Séminaire

séance du 3 octobre  2011

 

Préambule

À Transitions, nous sommes nombreux à avoir été enthousiasmés par le roman de Daniel Kammer (Ma Guerre de Troie, Impressions nouvelles, 2011) qui raconte comment le jeune Léo, à la suite d’un sortilège, se trouve catapulté au siège de Troie parmi les héros, et investi d’une mission, jusqu’à ce qu’il rencontre d’autres enfants qui ont voyagé comme lui. L’intrigue est haletante, le style est beau, et il y a cette trouvaille singulière de rendre le héros conscient que « la trame de l’histoire qu’il vit est fixée, dans un livre qu’il pourra relire ». Le livre échappe décidément aux « fantasmagories catégorisées » et semble, malgré l’évidente fidélité à l’original, moins chercher à « adapter » qu’à « impliquer ».

C’est de cela que nous parlons avec Denis Kambouchner, professeur d’histoire de la philosophie à Paris I, qui a postfacé l’ouvrage. Nous considérons la parodie, fréquente dans la littérature de jeunesse, pour distinguer celles qui « empêchent de s’embarquer », et celles qui sont une manière de tendre la main. Plus largement, il est question de la manière dont la littérature de jeunesse peut « accroître le degré d’expérience » : elle le peut, selon D. Kambouchner, à condition de « concevoir que les héros des romans jeunesse soient confrontés à des affaires d’adultes, prises dans leurs vraies dimensions ». Et ce n’est pas le privilège des « classiques ».

C’est en tout cas ce qui se passe dans Ma Guerre de Troie, qui, pour D. Kambouchner, témoigne d’un « effort pour rendre la littérature jeunesse plus philosophique, ce qui voudrait dire plus authentiquement réfléchissante (en excluant bien sûr le didactisme et les lourdeurs en tous genres). » Et cet effort passe notamment par le style : simple et fluide, sans pourtant renoncer au style élevé, notamment dans la restitution de « blocs » entiers de langage homérique.

La littérature joue donc son rôle dans ce but philosophique. Du reste, D. Kambouchner reconnaît combien l’expérience de la littérature lui est utile comme philosophe… Vous l’avez compris, il y avait du jeu, ce jour-là, dans le dialogue entre Daniel Kammer et Denis Kambouchner, mais aussi du jeu, de la transition, entre les disciplines !

S. N.

Denis Kambouchner est professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’université de Paris I, spécialiste de Descartes et des problèmes de la culture et de l’éducation. Il a publié notamment Une école contre l'autre (Paris, P.UF., 2000) et De bonnes raisons d'être méchant ? (Paris, Gallimard, coll. Chouette penser, 2010). Il a postfacé Ma Guerre de Troie de Daniel Kammer.

 

 

 

 

 

Rencontre avec Denis Kambouchner :

Quelle littérature pour la jeunesse ?

 
 

19/05/2012

 

 

Présents : Claire Badiou-Monferran, Marie-Hélène Boblet, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Gilbert Cabasso, Hubert Camus, Jean-Baptiste Colas-Gillot, Lise Dachet, Emran Al-Amin, Linda Fares, Lise Forment, Ivan Gros, Virginie Huguenin, Maximilien Kopriwa, Florence Magnot, Véronique Médard, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Tiphaine Pocquet, Clémence Rey-Sourdey, Brice Tabeling, Clotilde Thouret, Elisa Weisselberger.

Hélène Merlin-Kajman : Je suis très heureuse d’accueillir aujourd’hui Denis Kambouchner, avec qui je dialogue depuis tant d’années ! Très heureuse aussi parce que cette invitation de Transitions à venir partager avec nous un moment de discussion s’imposait, tant à cause de tes réflexions importantes sur l’enseignement, sur la culture, qu’à cause de ta postface à ce livre de jeunesse magnifique, Ma Guerre de Troie, qui a représenté pour moi un moment de lecture euphorique : d’abord, en soi, si je puis dire ; ensuite, parce que ce roman représente à mes yeux un événement important.

