Séminaire

Séance du 15 juin 2015

 

Préambule

 

Peut-on retracer l’histoire de la gaieté, de la Renaissance à Mme de Staël ? C’est le nouveau projet que Timothy Hampton, professeur à Berkeley, vient nous présenter à Transitions, au cours d’une merveilleuse conférence où questions, propositions et hypothèses de réponse fusent gaiement dans la salle. En effet, T. Hampton vient tout autant soumettre ces idées que requérir, de la part des auditeurs, des suggestions lui permettant de faire avancer sa recherche. Qu’est-ce que la gaieté ? Le chercheur avoue l’aborder « de côté », en passant par le concept de « cheerfulness », très présent dans les écrits de Shakespeare. Ainsi, « cheerful » provient de l’expression « faire bonne chère », qui signifie accueillir l’étranger à sa table en lui faisant bon visage, en toute sympathie. C’est donc un travail procédant à la fois de l’histoire des passions et des concepts et à la fois d’une recherche d’ordre linguistique. Néanmoins, un point d’articulation théorique demeure fondamental dans cette enquête : non seulement le concept de gaieté opère la médiation du corps et de l’esprit, mais l’interroger permet aussi de produire un discours sur le moi prenant à rebours le mouvement classique allant de l’impression à l’expression. La gaieté imprime l’âme sur le visage… Au demeurant, la gaieté, nous dit Rabelais, c’est aussi l’art de l’herméneute qui, dans l’indécision du sens, se décide à orienter gaiement la signification de sa lecture. La gaieté est alors intégrée à une pensée théologique et mène à la charité. Pourtant, Pascal la dévalorise, au contraire de la joie, parce qu’il y perçoit la manifestation d’une stratégie rhétorique liée à l’exercice du pouvoir. Du reste, pour Mme de Staël, la gaieté s’inscrit dans un le processus de sociabilisation caractérisant l’esprit français. Ainsi, cette recherche, qui jouxte l’histoire de la mélancolie sans pour autant se confondre avec elle, nous invite à comparer les différents emplois du mot, dans divers contextes historiques et politiques, de façon peut-être à mettre le doigt sur une technologie du moi, comme le suggère T. Hampton, dont la gaieté serait l’élément moteur. De quoi égayer le quotidien, en somme, comme seuls savent le faire un verre de vin ou un beau morceau de musique…

A. L.

Timothy Hampton est professeur de littérature comparée et français à l'Université de Californie, Berkeley. Ses travaux portent sur le rapport entre la littérature et le discours politique à la Renaissance, dans les langues romanes autant qu'en anglais. Il a publié trois livres chez Cornell University Press: Fictions of Embassy : Literature and Diplomacy in Early Modern Europe ; Literature and Nation in the Sixteenth Century: Inventing Renaissance France ; Writing from History: The Rhetoric of Exemplarity in Renaissance Literature. A Berkeley, il est responsable du groupe "Diplomacy and Culture," et fondateur du programme "Renaissance and Early Modern Studies". Il travaille actuellement sur l'histoire de la pensée diplomatique et des émotions.

 

 

 

 

Rencontre avec Timothy Hampton

 

 
 

11/07/2015

 

Présents : H. Merlin-Kajman, G. Cabasso, A. Chassain, C. Jocteur-Monrozier, G. Marie d’Avignau, S. Nancy, O. Legris, M-C. Vallois, M. Greenberg, F. Dumora, R. Brodu, A. Viaud, I. Diverchy, D. Sedley, M. Schmitt, C. Brio, A-L. Thumaurel, N. Israël, A. Bayrou, I. Gros, A. Hubert, B. Tabeling .

 

 

Plan de la séance :

0 :00 -> 1 : 58 : présentation d’H. Merlin-Kajman.

1 :58 -> 41 : 32 : exposé de T. Hampton.

41 : 32 -> fin de l’enregistrement : Discussion.

41 :36 (Question d’Hélène Merlin-Kajman) : pourquoi vous-êtes vous intéressé à ce thème et pourquoi le considérez-vous comme évanescent ?

