poète, chose si légère, ailée, qu’il faille la placer sous le signe de la grâce ? Les Muses ont-elles choisi de devenir « si mondaines que la moindre bagatelle les arrêt[e], et possible est-ce de là qu’on a tiré ce mot ordinaire de s’amuser, pour dire que c’est imiter le facile attachement des Muses », selon l’ironique étymologie que propose Charles Sorel dans Le Nouveau Parnasse ?

Si le sublime est l’autre nom de la beauté, à l’évidence les œuvres galantes n’y prétendent en rien. Pas de ravissement de l’âme, nulle sidération recherchée par ces textes qui ont choisi la voie de la séduction, misé sur l’effet de mode au risque de se faner très vite, préféré les formes mineures, hybrides, aux grands genres mieux normés, et, peut-être, la discrète civilité d’une littérature « en sourdine ». En entendre les propositions requiert une oreille attentive, et pour les considérer, un regard prêt à goûter le charme désuet de leurs couleurs en demi-teintes. Une telle approche ne vaut pas pour réhabilitation : nous avons pris le goût des alcools forts, des lectures convulsives et fébriles. Peut-être cependant un éloge bien compris de la fadeur (dont j’emprunte ici, pour un tout autre contexte, la formule à François Jullien[8]), comme qualité et jugement de goût, mérite-t-il d’être prononcé. De la déroutante étrangeté de ces œuvres, des émotions que certaines suscitent encore, nous avons beaucoup à apprendre et plus encore, à lire.



[1] Claude Chantalat, À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, 1992.

[2] Sur cette « manière de critiquer », voir Delphine Denis et Francis Marcoin (dir.), L’Admiration, Arras, Artois Presses Université, 2003.

[3] Jean Lafond, « La beauté et la grâce. L’esthétique “platonicienne” des Amours de Psyché », Revue d’histoire littéraire de la France, 1969, n° 3-4, p. 475-490.

[4] Le nom composé est sans doute volontairement troublé dans sa formation étymologique : cet amant (Philo-) l’est-il de la grâce (charis) ou des Grâces (Charitès) ?

[5] Voir Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, H. Champion, 1997 ; Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2001 ; Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008.

[6] Voir Michel Jeanneret, « Psyché de La Fontaine : la recherche d’un équilibre romanesque », dans P. Bayley et D. Gabe Coleman (éd.), The Equilibrium of Wit. Essays for Odette de Mourgues, Lexington, French Forum, 1982, p. 232-248 ; Claude Chantalat, À la recherche du goût classique, op. cit., p. 121-132 ; Boris Donné, La Fontaine et la poétique du songe, Paris, H. Champion, 1995, p. 102-109.

[7] C’est dans la scénographie, « condition et produit de l’œuvre, à la fois dans l’œuvre et ce qui la porte, que se valident les statuts d’énonciateur et de co-énonciateur, mais aussi l’espace (topographie) et le temps (chronographie) à partir desquels se développe l’énonciation » ; elle « se trouve aussi bien en aval de l’œuvre qu’en amont : c’est la scène de parole que le discours présuppose pour pouvoir être énoncé et qu’en retour il doit valider à travers son énonciation même » (Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, A. Colin, 2004, p. 192).

[8] Éloge de la fadeur : à partir de la pensée et de l'esthétique de la Chine, Paris, Librairie générale française, [1991] 1993.

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