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Brice Tabeling

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Janvier-février 2017

 

« Irrésistibles équivoques »

La définition d'« Histoire » de François Cornilliat est une série incroyable d’élévations réflexives. Le point de départ est pourtant un de ces problèmes où, souvent, la pensée s’immobilise dangereusement : l’équivoque histoire/Histoire dans laquelle ont pu s’abîmer les excès du linguistic turn et ceux de la déconstruction et dont se nourrissent, pour nous stupéfier, négationnismes et complotismes. Mais l’équivoque n’est en aucun cas, pour François Cornilliat, source de pétrification ; déployée dans toute sa puissance ambivalente, elle devient à l’inverse le moteur même de la réflexion, la difficulté à laquelle la pensée ne cesse de s’arracher pour en tirer l’énergie qui lui permet de continuer à avancer. On progresse ainsi d’écueil en écueil, de crise en crise : double valeur des origines latines du terme, autofiction, journalisme fictionnel, stories-témoignage et stories de la propagande trumpienne, grand récit et petit storytelling composent une spirale ascendante qui débouche, ultime fulgurance, sur le concept d’expérience qu’on n’envisagera surtout pas alors comme un dépassement mais bien plutôt comme une avancée portant la mémoire des obstacles rencontrés, ou encore : comme un pas gagné.

« Tenir le pas gagné », l’expression est empruntée par Patrice Loraux à Rimbaud dans son ouvrage Le Tempo de la pensée et, comme de nombreux passages de son oeuvre, elle accompagne Transitions depuis ses débuts. Elle souligne à quel point l’obstacle, la difficulté, le hiatus ou l’aporie sont des composantes nécessaires, et peut-être vitales, du mouvement lancé en 2010 par Hélène Merlin-Kajman. L’actualité politique et internationale rend, me semble-t-il, d’autant plus nécessaire ce type de démarche, saccadée mais énergique, que les envies de fuite et d’esquive, ou – ce qui revient un peu au même – de résolutions tranquilles et sans perte (les « harmonies continuées » de Loraux) se font plus fortes. La livraison de ces derniers mois témoigne, quoi qu’il en soit, d’une accentuation de cette approche (figure ? éthique ? tempo ?) intellectuelle qui s’inscrit à même l’écriture ou les images, en leurs multiples formes, des 41 publications proposées depuis décembre.

C’est bien sûr notre Abécédaire qui en donne l’illustration la plus nette. De très nombreuses définitions s’organisent autour d’une forme d’équivoque, moment d’hésitation du sens où se découvre, parmi les valeurs possibles du terme envisagé, un risque ou une menace que l’écriture va devoir assumer et franchir. La définition de « Faconde » par Lise Forment met ainsi au jour un usage fascisant de cette éloquence « mineure », usage dont il faut reconnaître le pouvoir d’emprise pour se mettre en mesure d’imaginer une faconde débarrassée du culte de l’authenticité. Pour Adrien Chassain, l’équivoque se trouve moins dans « Manifeste », le terme qu’il cherche à définir, que dans ce nous que la forme manifestaire semble toujours présupposer et qui paraît réclamer un effacement auquel le je hésite à se résoudre. Là encore cependant, une décision positive est prise, un pas est osé. Dans le texte d’André Bayrou autour de « l’éloge », ce qui résiste se nomme, sans fausse pudeur, « envie » (celle que provoque d’abord l’éloge des autres) ; l’effort éthique, qui, il est vrai, tend alors davantage vers le dépassement, est particulièrement sensible dans l’écriture ; c’est lui qui scande le trajet du texte vers une résolution apaisée. « Envie » et « éloge », seront repris par Hélène Merlin-Kajman dans une double définition vertigineuse qui, des difficultés éthiques et subjectives contenues dans les deux termes, trouve la formule commune pour en relancer des valeurs désirables. (Voir aussi : « Envie » de Mathilde Faugère, « Faconde » et « Mer » de Virginie Huguenin, « Éloge » de Brice Tabeling, « Géant » d’Hélène Merlin-Kajman, « Horloge » de David Kajman, « Invasion » de Lise Forment et d’Eva Avian, « Juke-Box » de Michèle Rosellini et Hélène Merlin-Kajman, « Manifeste » d’Hélène Merlin-Kajman.)

