« Littéraires de quoi sommes-nous les "spécialistes" ? »

Deuxième demi-journée

 

Spécialistes... de quoi ? comment ? Cette intervention d'Anne Emmanuelle Berger s'inscrit dans la première des sessions consacrées à des redéfinitions possibles de notre discipline (vous pouvez lire ici l'argument général et la synthèse du colloque « Littéraires, de quoi sommes-nous les "spécialistes" ? »). Il était demandé aux participants d'essayer de circonscrire, théoriquement, ce qu’ils considèrent comme l’objet de leur propre « spécialité » ou compétence.

 

 

 

Nous remercions les différents intervenants du colloque de nous avoir permis de diffuser leur intervention ou d'avoir accepté de nous en donner une version écrite. Il leur a été proposé, dans ce dernier cas, de conserver dans leur texte écrit les caractéristiques orales de leur communication et les textes publiés ici sont donc, dans une mesure variable, à rapprocher d'une transcription de leur intervention orale.

 

Anne Emmanuelle Berger est professeure de littérature française et d'études de genre. Elle dirige le Laboratoire d'étude de genres et de sexualité (UMR 8238 - CNRS / Paris 8 / Paris Ouest). Ses recherches actuelles portent notamment sur le traitement de la « maternité » dans les champs féministes et occidentaux, ainsi que sur les rapports entre féminisme et philosophies du langage en Occident aux XXe et XXIe siècles. Elle a écrit de nombreux ouvrages, dont Le Grand Théâtre du Genre. Identités, Sexualités et Féminismes en Amérique (Belin, 2013).

 

 

 


« ... De quoi ? Comment ? » (1)
 

 

Anne Emmanuelle Berger 

01/12/2018 

 

 

 

 

 

 

Penser le « genre » en langue(s), ou : comment faire des études de genre en littéraire[1] ?

 

 

Je suis de formation littéraire, mais je campe depuis un certain nombre d’années dans le champ français de ce qu’on nomme les études de genre aujourd’hui (je précise la géolocalisation de ce champ pour des raisons qui apparaitront très vite). Je suis donc confrontée à la question, double ou duelle, de ce que ça veut dire que de faire de la littérature et d’enseigner la littérature, dans une perspective dite « de genre », et de ce que ça peut bien vouloir dire, au moins pour moi, que de mener des études de genre en littéraire. Y a-t-il une spécificité, ou une spécialité, de l’approche littéraire en études de genre ?

Mais avant de commencer à répondre à cette question, je précise que, sur le plan institutionnel comme sur le plan de la production scientifique, les littéraires en France sont minoritaires dans le champ des études de genre, même si d’illustres championnes de la cause littéraire ont été parmi les premières à œuvrer, à constituer ce champ de recherche, dès le début des années soixante-dix.

Les études de genre, je le rappelle, sont en effet les héritières de ce qui s’est d’abord appelé Women’s Studies aux États-Unis. Leur émergence a coïncidé avec un double phénomène : d’une part, l’apparition, en Occident, dans la foulée des mouvements culturels des années soixante, de mouvements ou du mouvement de libération des femmes qui fut, à cette époque, un mouvement de fond, un mouvement populaire ; d’autre part – et bien sûr tout est lié –, l’arrivée en nombre de femmes à des postes d’enseignement et de direction de recherche dans l’université (la corrélation est très claire de ce point de vue aux États-Unis, où le tout premier programme de Cornell en 1969 fut la prolongation d’une class action menée par un certain nombre d’universitaires femmes qui s’étaient vues refuser la titularisation).

À ceux, et celles, qui ne comprennent pas la nécessité de ce champ interdisciplinaire ou qui y voient l’expression d’un projet identitaire ou particulariste, permettez-moi de rappeler ce qui s’est passé dans le champ de la pensée et du savoir en Occident au XVIIIe siècle. Rousseau, on s’en souvient, déplorait à longueur d’écrits que ce qu’il appelait « l’étude de l’homme » n’ait pas encore commencé, et qu’à toutes les connaissances accumulées (et répertoriées dans la jeune Encyclopédie), il manquât donc « la connaissance de l’homme ». Lui-même a ainsi à la fois annoncé et amorcé cette « étude de l’homme » à plusieurs reprises et de différentes manières, et d’abord dans Le Discours sur l’inégalité et dans Les Confessions. C’est donc au XVIIIe siècle que ce qu’on a appelé au siècle suivant les sciences de l’homme sont apparues d’un même élan comme pensables ou concevables, et comme nécessaires. Et c’est bien sûr l’ascension de la bourgeoisie, porteuse d’une critique de la théocratie d’ancien régime et d’un projet d’émancipation sociale des individus, qui a rendu possible l’invention conjointe des droits de l’homme et des sciences de l’homme.