  Dans un chapitre de Notions de philosophie, III (Gallimard-Folio, 2008) édité sous ta direction que tu as toi-même rédigé, « La culture », tu te penches longuement sur la question de la valeur – question dont nous débattons, à Transitions, depuis la naissance de notre mouvement – et tu opposes la culture à la civilisation, que tu définis comme une « coalition de cultures » : non pas un état culturel particulier à une société ou un peuple, ou un ensemble de peuples (institutions, mœurs, religion, arts, etc.) ; ni même une synthèse de cultures particulières, mais une perspective ouverte, dans les cultures, vers un « commun » de niveau supérieur, une « extension de l’égard pour autrui » (p. 488). Au rebours de ce qui amène généralement à soupçonner le concept de « civilisation » (en raison de son arrogance ethnocentriste), ta définition souligne l’existence de plusieurs civilisations, d’une part ; et d’autre part, entraîne une question, dont tu montres qu’elle doit rester une question : sommes-nous jamais bien civilisés ? La civilisation n’est-elle pas toujours une tension, un effort ? S’il faut un idéal de civilisation, comment éviter l’illusion voire le mensonge que tout idéal risque d’entraîner ? Je me fais ici simplement l’écho de tes questions : « L’idéal [...] d’une innervation de la vie empirique par la vie avec les œuvres n’est-il pas trop beau ? et la représentation du monde qui l’inspire, trop irénique ou, selon le terme nietzschéen, “apollinien” ? » (p. 540). Mais alors - pourquoi la Grèce ? Et pourquoi l’Iliade – c’est-à-dire l’épopée guerrière – plutôt que l’Odyssée par exemple ?

« Trop beau »... Ici encore, tu touches à une de nos préoccupations (cf. « La beauté » dans « Intensités »). Dans ta postface, tu cites du reste un livre de Daniel Mendelsohn intitulé Si beau, si fragile[1]: c’est un recueil d’articles de critique qui tourne autour de la question de la transmission et des raisons d’être de ce qu’on appelle « beau ». Le premier passage de Ma Guerre de Troie où est décrit Achille, opère un réinvestissement du topos de l’ineffable : « A propos d’Achille, il y a une chose très connue, c’est qu’il était formidablement beau » (p. 23). Suit sa description : d’abord, la relation de ce qu’on sait de lui ; puis la perception du jeune héros, qui insiste sur son excès de présence et qui termine par ces mots : « Il avait sa lumière à lui. Je ne peux pas trouver d’autres mots. » Eh bien, pour quelqu’un de ma génération, qui a passé des années à côtoyer la dépréciation critique du topos de l’ineffable ou de l’indicible, lire ces mots, voir comment il leur est redonné une intensité simple, représente un plaisir... indicible ! Dans nos études, nous avons oublié que le topos pouvait avoir de l’intensité.

Enfin, pour finir cette introduction, je voudrais aussi mentionner que dans un exergue publié dans notre site Transitions, Stéphanie Burette a repris une citation de toi commentant le repuerescere d’Erasme en le rapprochant de ce que Winnicott met dans l’espace transitionnel (Transitions, Exergue n° 20). C’est un autre écho avec nos préoccupations.

Denis Kambouchner : Merci de m’avoir invité à venir parler avec vous de la littérature jeunesse en général et de ce roman en particulier. Ma guerre de Troie, je le précise, est le récit à la première personne d’un garçon de treize ans, Léo Cerzanne, qui par un sortilège quelconque se retrouve au siège de Troie, en compagnie d’Achille et de Patrocle. Il connaît déjà en partie l’histoire grâce à son professeur de français, un professeur remarquable, dont les origines sénégalaises sont signalées, et qui ici est appelé par son prénom, Émile. Lorsque Léo arrive au siège de Troie, nous sommes au début de l’Iliade (Achille attend que sa mère ait parlé à Zeus), et il y restera presque jusqu’à la fin (en tout cas jusqu’après la mort d’Hector). C’est donc la quasi totalité de l’intrigue de l’Iliade qui est restituée par ses yeux.

