« "Littérature" : où allons-nous ? »

Colloque organisé par Transitions, 3-5 octobre 2012

 

Préambule

Rédigé par mes soins, le texte qui suit est la synthèse du colloque que nous avons organisé les 3, 4 et 5 octobre derniers. Une synthèse qui ne se veut pas exactement fidèle à la lettre des contributions (les actes du colloque viendront bientôt), mais à l'esprit enthousiaste dans lequel se sont déroulées ces journées, aux perspectives que nous en avons, de notre côté, dégagées, interrogées. Vous trouverez en effet, à sa suite, le compte-rendu du débat qu'il a suscité.

Et nous sommes très heureux de vous signaler que cet ensemble se trouve également, depuis hier, en ligne sur le site de Fabula. Merci à l'équipe de Fabula de nous y avoir accueillis.

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Synthèse et débat

Séminaire de Transitions, 5 décembre 2012

 

 
 

22/12/2012

 

 

Organisé [1] les 3-5 octobre 2012 par Transitions sous la responsabilité de François Cornilliat [2] et d’Hélène Merlin-Kajman [3], le colloque « “Littérature” : où allons-nous ? » proposait aux vingt-cinq chercheurs [4] sollicités pour introduire les débats un trajet qui commençait par l’inévitable question du rapport entre la chose et le mot. Au-delà de sa commodité, demandions-nous, quelle est la pertinence du mot pour désigner tous ces textes différents sur lesquels nous travaillons et que nous enseignons ? Son identité ne produit-elle pas une illusion de continuité entre les périodes antérieures à la révolution française et les XIXe, XXe et XXIe siècle, où la littérature, au sens moderne du terme, s’est institutionnalisée autour d’une définition stabilisée et d’un corpus canonique ?

Le choix des guillemets, dans le titre, n’est évidemment pas passé inaperçu. D’un côté, Michel Magnien (XVIe), a évoqué la schizophrénie du chercheur obligé « d’enseigner une chose qui n’existe pas », suivi sur ce point par Mathilde Bombart (XVIIe). De l’autre, l’anachronisme du mot a été assumé parce que lui seul, en son paradoxe, permet de circonscrire la nouveauté des « bonnes écritures françaises » et l’existence d’une conscience littéraire au Moyen Age (Jacqueline Cerquiglini-Toulet [5]). Il constitue peut-être même une chance à saisir : l’impropriété du terme pour le XVIe siècle pour désigner un ensemble de textes en fait sans nom unifié à l’époque nous rappelle opportunément, selon Michel Jourde, qu’historiquement parlant, les textes « littéraires » ne se présentent jamais que marqués au sceau du particulier et de l’écart par rapport à l’ensemble des discours constitués. Et ce qui est vrai du côté de la production l’est aussi du côté de la réception : Jean-Paul Sermain (XVIIIe) ne constate aucune différence significative entre la façon indisciplinée voire naïve, subjective, dont Montaigne lit, et la façon dont lui-même lit un auteur appartenant à une période dont il n’est pas spécialiste - Marguerite Duras, par exemple.

Ces dernières perspectives sont peut-être emblématiques d’une sorte d’accord dans le désaccord des uns et des autres, et ceci, au-delà de cette première session. Car cet ensemble de textes qui n’avait pas de nom propre avant la Révolution française ne semble pas en avoir beaucoup plus pour les périodes ultérieures. Même si, pour les chercheurs spécialistes des XIXe-XXIe siècles qui sont intervenus sur leurs périodes et leurs problématiques, le mot « littérature » peut évidemment fonctionner sans guillemets, ils ont dit ne plus se satisfaire de sa définition en termes d’autotélisme ou d’« absolu » [6]. Même si Jean-Nicolas Illouz reste fidèle à une certaine définition mallarméenne de la littérature, il en étend le corpus à « tout écrit dès lors que quelqu’un s’y signifie ». Pour Jean-Louis Jeannelle (XXe), le mythe d’une autonomie de la littérature a en fait produit, pour ces périodes elles-mêmes, des effets d’exclusion qu’il faut désormais combattre en retrouvant ce qu’il appelle « une communauté de geste » sur le long terme de la culture occidentale, indépendamment de la césure de la Révolution française. On pourrait ajouter : et au-delà. Car les écrivains francophones se revendiquent aussi des griots africains et des conteurs créoles, comme l’a rappelé Oana Panaïté, spécialiste de leur œuvre. Et il est frappant que Myra Jehlen (littérature comparée, XIXe-XXe) ait fondé sa propre présentation sur l’analyse à la fois de phrases de Flaubert et d’un conte américain pour insister sur la communauté d’un acte. La « littérature » demande donc de nouvelles définitions pour souligner de nouvelles qualités : intensification esthétique et mise en exergue des opérations de lecture par l’écriture (Myra Jehlen), capture d’un quelque chose qui a disparu et ne revient pas dans toute la lumière d’une pleine présence (Jean-Nicolas Illouz), dialogisme et mise en commun de la conflictualité des différences culturelles (Oana Panaïté). Dans le monde, il y a de la perte, expérience ordinaire que seule la littérature inscrit et transmet.

De la perte, et de l’impropriété en propre : c’est bien cette hypothèse que les trois sessions consacrées aux « dislocations » semblent confirmer. Nous nous y proposions d’opérer un retour critique sur l’état actuel de nos études en nous penchant sur le problème de l’éclatement du corpus enseigné et des méthodes de la recherche, et nous invitions même à douter de l’existence actuelle d’une discipline (mal) nommée « littérature ». Mais en prenant le mot « dislocation » en un sens généralement positif, les contributeurs ont créé la surprise. Ils nous invitent quant à eux à faire de la souplesse, de l’impureté, de la non-systématicité de nos corpus, de nos méthodes, de notre discipline, des traits positifs caractérisant peut-être « en propre » la littérature.

Ou plus exactement, l’approche littéraire des textes et des questions. D’un côté, Nathalie Dauvois nous a rappelé qu’au XVIe siècle, était « littéraire » un texte commenté et enseigné en vue de fournir des modèles d’écriture. En réduisant le corpus aux œuvres dignes d’être lues, l’autonomisation moderne de la littérature a rompu cette connexion entre lecture et écriture. Mais, même si l’enseignement ne propose plus de pratique d’écriture, cette ancienne connexion commande légitimement la réflexion et l’analyse des textes du XVIe siècle. L’historien de la rhétorique Francis Goyet (XVIe) insiste lui aussi sur le fait que la rhétorique nous met face à un corpus et des méthodes entièrement finalisées sur une pratique : il s’agit de faire renaître des discours, non d’en pasticher d’autres, afin de prendre son auditeur ou son lecteur par les oreilles pour le mener linéairement (ce qui implique de notre côté un mode de lecture particulier, non paradigmatique) d’un état initial à un état final : pas de rhétorique sans dynamique, sans mouvement.

De l’autre côté, Nicholas White a souligné qu’au XIXe siècle, la littérature n’avait pas arrêté de s’écrire dans la tension permanente entre canonisation des œuvres, décanonisation et recanonisation : jamais il n’a existé véritablement un corpus fermé. Ce « jamais » paraît décidément emblématique de la littérature. Ainsi, tel récit historique du Moyen Age a cessé pour nous d’appartenir au genre et à la discipline de l’histoire : où le ranger ? Ne force-t-on pas le corpus en le faisant entrer dans la littérature ? Pour Bill Burgwinkle, au contraire, sa manière de tisser un lien déterritorialisé au passé est révélatrice de l’oscillation imaginaire, entre passé et présent, que la littérature nous permet de ménager, et c’est selon lui certainement ce flottement, renvoyant comme en abyme à l’éclatement présent du monde, qui explique l’enthousiasme des étudiants pour la littérature médiévale.