De même, l’avancée des droits des femmes en Occident au XXe siècle, l’idée désormais admise que la hiérarchie sexuelle n’est pas une condition naturelle ou une fatalité humaine (pas plus que la condition de « naissance » n’était un ordre du destin pour les hommes du XVIIIe siècle), et enfin l’accès d’un certain nombre de femmes à des positions de savoir et de pouvoir, ont rendu possible l’émergence d’une science des femmes, qui est venue à la fois compléter et interroger les sciences de l’homme. Pas de science(s) des femmes sans droits des femmes. Pas de bonne science de l’homme sans science des femmes ; donc, pas de sciences humaines qui ne soient à la fois sciences des femmes et des hommes. Mais la science ne se contente pas de décrire ses objets. Elle les transforme en les pensant, et avec l’opposition hiérarchique des genres, c’est la division binaire des sexes comme des genres qui a fini par apparaitre, sinon comme intenable, du moins comme également contestable.

Je reviens maintenant à mon propos central : celui des modes d’articulation entre études littéraires et études de genre. En France, vous disais-je, les études littéraires sont minoritaires en études de genre, même si elles ont joué un rôle pionnier dans l’émergence de ce champ, et si la contribution des littéraires françaises a en particulier été reconnue à l’étranger, et d’abord dans le monde anglophone. Alors même qu’aux États-Unis, les chercheuses et chercheurs émanant des départements de littérature ont tout de suite été nombreuses et nombreux à émarger à ce nouveau champ de recherche, et ont continué à l’être (si tant est qu’il reste quelque chose comme un champ d’études littéraires à l’heure actuelle dans l’université américaine), de sorte que les grands noms de la pensée féministe ou queer américaine sont pour une bonne part des littéraires de formation (je songe par exemple à Domna Stanton, Teresa de Lauretis, Eve Sedgwick ou Biddy Martin, et même à Butler, qui est certes une pure philosophe dans la tradition continentale, mais qui enseigne à Berkeley dans un département de « rhétorique » et qui est, en effet, une bonne analyste de la rhétorique des discours), en France, le champ est largement dominé par les historiennes et les sociologues. C’est lié d’une part à l’histoire institutionnelle, et donc au fait que l’histoire est, depuis très longtemps, la discipline reine des sciences humaines en France – c’est elle qui a le pouvoir comme on l’a vu avec la fondation de l’EHESS qui continue d’être dominée par des historiens, ou encore avec la fondation des Maisons des sciences de l’homme par Braudel –, et c’est probablement lié d’autre part à la façon dont ces disciplines pensent, à leur conception et leur conceptualisation de l’objet et de la catégorie « genre ».

De fait, et cela me permet de commencer à répondre à l’un des pans, ou des versants, de ma question initiale (qu’est-ce que cela veut dire que de faire des études littéraires dans une perspective « de genre » ?), l’approche du « genre » qui domine en littérature en France est une approche historienne. Il s’agit en particulier, pour mes collègues qui travaillent à la croisée de la littérature et du genre, non seulement de faire l’histoire des représentations du féminin et du masculin dans la littérature, mais surtout de faire l’histoire des femmes en littérature, autrement dit, de travailler à exhumer et exhausser la production littéraire des femmes, pour l’intégrer dans un récit – celui de l’histoire littéraire, telle qu’elle est véhiculée par l’institution scolaire – dont elles sont demeurées largement exclues jusqu’à ce jour. Ce geste d’intégration dans un récit patrimonial androcentré (et androcentré parce que patrimonial) a une fonction et une portée à la fois analytique et critique. Il permet d’interroger les présupposés idéologiques qui sous-tendent le jugement de valeur esthétique (à quoi reconnait-on qu’une œuvre est majeure ou mineure ?) ainsi que les mécanismes compliqués qui président à la formation de ce qu’on appelle un canon. Nous le savons, l’histoire littéraire comme l’histoire de l’art sont de drôles d’histoires ; elles relèvent d’une conception et d’une pratique de l’histoire particulières qui font largement fi des procédures habituelles du travail historique (le travail d’archive et le recensement exhaustif), puisqu’elles constituent leur récit en fonction de critères tels que la valeur esthétique d’une œuvre, son impact mémoriel ou son importance culturelle, autant de critères qui demandent à être au moins pensés à défaut d’être interrogés. Ce sont donc des histoires traditionnelles, au sens littéral du terme, c’est-à-dire des histoires fondées sur – et qui ont pour objet – la transmission d’un héritage constitué en tradition, avec toutes les complications et les opacités idéologiques qui s’attachent à un tel projet.