42 :46 : (H.M-K) : avez vous repéré une description d’un visage de la gaieté ? Je pense notamment à La Fontaine, l’avertissement à la publication du deuxième recueil des Fables : « je n’appelle pas gaieté ce qui excite le rire… ». En plus, votre travail résonne fortement pour nous puisque la question de la gaieté, qui relève à la fois d’une surface et de l’interprétation d’un texte. J’ignorais cette idée de St Augustin qui associe la gaieté de la lecture et la charité, qui me semble proche de l’idée de « prendre en bonne part ou en mauvaise part » chez Furetière. Mais jamais je n’avais pensé rapprocher la « bonne part » de la gaieté et c’est un lien qui nous intéresse particulièrement. 

49 :38 : (Natacha Israël) : Est ce que vous pensez que dans le prolongement de ce que vous venez de dire il serait possible d’établir un lien étymologique entre la gaieté et l’enthousiasme dans l’Angleterre puritaine ?

 : 54 : 13 : (Gilbert Cabasso) : Mais il n’y a peut-être pas de contradiction entre cette recherche philologique et cette recherche intellectuelle. Je pense à Nietzsche dont vous vous rapprochez constamment, par exemple autour de cette question de la surface. Et enfin ce qui lie savoir et gaieté, « le Gai Savoir » : quelle est votre approche de Nietzche ? 

1 :57 : 09 : (Natacha Israël) : est-ce que vous séparez la question de la gaité de la question de la mélancolie ?

 58 :52 : 16 : (N. Israël) : il me semble qu’il y a un passage dans De la littérature ou Mme de Staël parle de l’humour anglais, qui serait une façon de vaincre un univers triste. Elle distingue l’humour des Français et des Anglais et je me demandais si cette opposition pouvait permettre de travailler l’opposition entre gaité et mélancolie.

1 :00 : 45 : (H.M-K) : je voulais revenir sur la question méthodologique, autour de la définition et la conception de votre recherche. Je n’ai pas d’idée a priori sur la question mais je crois comprendre qu’il s’agit d’un terme qui n’est jamais au cœur des définitions. On ne trouve pas la gaieté dans les traités des passions. Quand j’ai travaillé sur la notion de public, j’ai été frappée par l’absence du mot dans les index des traités de droit. Selon mon expérience, il y a un intérêt particulier à s’intéresser à un terme autour duquel personne ne polémique vraiment puisqu’il n’est pas crucial dans les théories. Mais en revanche, on peut faire le pari qu’il ne s’agit pas seulement d’une enquête linguistique ou philologique mais qu’il y a aussi une constante, éventuellement par transmission culturelle, grâce à laquelle les humains auraient la capacité et la compétence à reconnaître un état à travers de multiples signifiants qu’il vous faudrait étudier…

1 :06 :38 : (David Sedley) : il me semble que votre projet existe et que c’est une très belle idée. Une chose qui me plait, c’est l’idée d’un usage de la gaieté pour découvrir le sens d’un texte. Pour la plupart des auteurs, la gaieté joue un rôle positif, elle est un moyen de faire quelque chose, elle est un instrument herméneutique. Mais pour Pascal, ce n’est pas le cas. Pourquoi ? D’autant que pour Pascal, la charité est capitale. Il reprend cela de St Augustin. Tout sens qui ne mène pas à la charité est un mauvais sens. Et quand on lui offre l’instrument de la gaieté qui doit mener à la charité, il dit non. Pourquoi ? Je pense que c’est parce que la gaieté exprime une sorte d’isomorphisme entre le corps et l’esprit. Un visage gai imprime la gaieté sur l’âme et peut-être est-ce là que Pascal achoppe…

1 :10 :58 : (Sarah Nancy) : je me demandais comment vous étiez tombé sur la gaieté ?

1 :12 :13 : (Sarah Nancy) : j’ai un autre question qui est nourrie par la séance et sur votre désir d’un livre sans note : qu’est ce que ça fait de travailler sur un objet pour lequel on est nécessairement favorable, un objet qu’on a envie de porter. C’est aussi une question de méthode…

1 :15 :20 : (Gilbert Cabasso) : j’avais envie de vous orienter vers plusieurs thèmes. D’abord à propos de Pascal : si la gaieté n’a pas sa place, la joie est en revanche primordiale. Je pensais à cette association par Duras, qui parle du « gai désespoir » : comment la gaieté et le tragique peuvent-il travailler ensemble ? Il y aurait une gaieté tragique et une gaieté comique. Quand vous parliez d’alacrité ou d’alegria, on pense au rythme. Quel lien la musique et la gaieté entretiennent-ils