D’évidence, notre discipline échappe à la logique des paradigmes scientifiques décrite par Kuhn. Elle n’obéit pas non plus aux systématicités de la réflexion philosophique ou de l’histoire des idées. Evoquant sa propre démarche et ses propres objets (le rêve, les passions...), Florence Dumora a souligné la paradoxale pertinence des « rencontres », hautement éclairantes, que fait surgir, pour des textes « littéraires » au sens ancien du terme, une approche de « littéraire » au sens moderne du terme (impliquant une formation, une écoute spécifiques), sensible au particulier d’une phrase, d’un effet esthétique, d’un discours historiquement caduque et oublié. De la rencontre, donc, grâce à un certain type de patience et d’écoute : c’est certainement aussi ce que désigne Emma Gilby lorsqu’elle fait observer que la méthode de Descartes, à qui veut bien se pencher sur le délicat problème de la traduction (donc de la signification) d’un mot comme « provision » (« morale par provision ») paraît moins « méthodique » que ce que l’on met généralement sous ce terme. Avec une « provision » qui n’est pas provisoire mais sera pourtant écartée, Descartes reconnaît la flexibilité d’une narration. La déconstruction à laquelle se livre Emma Gilby pour faire entendre ce cheminement inquiet correspond au « mouvement indirect et indiciaire » qui pour elle caractérise le projet de Transitions.

Pierre Bayard quant à lui célèbre la vertu des méthodes qui ne marchent pas, par exemple, la tentative qu’il a faite d’appliquer la littérature à la psychanalyse. Car si elle ne marche pas, elle permet en revanche de circonscrire, à chaque essai particulier, la place instable des sujets, tant celle de l’auteur que du critique, tous deux surpris en flagrant délit de non-maîtrise sur le sens : la littérature nous met face à l’évidence d’un sujet qui « échappe », raison pour laquelle sa pratique ou son enseignement doivent être défendus. La littérature a une vertu affective et cognitive propre. Il arrive du reste qu’elle soit la meilleure entrée heuristique sur des phénomènes que les instruments des autres disciplines, précisément parce qu’ils sont trop stabilisés, sont incapables d’apercevoir et d’expliquer. De ce fait important, Uri Eisenzweig donne un exemple : c’est la littérature qui permet de comprendre comment, dans les années 1892-1893, un acte de violence comme un attentat a pu être perçu comme « beau » à la manière de la littérature : dans la pureté et l’autonomie littéraire, c’est-à-dire, ici, non référentielle (sans discours accompagnateur), d’un « beau » geste. Faire cette histoire exige de comprendre qu’ici, c’est la littérature qui s’applique à l’histoire (pour déplacer l’expression de Pierre Bayard).

Comme Emma Gilby l’avait souligné, nous reconnaissons bien en effet, dans ce travail aux frontières « de », le souci qui anime Transitions. Il ne faut pourtant pas sous-estimer les désaccords ou les tensions. Inconciliable avec la perspective de Francis Goyet, le paradoxe avancé par Uri Eisenzweig, pour qui la rhétorique ne se révèle jamais mieux que dans la « beauté littéraire » de la pure violence (la terreur n’est-elle pas le comble de la persuasion ?), a relancé un débat commencé la veille : quels rapports entretiennent la rhétorique et la littérature, la rhétorique et la poésie (et dès la veille, Nathalie Dauvois avait souligné que la poésie constituait un cas particulier qu’elle ne traiterait pas) ?

La question ne date pas d’hier et ce n’est pas un colloque qui la résoudra : à condition de la prendre du côté de l’inconfort qu’elle entretient, elle nous semble hautement bénéfique. Les exposés de Catherine Croizy-Naquet (Moyen Age) et d’Ullrich Langer (XVIe siècle) nous ont rappelé un autre désaccord, relancé lors de la dernière session par le débat entre Marc Hersant et Mathilde Bombart : la littérature est-elle soluble dans son contexte historique, auquel cas, les guillemets s’imposent à proportion de l’existence ou l’inexistence contextuelle non seulement du mot, mais encore de la chose, le mot étant alors considéré comme un révélateur fiable de la chose, ce qui est, on s’en souvient, la position de Mathilde Bombart et de Michel Magnien ? Catherine Croizy-Naquet a résumé un problème qui peut se poser au-delà de l’analyse de la littérature du Moyen Age. Comment ne pas être constamment guetté par l’anachronisme quand le chercheur n’a à sa disposition que des outils théoriques et critiques forgés pour l’époque moderne ? Mais comment surmonter cet écueil sans tomber dans l’historicisme ? On notera que, d’une certaine manière, la première question transforme en inquiétude la postulation inverse de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, de Michel Jourde, de Florence Dumora ou de Bill Burgwinkle, pour qui le boitement entre des références appartenant à des temps différents, l’impropriété des mots et des approches, « l’estrangement » célébré par Jacqueline Cerquiglini-Toulet, constituent l’accès proprement « littéraire » à des textes et à des problèmes unifiés par cette démarche. Il n’en reste pas moins vrai que la question de la contextualisation (de son degré, de sa fonction) est une difficulté permanente de nos pratiques, difficulté qu’Ullrich Langer a abordée par un autre biais : le « je » de Pétrarque dans le Canzoniere est-il un pronom conventionnel dont l’apparition s’explique par le contexte rhétorique, éthique, historique, de sa production ? Ou bien ne comprend-il pas des éléments de singularisation tels que l’on peut, aujourd’hui encore, s’en emparer pour relancer l’effet personnel, singularisant, qu’ils produisent sur son lecteur ? Lire (et laisser lire) les textes plus que les contextes, telle est alors la tâche qu’Ullrich Langer assigne à notre discipline.

A la vérité, la question de la contextualisation historique s’articule étroitement à celle de la rhétorique. Dans la démarche d’Ullrich Langer, la poésie ne programme pas son actualisation rhétorique dans un contexte précis : elle n’est pas plus qu’un écho. Mais récuser la pragmatique contextualisée des textes littéraires, serait-ce en revenir à une définition autotélique ou sacralisée de la littérature ? Repérant qu’une définition immunologique de la littérature (à commencer par le concept de catharsis) a longtemps prévalu dans l’histoire de la culture occidentale, Johannes Türk nous emmène dans une toute autre direction. Il suggère que la littérature (comme la beauté chez Kant) repose sur une aspiration au général, mais sans concept ni moyen logique. Ceci ne conduit pas nécessairement à une définition « désintéressée » de l’œuvre littéraire : pour Johannes Türk, la littérature est le lieu d’exploration, par le lecteur, d’une multitude de « conflits miniaturisés » qui le préparent à affronter des situations graves dans la réalité. On pourrait dès lors redéfinir le corpus de la littérature à partir de son effet thérapeutique sur le lecteur : serait « littéraire » ce qui possèderait cette capacité d’immunisation.

Ces perspectives recoupent évidemment celles de Transitions, dont le nom est emprunté à la théorie psychanalytique (Winnicott), et elles ouvrent sur la question à laquelle était consacrée la dernière session : « transmettre... mais quoi ? ».