Beaucoup d’entre nous ont été initiés à l’histoire littéraire par le Lagarde et Michard (je ne sais si ce manuel existe encore), dans lequel ne figuraient que deux auteures femmes ou du moins reconnues comme telles : Madame de Lafayette et George Sand. (Je crois qu’il y avait aussi Marie de France mais le Moyen-Âge paraissait si loin que le genre des auteur-e-s en devenait insignifiant, dépassant littéralement l’imagination). Madame de Sévigné et Marceline Desbordes-Valmore avaient droit à la mention de leur nom en passant, mais pas à un morceau choisi de leur œuvre. Verlaine, Rimbaud, ou Aragon, après Baudelaire, ont eu beau saluer en Desbordes-Valmore une précurseure et un modèle, les poètes étant peut-être plus larges ou plus « femmes » d’esprit que d’autres genres d’hommes de lettres (mais ça c’est une immense question que je laisse de côté) – Rimbaud lui reconnait ainsi à bon droit l’invention mutine du poème hendécasyllabique, qui fait trébucher l’alexandrin et inaugure l’ère de l’impair –, l’histoire littéraire lui a préféré les épanchements de son contemporain Lamartine. On attend toujours par ailleurs, en France du moins, une histoire de la littérature française, sinon occidentale, qui prendrait la mesure de ce qui s’est passé au XXe siècle, en l’occurrence une véritable explosion de la littérature faite par des femmes (je ne dis pas nécessairement de littérature féminine). La même chose s’est produite du côté des arts visuels. Le XXe siècle en littérature est, pour la première fois, le siècle des femmes. Pour la première fois, les plus grands écrivains du XXe siècle ne sont pas seulement des femmes bien sûr, mais sont aussi, indéniablement, des femmes. C’est l’indice d’une véritable révolution culturelle, dont on ne semble pas avoir pris vraiment la mesure. La chose est finalement quand même en cours, grâce à des chercheuses en études de genre justement, puisqu’un projet a été déposé tout récemment en ce sens, et accepté, chez Gallimard, projet qui concerne en fait la totalité de l’histoire littéraire française et pas seulement le XXe siècle.

Cette approche que je qualifie globalement d’historienne est donc nécessaire, elle constitue une vraie contribution scientifique dont s’enorgueillissent à bon droit les études de genre lorsqu’elles expliquent, et s’expliquent à elles-mêmes, comme elles le font souvent depuis quelque temps, « ce que le genre fait aux disciplines » (c’est d’ailleurs le titre d’une des tables rondes plénières qui vont avoir lieu dans le cadre du 1er Congrès en études de genre en France organisé par l’Institut du Genre, dont j’assume pour l’instant la direction, en septembre à Lyon). Voilà donc ce que le genre fait ou peut faire à la discipline littéraire et j’essaie moi-même d’apporter ma contribution à cet effort, même si ce n’est pas mon objet principal ni le trait principal, j’y reviendrai, de mon intervention dans le champ des études de genre. J’ajoute quand même au passage que les Women’s Studies puis les Gender Studies américaines et britanniques ont lancé ce type de projet et de recherches dès la fin des années soixante-dix, et que les chercheuses et chercheurs français et francophones dans ce domaine ont largement bénéficié des apports de la recherche américaine qui a, la première, interrogé de ce point de vue le canon littéraire français et proposé nombre d’œuvres de femmes oubliées ou minorisées à la relecture.