Maintenant, je dois le préciser aussi, le titre auquel je viens parler avec vous de ce roman n’est pas simplement celui de postfacier. «Daniel Kammer» a en effet toutes chances d’être un pseudonyme. C’est celui que j’ai choisi pour une aventure littéraire dont le départ remonte à dix ans, et que j’ai longtemps hésité à poursuivre – mais dans cette poursuite, les encouragements d’Hélène Merlin-Kajman (notamment pour ce qui fonctionne ici comme hypotypose) avaient beaucoup compté. Tout ce qui suit les trente premières pages date, en substance, d’il y a quatre ou cinq ans. Ç’a été l’œuvre de deux étés, disons deux fois six semaines d’immersion complète – un temps de vacances que j’avoue avoir dérobé à des travaux plus académiques.

Pourquoi m’être lancé dans cette aventure ? En raison sans doute d’une vieille vocation littéraire à laquelle mes travaux cartésiens étaient venus, il y a longtemps déjà, donner une sorte de traduction, mais non sans, pour l’essentiel, la mettre en sommeil. Quant au choix de la Grèce et de l’Iliade, je ne suis pas sûr qu’il appelle justification, tellement les récits homériques, tout au moins dans leurs épisodes les plus marquants, sont restés présents dans notre horizon symbolique. Pour ce qui me concerne, une part de cette présence est liée au souvenir d’enfance d’un certain album admirablement illustré, publié en version française à la fin des années cinquante et devenu lui-même légendaire (voir le site www.iliadeodyssee.com), album que j’ai retrouvé bien plus tard et dont j’ai pu faire la lecture à mes enfants.

Ma première idée avait été de raconter l’histoire d’un collégien d’aujourd’hui qui se retrouverait parmi les compagnons d’Ulysse, mais la composition complexe de l’Odyssée m’a paru rendre cette idée impraticable. Celle de l’Iliade avait l’avantage d’être plus linéaire. Les contraintes de départ étaient de respecter exactement la trame de l’épopée, de faire dire au jeune narrateur ce que c’est qu’être plongé dans un pareil espace, et de lui ménager au sein même de cette épopée une aventure propre. Sur les instances d’Hélène particulièrement (de l’Hélène qui est parmi nous), cette aventure a gagné en dramatisme, avec notamment l’invention de la figure hostile et « surmoïque » du « gardien de l’histoire », qui gardera jusqu’au bout son mystère, et aussi celle d’un premier degré d’intrigue où Léo doit remettre à Briséis un bijou qu’Achille lui a confié.

En dépit de la très importante différence des matières, il y a, me semble-t-il, une affinité entre ce que j’ai tenté ici sur l’Iliade et ce que je cherche à faire, par exemple, sur les Méditations de Descartes. Tout distingue certes l’interrogation systématique d’un texte, avec ce qu’il faut de rapprochements et de comparaisons externes, de la construction d’une toile dans le genre de la fiction. Pourtant, ici comme là, il s’agissait de réexplorer un texte jusque dans ses interstices, et, ce faisant, d’en réactiver quelque chose et d’en tirer des accents nouveaux.

Dans les deux cas, j’ai pratiqué une immersion complète et ininterrompue. Pour le roman, je n’hésiterais pas à parler d’un état de vision, dont on m’a souvent dit qu’il se communiquait à la lecture. Certains passages, notamment le début, ont fait, quant à leur style, l’objet d’un assez long travail d’ajustement, et finalement d’abréviation, mais quant à l’intrigue et au fil du récit, je peux parler d’une composition qui s’est peu à peu compliquée mais n’a pas impliqué de repentirs. De là, dans le cours de la rédaction, un sentiment de précision mathématique, avec, d’autre part, de curieux effets de prémonition qui m’ont fait retrouver dans le texte d’Homère des éléments que j’avais d’abord cru introduire par ma propre invention.