A la vérité, la question n’avait pas manqué de surgir sans cesse dans les débats. Quelques réponses, on l’aura remarqué, avaient déjà été évoquées. Si la connaissance, fût-elle celle d’un objet à géométrie variable, et l’acquisition d’un certain art, « littéraire », de lire, semblent constituer des buts reconnus par chacun (resterait à discuter de cette « géométrie variable » et de ce « certain art, littéraire, de lire »), l’éventualité d’un retour à la transmission d’un art d’écrire a été souvent envisagée dans la discussion, d’autant que nos collègues anglais ou américains se sont fait fort de rappeler que dans leur cursus, l’enseignement de la littérature était couplé avec celui de la langue, comme en France les enseignements des langues étrangères. Mais la dernière session a apporté de nouveaux points de vue sur la transmission. Pour Florence Goyet, d’abord, le verbe « transmettre » pourrait, quand il s’agit de littérature, être entendu de façon intransitive : la littérature, de fait, se transmet, et produit des effets. Notre rôle résiderait alors essentiellement dans l’accompagnement d’un tel mouvement irrésistible, comme le montre le cas de l’épopée, réponse aux traumas historiques : Florence Goyet rejoint, côté production, les propositions de Johannes Türk concernant la réception de la littérature. Resterait alors sans doute à discuter de la fin thérapeutique de la littérature : fin individuelle ? Fin collective ? Pour instituer quel collectif ?

Cette question du collectif avait été évoquée, lors de la première session, par Oana Panaïté qui se demandait quelle était l’extension du « nous », dans le « où allons-nous » de notre titre. Elle a trouvé une autre expression dans le débat qui a opposé Mathilde Bombart et Marc Hersant. Ce dernier a consacré une partie de son exposé à résumer l’échec (selon lui) des méthodes qui avaient défini la discipline après la crise de l’histoire littéraire. Exerçant son ironie contre le champ lexical, il a également exprimé son insatisfaction à l’égard de l’historicisme, mortifère selon lui, qui avait remplacé le technicisme décharné des concepts formalistes. Pour lui, nous devons apprendre aux élèves à lire, certes, mais surtout à admirer les grandes œuvres, à lier lecture naïve et lecture savante, la seconde n’étant qu’approfondissement de la première. L’enseignant devrait choisir de transmettre les textes qui ont une importance dans sa propre vie pour en transmettre « la singularité généreuse et libératrice ».

Cette position rejoint jusqu’à un certain point celle de Jean-Paul Sermain ou d’Ullrich Langer, et l’on remarque la récurrence du motif du particulier et de la singularité dans le colloque. Mais Mathilde Bombart a dit ses réticences face à une telle perspective et rappelé que la technicisation du lexique critique avait accompagné une volonté de démocratisation de l’enseignement : en donnant aux élèves des outils nouveaux et objectivants, on luttait contre le présupposé d’un accès immédiat possible aux œuvres, parce que trop souvent, cette « immédiateté » ne faisait que nommer la familiarité de certains élèves socialement privilégiés avec le corpus littéraire.

Cette question de la démocratisation vs élitisme n’avait pas encore été abordée de façon frontale. Le problème n’est pas seulement que transmettre, mais à qui, dans quel socius ? Dès la veille, Ullrich Langer avait fait part de son inquiétude face aux menaces qui, selon lui, pèsent sur notre discipline moins en raison de ses dislocations internes qu’en raison des dislocations externes, non seulement celles de nos administrations tracassières, mais peut-être plus généralement de la société elle-même. C’est bien autour de ce problème que l’exposé de Carole Allamand a tourné. Elle nous a expliqué comment l’université américaine a cessé de demander aux enseignants ce qu’ils transmettaient, mais quelles compétences précises seraient acquises à l’issue de tel ou tel enseignement. Comment faire face, surtout quand on est 20émiste, rodé aux concepts d’autotélisme ou de narratologie par exemple ? Quoiqu’inverse à celle que soulevait Catherine Croizy-Naquet, la difficulté est peut-être homologue : quelque chose ne s’ajuste pas entre la théorie et le contexte. Mais cette fois-ci, c’est le nôtre. Pour Carole Allamand, il faut relever le défi et prendre les textes littéraires comme des entrées privilégiées dans le monde tel qu’il est actuellement pour nous, pour les étudiants. Montrer par exemple l’importance culturelle du récit, rattacher à certains exemples littéraires l’activité de Facebook...

Après les désaccords concernant le rapport entre la littérature et la rhétorique d’un côté, la question de l’histoire et de la contextualisation de l’autre, apparaît ici la dernière source majeure de désaccord entre nous. Car certains intervenants (surtout, peut-être, les spécialistes des époques « modernes », trace de l’importance, pour eux, de l’absolu littéraire ?) avaient fait part de leur inquiétude de voir les études littéraires disparaître dans l’histoire culturelle : et nous voici renvoyés aux questions posées par François Cornilliat dans son texte « La rhétorique revient : où va la littérature ? » paru sur Transitions.

Mais les exposés de Claude Mouchard et de Catherine Coquio, qui travaillent tous deux sur les textes écrits dans des situations extrêmes comme les camps, ont déplacé ce débat, qui n’aura finalement été qu’esquissé. En rappelant la dimension de « survie » des textes littéraires (enjeux de survie pour leurs auteurs, enjeux de relance de la vie de cette survie pour leurs lecteurs, sans figement traumatique), ils nous ont invités à situer notre propre enseignement dans la perspective d’une réception et d’une écoute marquées, sinon toujours par le déchirement, du moins toujours par l’hiatus : du contexte au texte, quelque chose d’une causalité droite achoppe. Et Catherine Coquio a rappelé la perspective de Benjamin selon laquelle l’enseignement de la littérature ne devait pas avoir un but muséal : pour lui, c’est le présent en effet qui éclaire ce qui, dans les œuvres du passé, fait signe vers lui, c’est-à-dire, précisément, reste vivant. L’enseignant est alors celui qui dessine un monde où une œuvre, cette œuvre existe encore. Même si Catherine Coquio parle, en XXémiste, des œuvres usuellement appelées « littéraires », la perspective rejoint les propositions de Florence Dumora concernant la « rencontre », geste littéraire de ramener dans la fragilité du présent des œuvres qui n’ont pas nécessairement fait date, mais peuvent encore nous éclairer.

Transmettre des textes littéraires, transmettre des textes selon une approche littéraire : les deux propositions, où se fait jour la nécessité de préciser les caractéristiques d’une formation, d’une compétence « littéraires » (un certain type d’attention au langage, et un outillage conséquent ?), ne s’ajustent pas totalement. Mais ce « jeu » est révélateur. Sans doute la question des guillemets, refusés paradoxalement par une médiéviste au départ de notre colloque, fait-elle retour. Mais elle s’est déplacée. Le mot de « littérature » ne fonctionnerait-il pas en fait comme une sorte de catachrèse ?