Mais ce n’est pas la seule façon de penser et de pratiquer « l’épinglage » – pour emprunter un mot à Foucault – des études de genre sur les études littéraires et j’en évoquerai rapidement une autre, avant de passer au second volet de ma question : non pas : « qu’est-ce que le genre fait à la discipline littéraire ? », mais « qu’est-ce qu’une approche littéraire peut faire aux études de genre ? »

Faire de la littérature dans une perspective dite « de genre », c’est aussi contribuer au renouvellement de la lecture des œuvres canoniques. C’est une banalité que de le dire, mais je veux vous donner un exemple concret de la portée du geste. Prenons les Lettres Persanes, œuvre canonique s’il en est, de la littérature française, et qu’on étudie dès le lycée en morceaux choisis. Je ne sais pas, là encore, ce qu’il en est aujourd’hui, peut-être qu’on n’étudie même plus Montesquieu au lycée, mais quand j’étais lycéenne, les morceaux choisis dans les Lettres Persanes étaient toujours choisis parmi les lettres échangées entre Usbek et Rica, ou entre l’un d’entre eux et l’un de leurs amis persans. Ce sont, nous le savons, des lettres mi-ethnographiques, mi-philosophiques, qui portent sur le café à Paris comme sur les différents régimes monarchiques, le problème de la justice, la question du commerce, etc. Or les Lettres Persanes comportent en réalité un double système d’échange épistolaire ; elles sont à double fond. Il y a d’un côté, le discours de la philosophie éclairée qui circule entre amis, – voyageurs ou restés au pays –, de genre masculin (c’est ce que j’appelle la scène de l’amicale humaniste internationale, traditionnellement de genre masculin), de l’autre, les lettres en provenance ou en direction du sérail d’Usbek, dans lesquelles se révèle la nature despotique du pouvoir exercé par Usbek sur ses femmes. Et à la fin des Lettres persanes a lieu, non pas une révolution de palais, mais une révolution de maison, une révolution du ou au sérail, dans des termes qui font penser que le politique, l’action révolutionnaire et la philosophie éclairée ne sont pas nécessairement ni exclusivement du côté où on les croyait et où on faisait semblant de les cantonner. Aristote a fait très exactement la théorie du dispositif des Lettres Persanes dans sa Politique, c’est-à-dire celle de la séparation entre la sphère domestique et la sphère politique, qui a marqué toute la pensée et le traitement occidental du politique et de la politique jusqu’à récemment. D’un côté, la communauté des hommes libres (libres donc aussi de voyager), de l’autre, la sphère domestique où le mari exerce sa domination de droit et de fait sur les femmes et les esclaves, ainsi que sur les enfants. Ce maître-mari a un nom en grec, c’est le despotes, le despote, d’une racine sanscrite « patih » qui donne aussi « spouse, époux », en anglais et en français. Aristote distingue l’exercice du pouvoir dans la maison (qui est le fait du despotes et qu’Aristote qualifie de naturel) de l’exercice du pouvoir dans la sphère politique « libre » (et là, le chef contractuellement reconnu comme tel, est nommé par lui basileus). Ce qu’on appelle un despote, en politique, c’est donc littéralement quelqu’un qui traite ses sujets ou la communauté politique qu’il dirige comme si c’était les femmes de sa maison. Usbek est aristotélicien dans sa conception et sa gestion de la division des sphères. Mais la façon dont Montesquieu traite et malmène cette division, et sa critique du despotisme qui caractérise à la fois les rapports au sein de la maison d’Usbek et les monarchies orientales et françaises mettent à mal cette division. Or, quand on exclut la scène du sérail de l’analyse philosophique et politique des Lettres Persanes, comme on le fait dans les recueils scolaires de morceaux choisis, mais comme on l’a fait aussi longtemps dans le commentaire politique de l’œuvre de Montesquieu, y compris Althusser lui-même dans La Politique et l’Histoire, on fait comme Usbek : on sépare la scène dite domestique de la scène philosophico-politique, on prétend qu’elles sont de nature différente et qu’elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Inversement, quand on réintègre la scène du sérail dans le champ de lecture, tout change.