Quand on lit de près l’Iliade, on en mesure l’incomparable beauté ; on perçoit la génialité pure de l’ensemble de sa construction et le raffinement du détail, que symbolise le bouclier d’Achille. On est sensible à des singularités troublantes, à des distorsions du temps, comme avec la très longue station de Patrocle auprès du guerrier blessé Eurypyle avant qu’il n’aille, selon le conseil de Nestor, demander à Achille de lui prêter ses armes. Cette expérience, celle de l’Iliade elle-même et celle d’une libre variation autour de l’Iliade, m’a placé dans une euphorie mêlée d’angoisse. Je me demandais comment j’allais pouvoir revenir de cette matière symbolique ou imaginaire extrêmement puissante à cette tout autre étoffe qui est celle des textes philosophiques.

Je suis parvenu au terme de ce projet, avec l’idée qu’un ouvrage a priori instructif et divertissant, soigneusement composé, mettant à la portée des jeunes lecteurs un texte « fondateur » trouverait aisément éditeur. Je me trompais. Les éditeurs généralistes estimaient que ce livre relevait de la littérature jeunesse – les éditeurs jeunesse, qu’il était trop long et trop compliqué. Trois ans se sont ainsi écoulés avant que je rencontre Benoît Peteers, qui venait de terminer sa grande biographie de Derrida (Benoît Peeters, Derrida, Flammarion, 2010), et qui s’est intéressé à ce livre pour les Impressions nouvelles, tout en m’adressant de précieuses remarques sur les passages à modifier ou à resserrer. Je me plais à songer que par-delà la disparition de Derrida, ce livre imprévu a été en quelque sorte rendu possible par sa protection.

Pour ce qui concerne la littérature de jeunesse, on peut avoir l’idée de ses tendances dominantes en examinant, par exemple, la liste des meilleures ventes d’Amazon. Dans cette rubrique, on trouve en tête les séries d’Anne Robillard, Les chevaliers d’émeraude et Les héritiers d’Enkidiev, dans la lignée du Seigneur des anneaux ; Eternels, tome 5 (une histoire de super-pouvoirs) ; Vampire Academy, volume 5, le Journal de Stéphane, vol. 3 (une histoire de vampires), ainsi qu’une histoire de malédiction égyptienne ; tout de même, dans les dix premiers titres, une adaptation d’Ovide, Seize Métamorphoses, et, en 15eposition, Croc Blanc. Cette liste fait apparaître de grandes catégories : récits de chevalerie néo-gothiques (chevaliers contre extraterrestres… ce qu’on appelle, je crois, heroic fantasy), histoires de vampires, romans sentimentaux pour jeunes filles, et, dans une case à part, ce qui se rattache à la culture (les adaptations de classiques). Dans la liste des livres visant les 9-12 ans, on trouve, après Le Petit Prince, les classiques prescrits par l’école, qui n’interviennent pas pour les 12-14 ans.

Je suis frappé par le puissant formatage qui se trouve ici mis au service de fantasmagories catégorisées. Il en va du tout-venant de cette littérature comme du film Troy que j’évoque dans la postface de Ma guerre de Troie (p. 352), et où tout est scrupuleusement anachronique et fabriqué selon des modèles préconçus, de façon que les spectateurs ne rencontrent aucune espèce de réel. De la même manière, l’effet d’ensemble de ces listes d’ouvrages pour la jeunesse est celui d’un enfermement accablant. Il n’y a, par ailleurs, aucun doute sur l’existence d’un très grand nombre d’ouvrages inventifs et de bonne qualité ; il est seulement probable que ce nombre décroît à mesure que l’on s’élève dans la tranche d’âge visée.

Le caractère expérientiel de la littérature jeunesse – à égale distance des ressorts convenus de la fantasy et d’un réalisme de premier degré – reste largement à développer. Hélène proposait récemment de créer un mouvement à ce sujet. Si la formule ne prêtait à malentendu, je crois qu’il faudrait faire un effort pour rendre la littérature jeunesse plus philosophique, ce qui voudrait dire plus authentiquement réfléchissante (en excluant bien sûr le didactisme et les lourdeurs en tous genres). Pour cela, il faut concevoir que les héros des romans jeunesse soient confrontés à des affaires d’adultes, prises dans leurs vraies dimensions, qui sont bien sûr des dimensions impliquantes. C’est toujours une telle confrontation qu’organisent les grands romans classiques anglo-saxons, d’Oliver Twist à Moonfleet ; et il n’y a pas de roman de formation qui ne passe par là.