Que la littérature n’aille pas de soi, le constat peut conduire à deux attitudes très différentes. On peut en effet conclure qu’elle n’existe pas, et qu’il convient donc de travailler à la dissoudre dans des ensembles discursifs ou culturels dont rien ne la distingue en fait [7]. Mais dire que la « littérature » est une sorte de catachrèse nous engage vers une autre direction en ôtant aux guillemets toute distance ironique. Dans toutes leurs impropriétés et leurs hiatus, les textes littéraires ou littérarisés par le geste qui s’en empare constituent des traces écrites offertes à l’aiesthesis et témoignant que le monde ne va pas de soi ; et la discipline, que selon UriEisenzweig, nous aurions tort de trop vouloir légitimer et discipliner, prend en charge les boitements divers que les autres disciplines chassent hors de leur systématicité et que le monde moderne élabore mal.

Transmettre littérairement des textes, littéraires ou non, c’est alors transmettre non seulement une disposition cognitive spécifique devant eux et devant le monde, non seulement un passé pour ce qu’il a d’encore vivant et habitable pour nous, mais encore une attitude éthico-passionnelle. Elle exclut l’écrasement des différences et singularités non moins qu’un certain cynisme ludique, ce « pseudo-libertinage » qu’en 1987, Claude Reichler avait dénoncé dans L’Age libertin et qui a longtemps condamné les débats à un sempiternel exercice d’autodérision. Pas plus qu’ils n’ont sacrifié aux tentations du catastrophisme - comme Bill Burgwinkle l’a souligné, la dislocation permet aussi la recomposition -, les participants au colloque n’ont sacrifié à la « légèreté intellectuelle », aux « frivolités de l’esprit, de l’inconstance et de l’irresponsabilité [8] ». Et le dernier mot pourrait être laissé à Claude Mouchard, qui nous a invités à refuser une direction critique et pédagogique typique de l’époque moderne, celle qui veut voir dans tout texte littéraire digne de ce nom un texte exerçant l’ironie critique. S’appuyant sur l’exemple de Flaubert, dont on dit généralement que son écriture suspend toute réaction empathique, il nous a montré comment la scène de la baisade dans Madame Bovary invitait plutôt à entrevoir un au-delà de l’ironie : conformément au bonheur que Flaubert raconte avoir vécu en l’écrivant, dans ce texte, « on est partout, on circule, on est dans une fluidité heureuse ». La démocratisation de l’enseignement pourrait bien reposer aussi sur la diffusion d’une « promesse de bonheur » (Catherine Coquio) que la littérature arrache au passé, malgré tout.


Hélène Merlin-Kajman (avec l’aide de Benoît Autiquet, Mathilde
Faugère, Sarah Nancy, Tiphaine Pocquet, Brice Tabeling)

Débat : Séance du 5 décembre 2012

Présents : Hélène Merlin-Kajman, Virginie Huguenin, Victor Beguin, Dionys Del Planey, Madeleine Savart, Brice Tabeling, Natacha Israël, Adrien Chassain, Sarah Nancy, Tiphaine Pocquet, Stéphanie Burette, Mathilde Faugère, Clotilde Thouret, Florence Dumora, Manon Worms.

Benoît Autiquet [question écrite en raison de son absence] : La réponse à la question de la dislocation de la discipline était donc elle-même déjà disloquée, ce qui nous permet de constater que la possibilité de penser quelque chose comme la « littérature » en tant que discipline est presque inexistante chez ceux que l’on nomme les « spécialistes » de la discipline. De là, on peut tirer une conclusion pessimiste : la littérature comme discipline est déjà trop disloquée pour qu’on organise un colloque à son propos. Ou optimiste : la « littérature » est une discipline en chantier, ou plutôt morcelée en chantiers dispersés, et les colloques du type de celui qu’organisait « Transition » sont nécessaires pour mettre en commun les résultats et s’entendre sur un langage commun.

A propos des propositions de Johannes Türk, le corpus de la littérature est ainsi redéfini à partir d’un effet sur le lecteur : est littéraire ce qui possède cette capacité d’immunisation. Cette redéfinition pragmatique du corpus de la discipline ne va pas sans poser problème : est-ce que l’on peut fonder l’unité de la discipline à partir du primat accordé à la réception du lecteur, qui risque de disperser la discipline dans des cas particuliers de lecture ?

Lise Forment [question écrite en raison de son absence] : J’aimerais revenir sur la réponse qu’a formulée Mathilde Bombart face aux critiques de Marc Hersant concernant l’historicisme et le formalisme. Je suis à la fois sensible à son objection et un peu perplexe quant à ses implications. Elle a rappelé que la technicisation du lexique critique avait accompagné une volonté de démocratisation de l’enseignement : contrer l’idée d’une beauté des textes immédiatement perceptible, ou l’existence d’un goût, d’une sensibilité littéraire du lecteur, c’était lutter contre l’apanage d’une classe socialement privilégiée, qui avait seule accès à un corpus de textes canonisés. S’il me paraît essentiel, en tant qu’enseignants, de nous poser la question du socius, et donc de prendre en compte la diversité de notre public, en revanche, favoriser une approche techniciste ou contextualisante ne me semble guère plus démocratique : c’est comme si l’on refusait aux lycéens ou aux étudiants un véritable partage du sensible au profit d’une boîte à outils rhétoriques. Il y a sans doute un certain plaisir à savoir « démonter un réveil », comme l’a suggéré Bill Burgwinkle lors des rencontres de Cambridge ; mais idéalement peut-on s’en tenir là ? De la même façon, j’ai du mal à reconnaître dans les nouveaux impératifs institutionnels et dans la nécessité de monnayer l’enseignement de la littérature en compétences, un défi à relever, comme le fait Carole Allamand. Son optimisme est sans doute salvateur, l’idée de faire dialoguer la littérature passée avec le monde présent aussi ; mais Facebook, je crois, ne nous permet pas de dire grand-chose de la littérature, ou Loft Story de Marivaux [9] : la littérature (sans guillemets) nous aide, me semble-t-il, à nous décoller un peu de Facebook et du Loft, à nous en dégager, à ne pas trop y adhérer... et cela me semble plus essentiel de transmettre cela à mes étudiants que tout autre outil narratologique ou savoir historique. Ce qui ne signifie pas que je ne leur parle pas de Facebook ou du Loft, mais jamais, en tout cas, pour y arrimer la littérature – même pour montrer que lire La Dispute peut nous servir à devenir compétents dans l’analyse du dispositif du Loft...

Anne Régent-Susini [remarque écrite en raison de son absence] : J’ai trouvé très intéressante (et pas seulement en raison de mes objets d’étude !) la discussion qui s’est tenue, lors de la première session, sur le thème de la profanation. Une conclusion tirée par Hélène, s’inspirant d’Agamben, m’a paru importante : la littérature comme démythification (et non comme désacralisation), la profanation entendue comme rencontre dans le commun d’une expérience présente.

Le colloque a réussi quelque chose de précieux : il s’agissait de s’interroger sur la littérature « en soi », mais aussi (et surtout ?) sur son enseignement, sa transmission dans le cadre scolaire et universitaire, bref, du passage au collectif (horizontal – dans le cadre scolaire hic et nunc ; et vertical – la transmission dans le temps). D’où des problématiques qui n’auraient peut-être pas émergé avec la même acuité s’il s’était agi de parler de ce que la littérature représente pour chacun, dans son expérience intime – celles du canon, de la spécialisation, etc. Mais lecture individuelle et transmission collective se croisent dans l’opposition entre lecture naïve et lecture informée, qui est revenue à plusieurs reprises dans les débats (sans doute parce que le tiraillement est particulièrement quotidien pour nous, enseignants-chercheurs). Quel rôle doit jouer, dans la réception présente d’un texte littéraire du passé, notre connaissance du public initialement visé (avec les questions de la contextualisation, de la rhétorique, etc.) ? Et au-delà de ce public initial (réel ou virtuel), quel public (réel ou virtuel) est construit a posteriori par l’œuvre littéraire ? J’ai été sensible à cet égard à cette remarque de Florence Goyet, qui n’est triviale qu’en apparence : l’essentiel de ce qui se passe dans les textes se passe dans leur présent (et c’est donc en le comprenant – par la contextualisation – qu’on peut comprendre en quoi ils peuvent encore dire/produire/changer quelque chose dans notre présent).