Mais en vérité, et je suis donc, à la faveur de cet exemple, en train de passer sur l’autre versant de ma question initiale, il ne faut pas se contenter de faire valoir ce que les études de genre apportent à l’étude de la littérature. On pourrait, et il faudrait aussi, se demander et reconnaître ce que quelque chose comme la « littérature » peut apporter aux études de genre. Très rapidement, la littéraire que je suis ajoutera donc deux remarques concernant les Lettres Persanes. Le montage des Lettres est un formidable dispositif critique, que Montesquieu en ait eu conscience ou non. Montesquieu, vous vous en rappelez, a inséré des « contes » dans plusieurs des lettres des voyageurs, contes qu’il intitule de manière provocatrice des « histoires » au sens que ce terme avait pris au XVIIIe siècle. Une « histoire » dans le métalangage littéraire du XVIIIe siècle est un récit qui s’annonce comme vrai – ce ne serait donc pas un conte – et qui s’efforce ainsi de paraître « naturel » par opposition au roman idéaliste du siècle précédent, fustigé comme absurde par Montesquieu. En même temps, l’« histoire », le mot « histoire », désigne et déclare bien son appartenance à la littérature, au projet littéraire de son époque. Bref, le titre annonce l’opération littéraire. Ces insertions d’histoires – l’histoire d’Aphéridon et d’Astarté, l’histoire d’Anaïs – relèvent en outre d’une fonction littéraire et rhétorique répertoriée, celle de l’exemplum. Ces « histoires » s’affichent donc à tous égards comme des morceaux et des moments de littérature insérés dans le tissu de la correspondance philosophique. Leur insertion met ainsi en jeu et en abyme l’espèce de confrontation entre philosophie et littérature que Montesquieu a mise en scène dans son « espèce de roman ». Or ces « histoires » sont de véritables fictions féministes. La première raconte l’amour réciproque entre un jeune homme et une jeune femme qui appartiennent tous deux à une minorité religieuse persécutée et se reconnaissent de statut égal ; elle donne une forme et un sens complètement nouveaux au scénario traditionnel de la délivrance d’une jeune femme par son prince charmant ; l’autre imagine le renversement des rapports de sexe traditionnels et l’abolition de la structure du sérail. De tels scénarios ne sauraient se produire en Perse, ni en France. Seule la fiction littéraire peut leur donner lieu et place. C’est donc comme si la littérature, c’est-à-dire ce qui s’annonce comme fiction littéraire dans le texte, donnait accès à l’envers de l’histoire contemporaine, et rendait pensable, parce que figurable, sinon l’avenir, en tout cas un autre monde, le monde de l’autre si l’on veut. Et c’est encore une banalité de le dire, mais si les femmes ont été jusqu’à récemment très absentes de la scène de l’Histoire avec un grand « H », elles sont au contraire très présentes, voire dominantes, sur la scène des « histoires », par le biais du roman, du théâtre ou d’autres formes de récits, depuis toujours. Deuxième remarque : les Lettres Persanes sont construites sur une série d’oppositions qui se recoupent l’une l’autre : sphère publique/ sphère domestique ; France/ Perse ; Hommes/ Femmes ; philosophie/ littérature, oppositions que le double système de la correspondance – l’amicale humaniste internationale masculine d’un côté, les lettres du et au sérail de l’autre – permet d’organiser et de maintenir. Mais ces lettres relèvent de la littérature et sont donc destinées à être lues dans leur ensemble ; autrement dit, s’il y a une scène clivée de la correspondance, il y a inversement une scène croisée de la destination du texte. Si, dans la fiction des Lettres Persanes, les correspondances et les correspondants demeurent séparés jusqu’au drame final, si les lettres philosophiques sont censées n’être destinées qu’aux hommes, si les lettres despotiques ou érotiques sont « réservées » aux femmes, le texte appelle et engendre nécessairement une lecture globale et croisée. Des femmes comme des hommes ont lu les Lettres Persanes dès leur publication. Femmes comme hommes en sont d’emblée les destinataires ultimes et cela seul suffit à ébranler d’avance le système des oppositions qui structurent la fiction de Montesquieu. Pour le dire autrement, dès lors qu’elle fait l’objet d’un traitement littéraire, l’amicale humaniste masculine s’ouvre malgré qu’elle en ait, sans le savoir et sans qu’elle ait besoin de le savoir, aux femmes. C’est aussi cela que nous racontent les Lettres Persanes, à travers le personnage de Roxane. Et c’est tout cela que j’appelle le dispositif critique des Lettres Persanes. Seuls la littérature ou l’art sont capables de produire un tel dispositif. C’est ce que savent les littéraires et qu’elles et ils peuvent tenter de communiquer à leurs autres collègues en études de genre.