Dans Ma guerre de Troie, ce qui occupe le lieu du réel, c’est la structure du récit homérique. La chose étrange, sur quoi je reviens dans la postface, c’est que cette structure et l’autorité propre à ce récit engendrent un effet de réel plus fort encore que dans tout autre cas. Le jeune narrateur est conscient d’être tombé au milieu d’une histoire dont la trame est fixée, et fixée dans un livre qu’il pourra relire : de là une complexité tout à fait particulière sur laquelle le jeune héros est obligé de réfléchir. De là aussi une démultiplication de la matière narrative, entre la trame homérique (où les dieux gardent ici toute leur place, quoique le narrateur ne puisse les voir), l’action propre de Léo et sa réflexion même, qui est aussi une réflexion sur la manière de raconter.

Ce dispositif permet, en principe, une large assimilation de données de toutes sortes, et en premier lieu des données homériques, avec les tours et retours de l’intrigue et la très grande quantité de personnages qu’elle implique. Il me semble que nous devons nous soucier beaucoup de cette assimilation, et plus précisément de sa relation avec les questions de style. Ne nous voilons pas la face : la plupart des textes classiques, y compris par exemple les romans d’Alexandre Dumas ou de Jules Verne, présentent, si on les aborde de front, des ornements rhétoriques et des complexités stylistiques propres à rebuter la quasi totalité des jeunes lecteurs. D’où la nécessité d’adaptations, ou pour ainsi dire de fictions secondaires, qui servent à tout le moins d’introductions ou de marchepieds, à partir de quoi il deviendra possible de fréquenter ces textes dans leur littéralité. Mais ces productions secondaires soulèvent des problèmes spécifiques : le risque est ici ou bien de maintenir l’obstacle, ou bien de délayer ce qui fait la saveur de ces textes dans un langage sans relief ou excessivement composite.

Parmi les nombreux ouvrages de fiction inspirés de la guerre de Troie, il y en a, je l’ai découvert après-coup, qui mettent en scène des enfants ou adolescents d’aujourd’hui (par exemple H. Brennan, La Guerre de Troie aura-t-elle lieu ?, trad. fr. Gallimard, 2000, coll. Un livre dont vous êtes le héros ; J. Malye, Achille et le manuscrit maudit, Les Belles-Lettres Jeunesse, 2004). Je ne crois pas que le problème du style y soit précisément résolu ni même affronté. En revanche, dans un domaine connexe, j’avais été bien sûr impressionné par les deux volumes du Livre des merveilles de Nathaniel Hawthorne, qui sont d’un très grand écrivain. Ici, les personnages mythologiques sont évoqués dans un style qu’on qualifiera de « soutenu », mais parlent entre eux un langage familier. J’ai cru pour ma part intéressant d’adopter un parti plutôt inverse, en conservant le style noble des personnages de l’Iliade (il est tout à fait important que soient conservés, en traduction bien sûr et sous la forme la plus limpide, des blocs de langage homérique ; dans une première version, j’avais même donné in extenso la très longue réponse d’Achille aux ambassadeurs d’Agamemnon, au chant IX), tout en cherchant pour le héros la voix la plus naturelle. Il y a toutefois dans ce style narratif tout un dégradé qui s’étend du familier au plus recherché, avec parfois des formules et des allitérations qui se rapprochent de Flaubert ou de la poésie. J’espère avoir ainsi ménagé une vie du langage, un dynamisme de l’expression, en dehors de quoi il ne peut pas y avoir d’effet de présence ni par conséquent de transmission.