Il me semble que la littérature nous entraîne dans une sorte de paradoxe concernant le canon : d’un côté, la littérature comme discipline d’enseignement est liée à l’établissement d’un canon (peu importe, en un sens, qu’il soit mouvant) ; de l’autre, la littérature comme expérience fondamentalement ouverte défie la notion même de canon, le mouvement de cloisonnement qu’elle implique.

Bref, nous sommes un peu pris entre un constat – voire une apologie – de la souplesse, de l’ouverture, du non-figé ; et une sorte de peur (ou de fantasme) de dilution, quand toute frontière, toute limite semble se dérober. Mais c’est dans cette double tentation (la souplesse du flux vs le granitique du monument), que réside sans doute la spécificité de la posture de celui qui s’affronte à la question de la « littérature ». Pour reprendre une remarque de Jean-Paul Sermain qui m’avait frappée (« le discours critique n’encadre, ni ne limite l’expérience de lecture, pas plus au XVIIe siècle qu’aujourd’hui. »), il s’agit peut-être pour nous de proposer un discours-sur, qui soit un peu moins qu’un discours-cadre, mais un peu plus qu’un discours-autour. J’ai beaucoup aimé, à ce titre, une remarque d’Hélène à la fin du colloque : l’enseignement de la littérature comme organisation d’une rencontre (voir aussi Florence Dumora) et manière de faire droit à des zones d’expériences indisciplinées. C’est peut-être cela qui compte : non pas se satisfaire d’une indéfinition totale (qui menacerait la littérature d’une dilution – dans le champ des humanités par exemple), non pas tracer les barrières d’une discipline (littérature vs histoire, littérature vs rhétorique, littérature vs philosophie, littérature vs théologie, etc.), mais envisager la littérature comme un lieu peut-être unique (et en cela « localisable »), sinon dans le champ esthétique, du moins dans le champ du verbal : celui où par excellence peuvent se dire des « zones d’expériences indisciplinées ».

Stéphanie Burette : Concernant la question de Benoît sur la capacité d’immunisation de la littérature, il me semble que Johannes Türk ne désigne pas quelque chose d’individuel : c’est comme pour les virus, nous les partageons d’une certaine façon. Sur la question de Lise : je suis d’accord avec elle concernant le côté « boîte à outils » de l’histoire et de la rhétorique. Mais je n’avais jamais entendu parler de ce souci de démocratisation évoqué par Mathilde Bombart ; pour moi, la « boîte à outils » avait seulement pour but d’aider les élèves à abandonner la lecture naïve.

Hélène Merlin-Kajman : Oui, je pense comme Stéphanie que pour Johannes Türk, l’effet thérapeutique de la littérature ne s’arrête pas aux frontières de l’individu. L’exemple de la catharsis le prouve : il s’agit d’un effet qui a toujours été pensé à l’échelle du collectif. Sur le second point : l’introduction des méthodes formalistes dans la didactique des études littéraires a-t-elle été liée à un souci de démocratiser l’enseignement ? Oui, je le crois, et pour autant que je sache, il en a été de même pour l’introduction des mathématiques modernes. Les concepteurs progressistes de l’Ecole pensaient que les langages logiques, formels, qui étaient supposés ne pas reposer sur les acquis culturels véhiculés par les langues naturelles, s’adresseraient à tous, indépendamment du capital culturel de leur milieu social. Cette perspective était compatible avec le rejet de la lecture naïve, cette dernière étant considérée comme une lecture déjà endoctrinée en quelque sorte. On était convaincu que le « naïf », le « naturel », dissimulaient l’aliénation à l’idéologie dominante, que la littérature lue « naïvement » produisaient des effets de croyance analogues à la religion « opium du peuple ».

Brice Tabeling : Benoît formule une alternative : ou bien la discipline est trop disloquée pour faire un colloque ou bien il faut, au contraire, faire des colloques afin de recréer un langage commun. Mais ces deux issues sont-elles les seules ? Un colloque n’est pas nécessairement destiné à créer un langage commun. En effet, ce qui m’a frappé à la lecture de la synthèse, c’est qu’il n’y avait pas d’accord. Tout ce que nous sommes capables d’exprimer, c’est une série de paradoxes, de contradictions non résolues. Même dans la réflexion autour de l’objet de la discipline que nous disons « littéraire », il ressort des discussions que la discipline n’a pas d’objet propre, sinon de prendre en charge les objets que les autres disciplines ne prennent pas en charge. L’ensemble des débats donne une impression de fragilité de la discipline. Pas d’autre résultat que celui-ci : il n’y a pas de langage commun. Je pense que c’est un constat utile : il fallait bien un colloque pour le faire apparaître.

Hélène Merlin-Kajman : En somme, tu penses que ma synthèse cherche à faire ressortir des accords, mais que c’est artificiel. Sans doute, j’aurais pu procéder en essayant de dessiner des « camps » : le camp des rhétoriciens, le camp des historiens, le camp des « culturalistes », le camp des « naïvistes a-chronistes » (j’aurais pu inventer ce dernier terme pour dessiner une nouvelle école, incertaine et courant le risque de la niaiserie, où je me serais placée moi-même...). Mais en réécoutant nos débats, ce sont des convergences inattendues qui m’ont frappée. Et notamment, la singularité de la position des spécialistes des siècles antérieurs à la Révolution française, ceux qui ont, de par leur formation dans la modernité et de leur, disons, fidélité à cette formation, un pied dans des problématiques contemporaines, un pied dans des siècles étrangers en apparence à ces problématiques. C’est grâce à eux que j’ai mesuré qu’il y avait une force propre due à la discordance, plutôt qu’une fragilité de la discipline littéraire. Et contrairement à ce que je pouvais penser avant le colloque, je suis maintenant convaincue qu’il est important de réfléchir à la formation littéraire (attention au langage, notamment), contrairement à ce vers quoi Marc Hersant aurait tendance à nous emmener.

Brice Tabeling : Je comprends. Michel Jourde a insisté, pour sa part, sur une définition de la littérature à partir d’une contradiction. Dans l’œuvre littéraire, le général se soumet au particulier ; le général n’est plus général : il résiste à la fois au contexte et à la théorie. Cette définition est séduisante, cohérente. Mais quelle est la force dont tu parles ? On pourrait parler, tout aussi bien, d’une faiblesse, notamment épistémologique ou même politique, puisqu’on ne peut dire autre chose de la littérature que son absence d’objet propre, de méthode propre et d’universalité. Ce qui m’a semblé encore plus frappant à l’issue du colloque, c’est que la question du langage et de la langue a été très peu abordée. Seul Jean-Nicolas Illouz, je crois, l’a vraiment posée.