J’en arrive à la dernière partie de mon propos.

Contrairement à la plupart de mes collègues littéraires en études de genre, je travaille assez rarement, quand je séjourne dans ce champ, en tout cas certainement pas de façon systématique, sur des objets proprement littéraires, identifiés ou estampillés comme tels. Je n’en ai pas fait la théorie, mais en pratique, je ne crois pas aux frontières de la discipline. Par contre, et justement, j’essaie de penser, je crois penser, en littéraire, c’est-à-dire, comme je l’ai annoncé dans mon titre, « en langue(s) », – la littérature étant d’abord, ou en tout cas étant aussi, une glossolalie. Je commence donc par penser à la langue et aux langues, par y faire attention.

Prenons le mot « genre ». Je ne considère pas seulement le genre comme un objet philosophique, je ne l’adopte pas seulement comme une perspective, un interprétant ou une grille d’analyse, mais j’essaie, justement, de le prendre au mot, comme un objet linguistique, donc comme un ovni (car tous les objets de langue sont à ce titre des ovni) et c’est pourquoi je le saisis avec des guillemets, manière d’en interroger non seulement le sens ou la polysémie, mais le fonctionnement et les dysfonctionnements, à travers l’histoire et la géographie de ses usages. Ce faisant, c’est aussi le choix de sa mention, et, avec lui, la stabilité de la distinction entre usage et mention, que j’interroge. Mettre des guillemets au mot « genre », au mot « sexualité », ou à la locution « différence sexuelle », c’est ce que ne font pas, et considèrent sans doute comme futile, mes collègues historiens, sociologues, économistes, etc. Or cela ne signifie pas et n’inscrit pas seulement, pas simplement ou même parfois pas du tout, une distance intellectuelle voire idéologique. Mettre des guillemets, comme nous le savons, c’est une façon de soulever la langue, donc aussi de l’exhausser en l’interrogeant.

Prenons au mot le mot « genre » vous disais-je, qui sert à indexer tout un champ de préoccupations aujourd’hui, en anglais et en français, en vertu d’un usage spécifique, spécialisé du terme, qui se signale par son emploi en construction absolue : non pas « le genre humain » ou « le genre littéraire » mais simplement, absolument, « le genre ». Le genre, le mot « genre », dans son usage courant et non spécifique, est un catégorème, voire un méta-catégorème. Dans son emploi spécialisé contemporain, c’est un concept dit-on, et en effet son usage relève de la grammaire des concepts ou plutôt du concept : un concept supporte, voire appelle ou requiert, la construction absolue, et s’énonce toujours au singulier : un singulier générique, le singulier unitaire de l’universel. Et c’est pourquoi on tient tant, dans le champ des études de genre, à distinguer le genre des genres, autrement dit, le concept des réalités empiriques que le premier prétend subsumer et dont il prétend rendre compte en les conceptualisant. Ce concept est devenu depuis quelques années (un peu plus d’une décennie), en France, non seulement le socle philosophique et épistémologique d’un champ d’études, mais son socle institutionnel aussi, puisqu’il est désormais le seul terme autorisé par le ministère de l’enseignement supérieur – qui publie une nomenclature officielle des formations universitaires habilitées à délivrer des diplômes nationaux –, il est le seul autorisé, donc, à désigner et représenter un ensemble de recherches et de préoccupations qui sont pourtant loin d’être homogènes. De fait, au sein des études de genre, le paradigme du genre se trouve inquiété de multiples manières, par exemple par les études dites de sexualité.