J’en terminerai avec le problème de la civilisation, dont il y a, je crois, deux choses à dire. D’abord, en tant que le concept n’en est pas purement descriptif ou opératoire, « la civilisation » ne peut pas être une réalisation, et moins encore un acquis (et il est surabondamment vérifiable que quiconque s’attribue le privilège de la civilisation met en œuvre par cela même une forme spécifique de barbarie) ; c’est une idée régulatrice, le nom d’une inquiétude, bref un problème précisément. C’est ce que j’ai tâché de montrer, à partir de Race et histoire, dans mon essai des Notions de philosophie. Ensuite, la civilisation considérée comme problème est sans doute un des grands objets de ce qu’on appelle la littérature ; et cela bien sûr dès l’Iliade, avec la complexité des relations entre Grecs et Troyens, doublée de toute une interrogation sur la nature de la justice (notamment autour de la colère d’Achille). Dans Ma guerre de Troie, cette interrogation portée par le texte homérique se double de celle du jeune narrateur sur la manière de juger de ce qu’il voit ; elle se double, autrement dit, de la comparaison qu’il effectue entre les mœurs (il faut évidemment éviter ici le mot culture) des héros homériques et celles auxquelles il est accoutumé. À la question : « pourquoi l’Iliade ? », je pourrais donc répondre ici : parce qu’elle soulève d’emblée la question.

Discussion

Hélène Merlin-Kajman : Pourquoi la guerre ? Je te pose cette question parce que je suis une femme et pourtant, j’ai trouvé magnifique de ressentir un plaisir très immédiat à ce qui m’est fantasmatiquement très étranger : et j’ai retrouvé la joie du suspense comme si je ne connaissais pas l’histoire. Je serais incapable de comparer ton texte à la version homérique, et cependant, la force d’un texte de cette nature est ici totalement saisie. Mais ce qui m’a aussi bouleversée, c’est que la guerre est présente dans ton livre comme elle ne l’est pas dans l’Iliade. Le texte d’Homère est représenté au sens quasi théâtral du terme, dans son intensité comme dans sa distance. Mon autre question est liée à la première : pourquoi ne s’agit-il pas d’une narratrice ?

Denis Kambouchner : Une narratrice, outre qu’il aurait été pour moi très compliqué de lui inventer une voix, cela n’aurait pas fonctionné. Cette affaire de guerre est une histoire d’hommes. Cela ne veut évidemment pas dire que les figures féminines soient absentes ; elles apparaissent peu mais à chaque fois (Briséis, Hélène) de la manière la plus frappante. D’autre part, lorsque le narrateur rencontre d’autres « voyageurs » (ce sont en fait d’autres lecteurs : le voyage est ici une allégorie de la lecture), il y a parmi eux une jeune Japonaise et une jeune Américaine, celle-ci s’exprimant à loisir et s’imposant comme une narratrice potentielle pour l’Énéide ! Par ailleurs, Ma guerre de Troie n’est pas un roman « pour garçons » : les jeunes lectrices semblent nombreuses à l’avoir apprécié.

Stéphanie Burette : Ce que je remarque dans mes classes effectivement c'est que les filles lisent beaucoup plus volontiers toutes sortes de romans, y compris les romans de chevalerie, que les garçons qui ont, en général, un goût assez restreint. Pourquoi avoir choisi un pseudonyme ?

Denis Kambouchner : Pour garder la différence de genre entre cette entreprise-ci et mes autres travaux.

Gilbert Cabasso : Pourquoi alors la nécessité de la postface que vous signez de votre nom ?

Denis Kambouchner : Cette postface a été imaginée avec l’éditeur qui souhaitait que je reste nommément associé à l’ouvrage. Elle vient, me semble-t-il, bien à sa place, ce qui ne veut pas dire que sa fonction d’indice ait été beaucoup déchiffrée.

Stéphanie Burette : Vous préférez que l’on fasse entrer les enfants dans les œuvres elles-mêmes plutôt que de les adapter ?

Denis Kambouchner : Je l’ai dit, la difficulté est de trouver la manière de prendre les jeunes lecteurs par la main pour les introduire dans ces œuvres. Le jeu avec les textes, ou le travail sur les textes, qu’autorise ou exige le type de fiction que j’ai choisi m’a paru pour cela très opératoire.

Clotilde Thouret : À partir de quel âge votre roman peut-il être lu ?

Denis Kambouchner : Je dispose de témoignages de lectures quotidiennes faites à des enfants de neuf ou dix ans, qui ont demandé la suite !

Clotilde Thouret : Pourquoi avez-vous choisi d’écrire à la première personne ?