Hélène Merlin-Kajman : Dans la synthèse, que je ne voulais pas trop longue, je n’ai pas mentionné la comparaison de Francis Goyet disant que nous faisions tous, dans notre coin, un travail prodigieux, mais que les autres ne le voyaient pas, un peu à la manière de comptoirs coloniaux. Si c’est le cas, y a-t-il une discipline commune ? Je voudrais vous citer le début d’un texte exceptionnel, écrit en 1989 par Claude Reichler (dans la synthèse, je me suis contentée de citer L’Age libertin, mais en fait, les textes, pour moi, se font écho) :

Dans les années soixante, l’étude des textes littéraires constituait un centre d’intérêt fondamental, dont la valeur heuristique et didactique ne faisait de doute pour personne. Les réflexions et les recherches se multipliaient dans un foisonnement et une qualité d’écriture qui firent du commentaire un genre majeur. Plus récemment, notre discipline est apparue comme un champ ravagé. Histoire littéraire, critique, sociologie ou sociocritique, psychanalyse, psychocritique, sémiologie... -, tout cela avait cessé d’être conçu comme les ramifications d’un vaste territoire de la pensée, et ne constituait plus que les parcelles d’un domaine imprécis et mal défendu. Aujourd’hui, les manifestations d’un renouveau d’intérêt pour la littérature et les lettes sont constantes. Pourtant, impossible de revenir simplement aux triomphes de naguère, marqué par une fausse autonomie du littéraire et par une hypertrophie du linguistique. Impossible tout autant d’en appeler aux recettes d’une culture humaniste ou historienne. [...]

Comment cerner les difficultés que rencontre le praticien des textes ? Comment lui rendre à la fois la conscience du caractère irremplaçable de son objet, et la confiance dans l’aspect complexe et mouvant de ses études ? Peut-on prendre des divers problèmes qui se posent aux métiers littéraires, une vision qui leur donne un sens, qui permette de les situer réciproquement, de les comparer, et finalement, de construire une perspective unifiante ? [10]

Je pense que ce diagnostic rendu en 1989 vous saisit autant que moi. C’est ce même constat d’un « champ ravagé » qui a motivé notre colloque. Le diagnostic me paraît aggravé aujourd’hui parce que l’on n’assiste pas, dans le social, à des « manifestations d’un renouveau d’intérêt pour la littérature et les lettres » (c’est même l’inverse, les politiques universitaires le prouvent), tandis qu’à l’inverse, nous entendons de toutes parts à des appels « aux recettes d’une culture humaniste ou historienne »

Que s’est-il passé depuis 1989, qui fait que la discipline ait échoué à « construire une perspective unifiante » ? Je pense que l’influence de la sociologie bourdieusienne, partout où elle s’est accompagnée de « pseudo-libertinage », a été un facteur aigu de dissolution. Mais peut-être que le projet d’une perspective unifiante n’est pas un bon projet. On pourrait préférer un projet de débats, comme ceux que nous avons menés. Notre problème, c’est que nous ne discutons pas des désaccords, que nous nous contentons d’un pacte de non-agression d’un comptoir sur l’autre ; alors que les historiens, qui connaissent une crise de leur discipline depuis quelques décennies, ou les philosophes, ne cessent pas de discuter de l’état de leur discipline.

Sarah Nancy : Sauf que si l’on repense à ce que disait Uri Eisenzweig au colloque, on peut dire qu’ils ont résolu le problème en divisant leur discipline en deux « continents » qui ne dialoguent pas : la philosophie analytique et la philosophie continentale.

Victor Béguin : De toute façon, la discussion est un régime de fonctionnement au sein de cette discipline. Le philosophe passe son temps à se demander ce qu’il est en train de faire et à le demander aux autres.

Hélène Merlin-Kajman : Oui, mais ce que je veux dire c’est que, pour moi, l’absence de discussion marque la disparition d’une discipline. Mais pendant notre colloque, ce qui m’a frappée, c’était le plaisir de tous les intervenants de se retrouver ensemble, par-delà les frontières habituelles de leurs « comptoirs ». Aussi bien les spécialistes de la période antérieure que les spécialistes de la période postérieure à la Révolution française - étaient contents de se retrouver pour présenter l’état de leur propre « comptoir ». Et c’est cela qui m’est apparu comme une force. Il s’est révélé, pour faire simple, que les 19èmistes et les 20èmistes se trouvent aujourd’hui un peu encombrés avec leur définition autotélique de la littérature (qu’elle s’appuie sur Bourdieu ou non). Il y a eu un effet de rencontre, même s’il est passé d’emblée par le désaccord autour de l’opportunité des guillemets. Personne n’a dit qu’on devait abandonner le terme. Les points d’accord sont les suivants : on doit reconsidérer nos corpus en abandonnant le souci du système, et l’obsession de la clôture du contexte historique.

Je ne parlerais donc pas d’une fragilité. Je dirais plutôt que ce colloque-ci appelle un autre colloque, et que c’est une manière de refonder la discipline. Cette discipline a besoin de ces boitements, de ces failles.

Stéphanie Burette : En t’écoutant, Brice, je me disais que ce qui peut nous réunir, c’est la langue ; mais alors, nous sommes peut-être constamment en train de faire de la littérature comparée. Même sans prendre en compte le contexte, on entend que la langue ne fonctionne pas de la même façon. Donc même quand on croit avoir à faire à la littérature, on a à faire à des définitions qui s’ajoutent au fil du temps et qui coexistent. Et ces définitions ne sont pas isolées, elles dialoguent.

Hélène Merlin-Kajman : En somme, tu universaliserais ce que dit Nicholas White sur la décanonisation/canonisation.

Clotilde Thouret : A propos de l’interrogation de Brice concernant la faiblesse ou la force de la discipline du point de vue de l’impossibilité de définir son objet, je vois un parallèle entre les spécialistes des siècles antérieurs à la Révolution française et ce que dit Jean-Louis Jeannelle sur la communauté de geste. Quant à moi, je vois donc plutôt une force dans ce geste productif de rassembler des textes qui n’appartenaient pas nécessairement à la « littérature » ; je vois surtout une force dans le geste interprétatif, du côté de la lecture, que peut apprendre à mon sens une formation littéraire. Si les frontières de la littérature bougent, l’usage qu’elle propose des textes et qu’une formation littéraire peut proposer pourrait sans doute être défini : pour moi, celle-ci résiderait dans une certaine manière de disposer esthétiquement un lecteur à l’égard d’un texte, en mobilisant les savoirs historiques, rhétoriques, narratologiques, etc. et l’expérience sensible, éventuellement singulière, née de la lecture. La discipline littéraire serait la discipline qui fait travailler l’intelligence sensible. Il me semble que cela rejoint dans une certaine mesure la perspective d’Anne Régent-Susini.

Sarah Nancy : Cela suppose de postuler une adresse au lecteur. Nous devons avoir la force de parier qu’on puisse appeler « littérature » des textes destinés à être interprétés, qui supposent une adresse, qui appellent quelque chose : une lecture, une interprétation, un devoir de s’en saisir.

Hélène Merlin-Kajman : Je me demande cependant s’il ne faut pas résister au désir que nous avons de réunifier la discipline : il ne faudrait pas le faire trop vite, parce que la force de la littérature, c’est sa force de perturbation de » l’ordre du discours » - ou sa manière de faire écho à ce qui reste aux marges de » l’ordre du discours », en souffrance. Nous ne devons pas faire comme si nous pouvions trouver un dénominateur commun à très long terme. Le dénominateur commun, c’est le décalage. C’est une base faible, mais solide en fait.