Par quelles opérations rhétoriques, sémantiques, épistémologiques, voire politiques, passe-t-on alors de la catégorie ou du catégorème au concept ? Qu’est-ce qui fait que certains mots, certaines notions, deviennent à un moment donné des concepts (le genre) et d’autres non (la différence sexuelle, par exemple, qui est devenue, si l’on veut, un quasi-concept mais quand même pas complètement, peut-être aussi parce qu’elle s’énonce en deux mots) ? Et par quels tours de passe-passe linguistique, par quels chemins d’acculturation, par quels accidents de mémoire et d’histoire, par quels traitements géoculturels, est-on passé pour parvenir à transformer un outil taxinomique qui invite à décliner la chaîne lexicale et sémantique du génétique, de la généalogie et de la génération, affirmant ainsi dans son corps linguistique la naturalité et l’unité, voire littéralement l’homogénéité, de tel ou tel regroupement catégoriel (le genre humain par exemple) à un concept qui prend précisément pour cible les opérations de naturalisation et la chaîne logique et idéologique qui lie ensemble génétique, généalogie et génération ? Et que se passe-t-il quand on passe d’une langue à l’autre, quand on traduit – c’est-à-dire échoue à traduire – le « concept » de genre ? Par exemple quand on passe de « genre », très vieux mot donc, mais très jeune concept, à Geschlecht, vieux mot et vieille catégorie germanique qui conjugue aussi, comme le genre, les notions de sexe, de race et de famille, mais sans les donner à penser comme des formations naturelles au sens strict du terme (Derrida rappelait, dans son essai sur Heidegger et la question du Geschlecht, que le mot Geschlecht appartient à la famille lexicale de schlagen, qui veut dire frapper, marquer), ou quand on importe le vocable tel quel en japonais (en japonais, on « traduit » genre par generos), comme on le fait aussi avec le vocable queer en langue et contexte francophones ? Alors oui, on parle ou croit parler des mêmes choses, et bien sûr on étudie les mêmes textes, on pose le même type de questions, de part et d’autre du Rhin, dans les Geschlechterstudien, telles qu’on les nomme en allemand, comme dans les études de genre. Mais est-ce que genre et Geschlecht sont vraiment des équivalents, non seulement du point de vue du sens et des usages, mais de l’histoire intellectuelle et culturelle ? Je n’en suis pas sûre, et je donnerai un seul exemple de la portée non seulement sémantique, mais épistémologique, voire politique de cette fausse synonymie. Dans les mondes anglophone et francophone, on a tendance à séparer nettement deux traditions épistémologiques, qui engendrent à leur tour des divergences politiques : une tradition de pensée qui prend pour objet ou point de départ la différence sexuelle, et qu’on associe principalement à la perspective psychanalytique ; et une tradition de pensée qui s’intéresse non à la différence sexuelle, mais au genre, dans la lignée de la sociologie britannique et de la psychosociologie comportementaliste ou interactionniste américaine. Or, en allemand, la sociologie et la psychanalyse, contrairement au français ou à l’anglais, parlent une seule et même langue : en allemand, Freud ne parle pas d’abord de « différence sexuelle » mais bien de Geschlecht, donc d’emblée et depuis toujours de ce que nous appelons, en construction absolue, le genre, dans son sens spécialisé contemporain. Si, dans le vocabulaire freudien, un mot est donc susceptible d’ontologisation et de substantialisation, ce contre quoi Freud met d’ailleurs en garde à divers titres, ce n’est pas « la différence sexuelle », c’est das Geschlecht. (Dans les aires francophones et anglophones, c’est au contraire la notion de « différence sexuelle » qui est considérée, vous le savez, comme essentialisante, ou comme indexant des positions essentialistes.) Et quand Freud travaille comme il le fait aussi sur ce qu’il nomme les sexuelle Differenzen, au pluriel, ce n’est pas de « différence sexuelle » au sens franco-lacanien du terme qu’il s’agit, mais bien des différences de sexualité, au sens où l’entendent aujourd’hui les penseuses et les penseurs queer. De fait, c’est la traduction de Freud en français et en anglais, et la lecture critique de la psychanalyse, en particulier la lecture féministe, au prisme des langues romanes et de la dite « pensée française », qui a conduit à imputer au texte de Freud une distinction épistémologique et théorique entre « différence sexuelle » et « genre » au bénéfice de la première, qui n’existe pas dans l’original allemand. C’est donc toute l’histoire de la partition épistémologique entre ces deux paradigmes, celui de la différence sexuelle et celui du genre, qu’il faut reprendre quand on s’aventure en terrain germanique.