Denis Kambouchner : Cela s’est imposé d’emblée. D’une manière générale, je n’ai eu aucune hésitation sur le mode du récit, dont les premières pages se sont pour ainsi dire écrites toutes seules et par jeu ; je crois d’ailleurs, mais c’est un souvenir lointain, avoir commencé par partager ce jeu avec mon fils qui avait à l’époque une dizaine d’années et qui a fourni une partie du matériau de départ. C’est seulement ensuite qu’il a fallu procéder à un certain nombre d’ajustements.

Clotilde Thouret : À propos de la littérature jeunesse, que pensez-vous du problème de la parodie des matières canoniques ? On propose en effet très souvent des histoires parodiques de chevaliers, par exemple.

Denis Kambouchner : Vaste question. Je ne peux pas ne pas songer ici aux analyses d’Hélène (l’Hélène qui est avec nous), notamment dans son livre La langue est-elle fasciste ?, (Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Le Seuil, 2003) nourrie de nombreux exemples comme l’album d’A. Le Saux intitulé La maîtresse n’aime pas. Je ne suis pas certain que le mode parodique soit en lui-même un problème. Quand Érasme dit que pour se faire aimer de l’enfant, le précepteur doit repuerescere, retrouver l’enfant en lui-même, peut-être doit-on y inclure un certain coefficient de parodie, mais bien sûr il y faut une mesure. Dans Ma guerre de Troie, il y a en tout cas des passages burlesques, notamment avec le long rêve de la fin. Disons seulement ceci : la parodie a sa fonction – comme en général ce que les anthropologues nomment la « relation à plaisanterie » – pourvu qu’on se soit d’abord bien installé dans le sérieux d’une certaine activité, et qu’on ne cesse pas de prendre au sérieux ce qu’on s’autorise un moment à parodier.

Marie-Hélène Boblet : J’ai trouvé éblouissante dans votre livre toute la réflexion sur le récit qui accompagne le texte. C’est précisément une jeune femme, Daphné, qui donne les explications capitales de la dimension méta-narrative qu’elle incarne. Vous faites alors disparaître la distance entre Homère et l’Oulipo, entre Homère et Perec, et c’est précisément le personnage féminin qui expose cet art du récit.

Denis Kambouchner : Daphné enseigne l’importance de la mémorisation. J’ai mis dans sa bouche l’idée, toute symbolique mais pour moi mystérieusement importante que, dans la vie, il faut utiliser le maximum de lettres : c’est une affaire de clavier, de tessiture à étendre par un travail méthodique. C’est dans la logique de cette extension qu’en effet, du Perec vient ici se mêler à la matière homérique.

Marie-Hélène Boblet : Je vous remercie aussi de m’avoir fait découvrir le livre de Daniel Mendelsohn, Si beau, si fragile.

Hélène Merlin-Kajman : Je voudrais ajouter un mot sur la question de la parodie. Après avoir lu mon analyse d’Une si jolie poupée dans La langue est-elle fasciste ? Pef, intervenant à la radio, a affirmé que je voulais empêcher les enfants de rire ! Rien moins... On ne peut pas imaginer contresens plus total. On a eu une tendance forte à la dérision et la parodie que j’ai dénoncée, mais si j’ai pastiché Cyrano de Bergerac dans La désobéissance de Pyrame, ou Corneille pour répondre au questionnaire de Transitions, c’est bien que je ne me tiens pas uniquement dans le sérieux : mon plaisir de pasticher le style de Cyrano a été réel ! Je tiens à cette mise au point : la parodie évoquée par Clotilde Thouret empêche de s’embarquer, tandis que celle qu’évoque le repuerescere fait alterner la joie ou la réjouissance, et la gravité. Elle est compatible avec une intensité sérieuse.

Gilbert Cabasso : Il y deux figures de cette intensité sérieuse dans le livre : Emile et Monsieur Vernes, les deux professeurs.