Les transitions sont-elles toujours équivoques ? La transition est un passage, elle glisse mais soudain quelque chose grince, il y a comme une réticence, un hiatus dont le franchissement devient alors la condition pour nouer un lien pleinement transitionnel. Nos Exergues s’attachent aux figures de la transition dans les textes, or cette ambition implique bien souvent, non sans paradoxe, un premier effort de déprise face à ce que Mathilde Faugère nomme, à l’occasion d’une chanson de Pink Floyd, la « linéarité d[es] cheminement[s] ». Ainsi, pour Michèle Rosellini commentant un texte de Lévi-Strauss autour du Père Noël, « ce n’est qu’en apparence que [les enfants] sont les destinataires de nos dons » ; ils sont bien davantage les « médiateurs d’un processus » qui mène, sinon à « l’obscure puissance gouvernant nos vies », du moins à « saisir la plénitude d’une existence soumise à la précarité de l’instant ». Même moment de déprise chez Benoît Autiquet : l’émotion provoquée par un documentaire sur les concours d’éloquence dans les banlieues est interrompue par la culpabilité du « thésard » oisif qui le regarde : d’où la nécessité « de nouer d’autres liens », d’« explore[r] d’autres identifications ». Cet effort pour trouver d’autres identifications est également au cœur des différentes Saynètes. Dans les commentaires d’Augustin Leroy et de Tiphaine Pocquet, le ridicule des personnages de Dom Garcie et d’Arnolphe, loin d’assigner une place évidente (et antagoniste) au spectateur, se trouble : la paranoïa jalouse du premier est rattrapée par l’expérience personnelle du soupçon amoureux, la tyrannie misanthrope du second par la compassion pour sa solitude. (Voir aussi l’exergue de Michèle Rosellini autour d’Azar Nafisi, celui de Natacha Israël autour d’Albert Camus, la saynète d’Hélène Merlin-Kajman autour de Stendhal, celle de Mathilde Faugère autour de Goliarda Sapienza et celle de Virginie Huguenin autour d’Hemingway.)

« Tenir le pas gagné », l’expression ne pourrait-elle, par ailleurs, résumer mieux que tout autre adage pédagogique l’entreprise enseignante ? La première séquence transitionnelle, composée par Virginie Huguenin autour des fables de La Fontaine, est un trajet soucieux des difficultés de la transmission mais qui envisage ces difficultés comme autant d’occasions de déplacements des positionnements pédagogiques habituels, et notamment, comme le formule Lise Forment, ceux « du soupçon critique et de l’admiration esthétique » ; c’est une « voie […] semée d’embûches et de débats » mais qui, par là, « permet de se frayer un chemin ». (Voir aussi les questionnaires de Sarah Mallah et de Valérie Pham.)

Pour conclure, il me paraît significatif que Transitions ait inauguré cette année dans sa rubrique Juste une nouvelle forme d’écriture collective, le roman-feuilleton, dont, par tradition, le fonctionnement repose principalement sur la qualité des enchaînements. L’histoire est une intrigue policière. Nos héros deviennent ainsi les symboles joyeux, comiques et/ou émouvants de notre exigence du pas gagné ; parviendront-ils à triompher des obstacles que le récit leur oppose ? Résoudront-ils le mystère de ces fleurs qui semblent apparaitre sans raison à différents endroits de la ville ? Survivront-ils aux menaces qui pèsent sur le quartier des Pas-perdus ? (Voir aussi, dans Juste, les vidéos d’Henri Ekman, les « Instants » de Sebastian Amigorena, les Dreamscapes de Mary Shaw, les fables de Coline Fournout et les tropes d’Hélio Milner.)

Bonne lecture !

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