Mais de quoi nous parles-tu là, me diront certaines ou certains d’entre vous ? Est-ce encore de littérature qu’il est question ? Et je vous répondrai alors : c’est déjà de littérature qu’il est question. Car, si l’on peut concevoir la philologie, et la traductologie (si ce que je viens de dire en relève), sans la littérature, il n’y a pas de littérature pensable et praticable, sans l’une et l’autre. On écrit forcément toujours dans une ou plusieurs langues données, ou plutôt reçues, accueillies, empruntées, intégrées, rejetées, remaniées, bien ou mal, avec joie ou rage. On sait, quand on est littéraire (c’est-à-dire lecteur et/ou écrivain de littérature, et ici je ne parle pas, bien sûr, de la littérature comme institution culturelle datée), qu’il n’y pas de synonymie, ni intra-linguistique (à l’intérieur d’une langue dite naturelle), ni inter-linguistique (entre les langues), et que la traduction, pour être nécessaire, est impossible, parce qu’il y a toujours un reste. Et ce reste, tout ce reste est littérature, ou fait littérature. C’est l’objet a, si l’on veut, de la littérature. C’est pourquoi il n’y a pas ou ne devrait pas y avoir de pédagogie et de pratique analytique de la littérature sans attention à la langue et aux langues, sans interrogation de la langue et des langues.

La langue, les langues, dont le tour varie avec les lieux et les époques, sont des véhicules de déplacement et de pluralisation des formules du genre et de la sexualité. Elles introduisent de la différence et de l’instabilité dans la prétendue unité conceptuelle du champ. De sorte que prendre en compte la langue, faire attention à la langue, c’est compliquer l’analyse philosophique (en supposant que les mots ne sont pas de simples concepts universellement traduisibles) tout en contribuant à l’analyse historique, ou à l’historicisation de l’analyse. Car la langue, les langues, sont porteuses d’histoire : elles impriment et expriment toutes les variations, elles font trace, elles gardent en mémoire, et en même temps elles déplacent, elles renouvellent, à travers les constantes variations du sens. Et c’est pourquoi encore je parle justement pour ma part toujours de langue(s) au singulier-et-au-pluriel, et non de langage, de code symbolique avec ce que ce terme suggère de figement, de fixation immuable, dans le code et par le code.

Pour le dire encore autrement, ce qui m’intéresse (ou m’intéresse aussi) dans la constitution du champ des études de genre, c’est ce qui excède leur visée épistémologique. Prendre « le genre » au mot, c’est le traiter non seulement comme une catégorie, un outil, ou un concept, mais comme un morceau d’idiome, ce que j’ai d’ailleurs tenté de faire avec la notion de « différence sexuelle » dans le chapitre de mon dernier livre – Le Grand Théâtre du Genre – intitulé « Les fins d’un idiome ou la “différence sexuelle” en traduction ». Prendre le « genre » au mot, c’est donc s’intéresser non seulement à sa portée générale mais à ses usages singuliers, d’une langue à l’autre, d’un contexte à l’autre, d’un discours à l’autre, d’une œuvre à l’autre ; c’est examiner les variations de son emploi, la dispersion de ses traces et les vacillements de son sens, y compris à l’intérieur d’un même corpus, signé d’un seul nom propre : c’est une manière, littéraire, si l’on veut, non tant de troubler le genre, que de le déranger, en s’attachant à ce qui affecte la capacité même du genre, de la notion de genre, à produire du rangement, donc à saisir et fixer un certain ordre du monde.

Ce que la littérature fait au genre, à la notion de « genre », c’est ce que les langues font au concept : défaire son ordre, attenter à son unité et sa souveraineté, y compris au pouvoir de réduction conceptuelle qu’il exerce au sein des études de genre, à partir de leur pluriel. « La langue est-elle fasciste ? » se demandait Hélène Merlin-Kajman en reprenant Barthes il y a quelque temps. Et si la langue littéraire, si la littérature comme exercice, comme jeu et comme savoir(s) de la langue et des langues, était, comme telle, féministe ?

 

 

[1] Une version de ce texte intitulée « Genre » a été publiée avec l'autorisation de Transitions dans Fragments d'un discours théorique. Nouveaux éléments de lexique littéraire, dir. Emmanuel Bouju, Éditions Cécile Defaut, 2015.

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