Brice Tabeling : Mais tu revendiques donc la faiblesse ?

Mathilde Faugère : Il me semble qu'on peut considérer cette faiblesse comme un avantage, une spécificité. Florence Dumora le disait dans son intervention : nous lisons en littéraires, et d'une certaine manière nous sommes les seuls à pouvoir encore lire certains textes parce que nous les lisons en littéraires et non seulement pour les thèses qu'ils appuient. La souplesse du concept « littérature » nous y aide.

Brice Tabeling : Pour moi, ce phénomène annonce le fait que le terme « littérature » est de plus en plus inutilisable.

Hélène Merlin-Kajman : Je reviens à la remarque de Lise faisant écho à l’exposé de Marc Hersant. Je n’ai pas vécu l’acquisition des outils forgés par la théorie critique des années soixante-dix comme une stérilisation ou un appauvrissement. Les acquérir était au contraire une entreprise bouleversante, enthousiasmante. Nous avons appris, notamment, à prêter une attention incroyable au moindre mot dans un texte. Il y avait une extraordinaire richesse, une sophistication positive des approches linguistique et paralinguistique de la littérature. Cette formation nous a sensibilisés à la textualité, à de la signifiance, de façon en quelque sorte définitive, mais aussi aux décalages historiques, c’est ce que j’ai compris en écoutant notamment les spécialistes de périodes antérieures à la supposée « invention de la littérature ». Ce n’est pas du tout une sensibilisation « discursiviste » - les discursivistes ont ramené le texte à de la pragmatique de manière mécanique. Chez ces derniers, « rien ne cloche » (pour reprendre un titre d’article de Michel Pêcheux qui, quoique le premier à avoir créé l’analyse du discours, n’avait rien d’un pragmaticien voulant clôturer le texte et la discipline).

Brice Tabeling : Tu écris que le mot « littérature » est une catachrèse. Qu’est-ce qu’on fait d’une catachrèse qui disparaît ?

Hélène Merlin-Kajman : Mais qu’est-ce qu’une catachrèse qui disparaît ? Une catachrèse, cela ne peut pas disparaître, puisque le sens propre a toujours manqué. Une catachrèse, ce n’est pas une homonymie, ce n’est pas une métaphore...

Dionys Del Planey : J’ai l’impression que la solution pourrait être non pas de penser la discipline par rapport à elle-même, mais de la penser dans les autres disciplines. Les scientifiques que nous avons reçus dans le cadre du séminaire de Transitions disaient ne pas pouvoir dialoguer entre eux ; or, un site existe qui les rassemble : c’est Transitions. Notre mouvement pourrait revendiquer l’impossibilité de faire système et décider que la littérature doit se fondre dans les autres disciplines pour permettre entre elles un partage. On pourrait contribuer à promouvoir l’idée que la littérature doit être répandue comme ce qui lie toutes les disciplines. Mais alors, est-ce qu’on pourrait faire encore une recherche en littérature ? Voilà ce que je ne sais pas.

Hélène Merlin-Kajman : Je suis d’accord avec ta perspective jusqu’à un certain point. Quand j’étais en licence, j’étais étudiante dans le département STD, « Science des textes et documents », de Paris 7 (on disait « Jussieu »). Le mot « littérature » avait disparu : on oscillait entre des perspectives textualistes et la volonté de dissoudre la littérature dans le vaste ensemble des discours. Du mythe aux documents les plus divers, tout était soluble dans une vaste science des discours qui concernait donc, en principe, toutes les disciplines. Et puis, quand cette « science » a reflué sur la seule » littérature », selon le mouvement évoqué par Claude Reichler, on s’est retrouvé avec la « chose », mais amaigrie, et sans le « mot »...

Manon Worms : Cela prouve qu’il y a une question de génération. J’avais le même sentiment que Dionys quand je suis arrivée à Transitions, et je ne connaissais pas l’histoire de STD. Je suis trop jeune pour en avoir le souvenir. Et cela s’entend aussi chez Benoît Autiquet : nous n’envisageons pas la diffusion de la littérature au-delà de ses frontières disciplinaires comme un risque.

Hélène Merlin-Kajman : Oui, votre génération baigne dans le motif de la « crise des humanités », etc. Donc vous avez le sentiment qu’il y a une discipline forte et bien constituée, d’un côté, et qui, de l’autre, est seulement menacée par le néo-libéralisme. Cela m’apparait de plus en plus comme un piège : une menace d’oubli, de contresens sur les enjeux du présent.

Madeleine Savart : Dans les filières de formation actuelles, les lettres existent mais ne sont pas valorisées par la société qui les entoure. La « crise des humanités » se reflète particulièrement dans la dévalorisation de la filière L au lycée, qui est la plupart du temps sous représentée et en tout cas rarement mise en valeur. Le rapport entre les sciences et les lettres s'est radicalement inversé au détriment des lettres, qui aujourd'hui ne sont plus la matière principale : il n’y a qu’à voir les coefficients du bac par exemple en S et ES : coefficient. 2 ! C’est rien ! Autre exemple, la BEL : au sortir des prépas littéraires, on nous propose beaucoup plus d'écoles où étudier le commerce ou la communication que de continuer en lettres.

Dionys Del Planey : J’ai l’impression qu’on se trompe en voulant la revaloriser et en voulant la réinstituer comme discipline. Il faudrait qu’on puisse aller partout pour créer un espace transitionnel, afin que les disciplines soient cassées. La littérature serait le lieu qui mêle toutes les disciplines.

Mathilde Faugère : pour revenir à ces deux faiblesses que Brice évoquait au début du débat, à mon avis il faut différencier la faiblesse épistémologique et la faiblesse institutionnelle. La faiblesse épistémologique peut être lue comme une souplesse, une mise en question bénéfique. La faiblesse institutionnelle me semble, elle, être un vrai problème, un problème concret et urgent : qu'enseigne-t-on ? Et pourquoi l'enseigne-t-on ? C'est pour cela que j'aurais du mal à suivre ce que tu proposes, Dionys, car j'ai la sensation qu’il faut, au contraire, se réaffirmer comme discipline de l’intérieur. J’ai l’impression de donner à mes élèves quelque chose qu’ils ne pourront pas avoir ailleurs, pas seulement un lieu de transition entre d'autres disciplines, mais pour leur donner cela j'ai besoin d'un temps propre, d'un temps où la discipline est acceptée comme telle.

Hélène Merlin-Kajman : Le livre de Marie Depussé intitulé Qu’est-ce qu’on garde ? [11] raconte l’aventure de la fondation de STD. A cette question, dans les années qui ont suivi mai 68, la réponse était « rien » : on ne garde rien. En 2000, la question était devenue plus compliquée, et c’est la raison pour laquelle elle la posait à nouveau. Un passage, d’emblée, annonçait le motif de la perplexité : « Je gardai, en douce, la série des Lagarde et Michard, clairs, rangés par siècle et illustrés avec modération. On serait si heureux, maintenant, de les faire lire, de force, aux étudiants de première année. [12] » On pourrait aussi mentionner l’article célèbre de Barthes, « Sur un manuel », définissant la littérature comme ce qu’on enseigne – et ce qui constitue un souvenir d’école. Bien sûr, ces attaques se lançaient sur fond d’une présence incontestée de la incontestée de la littérature. Personne ne fait n’imaginait qu’elle pourrait un jour être menacée dans les formes où elle l’est aujourd’hui. Mais c’est ce que qui m’empêche de penser que c’est le néolibéralisme qui a fait disparaître la littérature.