1 :18 :33 : (Marie-Claire Vallois) : ma question porte sur la joie. J’étais en train de penser à l’excursion de Rabelais à Mme de Staël. A quel moment la joie est-elle un terme qui existe, ou qui n’existe pas ? Il me semble que la gaieté est bien plus proche de la communauté et de la sociabilité alors que la joie renvoie plus au sujet, au propre et à soi. Chez Montaigne, il y aurait par exemple une volonté de distinguer le moi et la communauté…

1 :23 :32 : (André Bayrou) : je voulais revenir sur Montaigne. Le Montaigne de Michael Screech. Certes il dit que Montaigne est mélancolique, mais que sa sagesse vise à dépasser cette mélancolie. Un bon moyen de parcourir Montaigne serait de rapprocher la gaieté et le pouvoir. Par exemple, les mignons sont ceux qui manifestent beaucoup de gaieté et qui par ailleurs sont efféminés. Montaigne est baigné dans cette mode. En même temps, Montagne tente de limiter la gaieté. Quand il fait l’amour à sa femme, Montaigne refuse la gaieté et la légèreté.

1 :25 :40 :(Justine) : je voulais revenir sur les traités des passions, bien que n’étant pas spécialiste. Notamment la distinction entre joie et gaieté. La joie est une passion ancienne, chez les Stoïciens. Le choix de parler de gaieté plutôt que de joie, ne serait-ce pas une façon de mettre à distance le poids de la tradition et ainsi confirmer une certaine force d’émancipation propre à la gaieté ?

1 :27 :38 :(Natacha Israël) : Peut-être qu’à la fin du XVIe siècle, c’est le moment où la gaieté divorce du savoir. Le scholar au front ridé chez Shakespeare s’oppose à la figure de celui qui sait être gai et qui ne se noie pas dans les livres. Nietzsche est très en colère contre cette séparation et il impute justement ce divorce au protestantisme. Il ressasse sa colère contre le calvinisme. Est-ce que cette perspective rend compte de l’abandon de la gaieté au profit de la joie ?

1 :29 :57 : (Florence Dumora) : Ce qui m’a semblé très intéressant et très compliqué, c’est comment vous allez articuler l’herméneutique du texte et la cheerfulness, la gaité du visage ? Quel est le lien entre le visage, l’extériorité et le visage, et la signification du texte ? Y-a-t-il dans les traités de physiognomonie des textes permettant de lire et déchiffrer le visage ?

1 :34 :00 : (M.-C. Vallois) : Moi je suis d’une période postérieure et je pense à Voltaire fin XIXe. Il y a bien cette idée de lecture des visages, par exemple autour de la mimique et sa potentielle signification. Le lien entre la gaieté et la sociabilité est très exploité par Voltaire.

1 :35 :43 : (Gilbert Cabasso) : Spinoza, l’intégrez-vous à un moment ? Spinoza fait des distinctions entre la gaité et la joie…

1 :38 :18 : (H.M-K) : je voudrais peut-être poser une dernière question : est-ce que dans ce que vous avez vu, il y aurait une association particulière entre la gaieté et le bon mot ? J’y ai pensé de la manière suivante : Mme de Staël associe la gaieté au caractère français, comme par exemple Figaro. Si aujourd’hui il y a deux personnages littéraires auxquels sont associés la gaieté et la francité, ce sont Figaro et Gavroche : ce sont deux personnages auxquels une certaine France a associé la figure révolutionnaire. Gavroche et Figaro se distinguent aussi par une capacité à la pointe, au bon mot. Pourtant, dans tout ce que vous avez traité, je n’ai pas vu la moindre occurrence du bon mot…

Auteurs et ouvrages cités

Milton, Paradis Perdu

Voltaire

La Fontaine, Préface au premier recueil

R.W. Emerson.

Rabelais

Pascal

Montaigne

Mme de Staël, De la littérature

Nietzsche

Shakespeare

Saint Augustin, La Doctrine Chrétienne

Saint Paul, Epitre aux Romains ; Epitre aux Corinthiens