Denis Kambouchner : En effet. Émile, le professeur de français, fait voyager ses élèves entre grammaire et littérature. M. Vernes (son nom déjà évoque Jean-Pierre Vernant) a été le professeur d’Émile, il est donc le professeur du professeur et je tiens beaucoup à cette triangulation qui intervient tout à la fin. C’est lui, M. Vernes, qui explique à Léo ce qu’il faut penser de la fin d’Achille, qui fait une part de son tourment.

Stéphanie Burette : Qu’aimeriez-vous que les enfants qui vous lisent retiennent ?

Denis Kambouchner : Ce que j’aimerais qu’ils retiennent ? Sans doute d’abord quelque chose de très grave qui passe (je dis bien qui passe : ce n’est pas un événement grave, qui se passerait) entre le narrateur et Achille. Quant à ce qu’ils retiennent en effet, j’aimerais beaucoup le savoir !

Hélène Merlin-Kajman : J’aimerais revenir sur la question de la culture : quand tu présentes la liste d’Amazon, tu sembles opposer les classiques aux romans de jeunesse : ceux qui transmettraient quelque chose de la littérature classique, à ceux qui ne transmettent rien de tel. Parfois tu parles volontiers de haute culture, tu verticalises : pourquoi y a-t-il des clôtures possibles dans ces « coalitions de cultures » ? Est-il tout à fait certain que ce que tu appelles classique ou haute culture recoupe totalement ce que l’on vient de désigner par intensité ? Comment cela ne se recoupe-t-il pas ? Jamais une littérature jeunesse ne sera faite de très bons textes, et il n’est pas très grave qu’enfants, nous ayons lu de mauvais livres de jeunesse.

Denis Kambouchner : C’est vrai, nous avons lu de mauvais livres, et même nous les avons aimés ! Le problème n’est pas d’éliminer une production standardisée, ni de faire qu’on n’aime que de bonnes choses (ce serait beaucoup trop demander), mais de ne pas interdire, de ménager plutôt, l’accès à des lectures dont la consistance et la dignité intellectuelle soient indiscutables. C’est pour cela que je parle d’accroître le degré d’expérience dans la littérature jeunesse. Par ailleurs, je mets en règle générale des guillemets à l’expression « haute culture », qui est très difficile à manier. Mais il n’est pas question, au sein de la culture en général, de réaliser, de maintenir ni même de penser des « clôtures ». Si clôtures il y a, elles sont exclusivement le fait de la segmentation d’un marché.

Stéphanie Burette : Qu’entendez-vous par « accroître le degré d’expérience » ?

Denis Kambouchner : Exposer une matière complexe, des affaires d’adultes, de fratrie, etc. La matière classique fournit des trames, mais on peut en inventer sans supports patrimoniaux.

Linda Farès : Je voudrais vous interroger sur la différence de registre entre littérature et philosophie : est-ce que votre expérience du roman a changé votre attitude de philosophe ?

Denis Kambouchner : Changé, non, du tout, mais il y a à cela plusieurs raisons. D’une part, je fais beaucoup d’histoire de la philosophie, plus que de la philosophie tout court. D’autre part, avant de me faire historien de la philosophie, j’avais beaucoup pratiqué l’écriture « littéraire », et je pense ou j’espère que mon style philosophique porte les marques de cette formation. Au début de ma fréquentation intensive des textes de Descartes, je m’étais d’ailleurs mis à écrire en style cartésien... Mais de même qu’il est important pour les philosophes d’avoir étudié les mathématiques, de même je crois qu’une expérience de la littérature est indispensable pour la plasticité de l’expression et pour le sens de la forme en général. Une tendance lourde veut hélas que cette expérience tende à disparaître de la culture philosophique d’aujourd’hui.

Claire Badiou-Monferran : Je m’interroge sur la fonction du style dans la littérature jeunesse : y-a-t-il un style standard ?

Denis Kambouchner : Le style standard serait plutôt l’absence de style ou le style surchargé, une espèce de mauvais goût. Dans Ma guerre de Troie, je peux dire que chaque mot a été choisi. J’espère avoir atteint le maximum de fluidité, avec par endroits des beautés caractérisées.



[1] Daniel Mendelsohn, Si beau, si fragile, Flammarion, 2011.

 

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