A part ça, je suis assez d’accord avec ce que dit Dionys. Il y a quelque chose que le colloque n’a pas abordé : la littérature ne pourrait-elle pas être le supplément d’âme, le « liant » dans ce qui fait désormais le cœur de la société – l’économie, le commerce, les sciences « dures » ? Mais je suis d’accord avec Florence et Mathilde pour penser que, pour défendre cette idée-ci, il faut circonscrire fortement, et prospectivement, la discipline, à l’inverse de ce que faisait STD, pour ne pas se contenter d’être nostalgiques. Il s’agirait de redéfinir la discipline en faisant de ses fragilités des forces. Et je pense à la dernière proposition du livre de Zygmunt Bauman, La décadence des intellectuels [13] : la société a aujourd’hui besoin d’interprètes – c’est-à-dire de littéraires.

Sarah Nancy : Cette notion d’ « interprète » est délicate car on pourrait dire qu’aujourd’hui, dans les craintes qui s’expriment à propos de l’université, il y a précisément celle que nous ne soyons rien d’autres que des interprètes. J’entends beaucoup dire que nous risquons de ne plus être là pour faire de la littérature, mais pour apprendre à bien écrire dans les autres disciplines. Et cette crainte exigerait justement une redéfinition précise de la discipline littérature.

Stéphanie Burette : Je ne voyais pas d’incompatibilité entre ce que vous disiez, Mathilde et Dionys : avec son identité, la littérature pourrait servir à d’autres professions et disciplines qui en expriment le besoin.

Dionys Del Planey : D’accord, ce que vous m’avez montré, c’est que cette volonté est du côté des institutions. Mais justement, quand c’est imposé, cela ne marche pas. Quand les professeurs font des cours dans une autre filière parce qu’on le leur impose, cela ne marche pas, parce qu’ils les font en montrant combien ça les ennuie. Mais s’ils le faisaient avec une idée forte de leur utilité à cet endroit-là, les étudiants seraient passionnés : parce que, j’en témoigne, ils n’attendent que ça. C’est pour ça que l’idée de mouvement est importante, hors / à côté de l’institution. C'est une chose de décider d'accueillir d'autres disciplines en enseignant que la langue est fasciste et que la littérature est un objet de pouvoir ; c'en est un autre de chercher à rencontrer les autres disciplines en leur disant que la littérature est un espace sans cesse disponible au partage.

Hélène Merlin-Kajman : Oui, cela rejoint la dénonciation du pseudo-libertinage, de Claude Reichler, à laquelle ma synthèse fait allusion...



[1] Avec le soutien de la School of Arts and Sciences de Rutgers University et de l’EA 174 de l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3.

[2] Rutgers University.

[3] IUF, Sorbonne Nouvelle - Paris 3.

[4] Carole Allamand, Rutgers University, Pierre Bayard, Université Paris 8 - Saint-Denis, Mathilde Bombart, Université Jean Moulin - Lyon 3, Bill Burgwinkle, University of Cambridge, Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Université Paris – Sorbonne, Catherine Coquio, Université Paris Diderot - Paris 7 -, Catherine Croizy-Naquet, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, Nathalie Dauvois, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, Florence Dumora, Université Paris Diderot - Paris 7, Uri Eisenzweig, Rutgers University, Emma Gilby, University of Cambridge, Florence Goyet, Université Stendhal - Grenoble 3, Francis Goyet, Université Stendhal - Grenoble 3, Marc Hersant, Université Jean Moulin - Lyon 3, Jean-Nicolas Illouz, Université Paris 8 - Saint-Denis, Jean-Louis Jeannelle, Université Paris – Sorbonne, Myra Jehlen, Rutgers University, Michel Jourde, École Normale Supérieure de Lyon, Ullrich Langer, University of Wisconsin – Madison, Michel Magnien, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, Claude Mouchard, Université Paris 8 - Saint-Denis, Oana Panaïté, Indiana University – Bloomington, Jean-Paul Sermain, Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, Johannes Türk, Indiana University – Bloomington, Nicholas White, University of Cambridge.

[5] Afin d’alléger le texte, je n’indiquerai la période de la spécialité du contributeur que lorsque le contexte ne le désignera pas clairement.

[6] Cf. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978.

[7] Selon ce que Claire Badiou-Monferran a appelé, pour s’en séparer, « le moment discursiviste » : pour les discursivistes, les « organisations transphrastiques » qui constituent le discours « sont orientées en fonction de la visée du locuteur, [...] constituent des actions verbales, [...] sont interactives, contextualisées, prises en charge, régies par des normes, et parties prenantes d’un interdiscours[7] » : ceci englobe la littérature sans privilège aucun, ni du côté des textes, ni du côté de leur analyse. Claire Badiou-Monferran, « Présentation : Le dialogue interdisciplinaire : un “conte de peau d’âne” ? », dans Claire Badiou-Monferran (dir.), Il était une fois l’interdisciplinarité. Approches discursives des Contes de Perrault, Academia Bruylant, p. 69 et 47.

[8] « Certains aujourd’hui souhaitent un retour du libertinage. Ils voient dans ce mot – dont jamais ils n’élaborent le concept, et dont ils escamotent l’histoire – un souverain remède à nos perplexités. Révolue l’époque des grands systèmes, effacés les dogmes et leurs millénarismes : le temps leur semble ouvert de la légèreté intellectuelle et des frivolités de l’esprit, de l’inconstance et de l’irresponsabilité. On mélange ainsi gaiement les galopades sexuelles et le jeu des idées, l’exubérance des formes, une vague catholicité, le libéralisme avancé, la décadence, le trouble des repères historiques, le spectacle et le changement des modes de penser. [...] Ce dont nous avons besoin ne réside pas dans la déliquescence des attitudes intellectuelles ; au contraire, en ce moment de désarroi fécond et de solitude où chacun est renvoyé à ses propres ressources, il faut affirmer la responsabilité de la pensée et pratiquer une éthique du discours. Si léger que soit notre apport, si incertaine notre place, dans tout travail intellectuel nous construisons une compréhension du monde et nous prétendons la transmettre aux autres. Ce double geste arrête la fuite des discours et fait de nous des sujets historiques. Nos paroles nous engagent, elles confèrent, à nous-mêmes et à ceux auxquels nous demandons une reconnaissance et peut-être des réponses, une position qu’il serait vain de vouloir esquiver. » (Claude Reichler, L’Age libertin, Minuit 1987, p. 7-8)

[9] Cf. Catherine Henri, De Marivaux et du Loft. Petites leçons de littérature au lycée, Paris, P.O.L., 2003

[10] Claude Reichler, «  La littérature comme interprétation symbolique », dans Claude Reichler (dir.), « L’Interprétation des textes, Minuit 1989, p. 81.

[11] Marie Depussé, Qu’est-ce qu’on garde ?, Paris, POL, 2000.

[12] Op. cit., p. 11.

[13] Zygmunt Bauman, La décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes, Paris, Ed. Jacqueline Chambon, 2007. Transitions a organisé une table ronde autour de ce livre le 10 septembre 2011 (compte-rendu à paraître sur ce site).