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Exergue n° 154

 

 

 

 « L’homme, qui n’a aucun sens du bien et du mal, aucune conscience morale (elle ne peut naître qu’avec la faculté de se mettre à la place des autres), qui ne croit pas en lui-même (pour la bonne raison qu’il n’a pas de réalité), compétitif par nécessité et inapte à la vie communautaire par nature, a besoin de direction et de contrôle. »

Valerie Solanas, SCUM Manifesto. Association pour tailler les hommes en pièces (1967), Paris, Les Mille et une nuits, 2005, p. 38

 
 

Hélène Merlin-Kajman

28/10/2017

 

J’ai lu SCUM à seize ou dix-sept ans. Comment ce texte était-il tombé entre les mains de ma meilleure amie, je l’ignore. Mais je me souviens bien du moment où j’ai ouvert le livre et commencé à lire sous son regard narquois. Ma réaction horrifiée, incrédule, choquée, mais, en un sens, embarquée, ne l’a pas déçue. Nous nous sommes mises à en lire des bouts à tous ceux qui, à leur tour, nous tombaient sous la main – parents compris : l’effet d’une bombe assuré. Je commençais tout juste à devenir féministe. Mais ce n’était évidemment pas le message qui nous intéressait : « to cut up men » ? Bien sûr que non, c’était seulement de la provocation à l’état pur, aucune de nous ne souhaitait un truc pareil, en quelque sens que ce soit : littéral, métaphorique, allégorique…. Mais ce qui nous impressionnait, c’était la colère, c’était le renversement outré de ce que nous connaissions : nous ne connaissions pas encore l’expression « ordre patriarcal » ; tout juste « phallocentrisme » ; dans ma mémoire, « machisme » n’existait pas encore – mais la domination, nous l’expérimentions tous les jours.

Cependant, quelque chose bougeait, joyeusement : les premiers tampons dont nos mères ne voulaient rien savoir, la pilule prise en cachette, l’audace des premières aventures : et Mai 68 juste derrière nous. Un jour, dans ces semaines pleines d’effervescence carnavalesque (oui, ce fut bien notre court carnaval à nous), nous convoquâmes dans la chambre de mon amie son frère aîné, que nous regardions comme un garçon coincé. Nous lui mettons SCUM sous le nez et lui ordonnons de lire à haute voix. Il ne flaire pas le piège, commence. Au mot « vagin » (ne me demandez pas de quoi le texte parle alors, je ne suis pas allée rechercher le passage), il lit : « vaguin ». Il faut vous imaginer deux filles de seize-dix-sept ans suffocant de rire. Nous le faisons relire, histoire de vérifier que ce n’est pas sa langue qui a fourché. Il ne comprend pas notre rire, reprend, relit : et c’est « vaguin », encore.

« Tu ne connais pas le vagin ? », lui demande mon amie. « Non », répond-il, inquiet. Nous rions à en perdre le souffle, et, entre deux hoquets de rire, nous lui expliquons ce que c’est, le vagin. Je me souviens encore de la rougeur cuisante de son visage, et de son regard en détresse...

Oui, de la provocation. C’était joyeux, et très bête. Et qu’est-ce que cela nous est égal, de brusquer les hommes, en ce temps-là. Nous croyons dur comme fer que la libération sexuelle nous émancipera tous. Certaines de nos amies, par défi, par conviction, abordent les hommes dans la rue et tout à trac, leur proposent de coucher avec elles. Pas génial, comme résultat, paraît-il. Je ne sais pas. Je me souviens que ça me heurtait, ça. La transgression, la subversion : l’usage de ces choses-là, sa brutalité, l’intrusion sans vergogne dans l’intimité d’autrui (ma génération n’a pas épargné ses enfants non plus), me choquait, malgré les justifications politiques.

Mais un peu avant la découverte de SCUM, j’avais écrit un poème qui commençait par ces mots : « Toi, l’homme, tu ne m’auras pas de sitôt ». Je ne me souviens plus de ce qui avait provoqué ma colère, quelle humiliation j’avais subie. C’était sans rapport aucun avec le harcèlement sexuel, mais en rapport avec l’infériorisation récurrente, systématique, que je vivais dans ma famille comme fille. Et je me souviens très bien de ma colère : une colère âpre et absolument désespérée. Dans le noir, dans le vide, ma voix lançait une imprécation…

C’est cette colère que j’ai entendue dans l’exergue écrit par Mathilde Faugère depuis déjà un an. Dommage selon moi qu’on ait hésité tout ce temps-là à le publier, car c’est dans la solitude que me touche sa voix criant l’insensé, même si la citation choisie me paraît terriblement plate et bête : bête comme Bouvard et Pécuchet, voilà ! Et justement : j’entendais que le commentaire se confrontait aussi à cette tentation de la bêtise, quand elle naît dans le cul-de-sac de la colère et du désespoir. Mais je ne peux vraiment pas dire « nous » avec elle.

C’est bizarre du reste, ce saut impossible. Il y a d’abord ce contexte du « balance ton porc », qui appelle à une solidarité à mes yeux ignoble, et dont je désire de façon brûlante me désolidariser. Mais ce n’est pas seulement pour ça. C’est à cause précisément de la solitude abyssale dans laquelle on peut tomber, parfois. Or, pour moi, le passage de cette solitude à « nous » ne peut pas se faire par SCUM. Impossible, et pas seulement à cause de tous les malentendus qu’on risque de provoquer.SCUM, ça va comme langage fictif, quasi poétique, comme couleur : rien de « concret », sinon ce désespoir.

Ou, pour des adolescentes des années 1970, l’explosion d’un rire face à des mots crus qui disent des choses crues inconnues d’elles – et des garçons autour d’elles – pour les attraper, les séduire, les réveiller, et aussi, finalement, surtout, les aimer.

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