Les Chats perdus, chapitre 10

 

Résumé des chapitres précédents

Dans le quartier des Pas perdus (qu’on appelle familièrement « quartier des Chats perdus »), depuis le 14 février de cette année, des fleurs sont déposées mystérieusement chez les uns ou chez les autres. Le premier, Furio Rosso, vieil italien retraité qui habite au dernier étage du 11, rue des Clartés, a découvert des lupins sur sa terrasse de style bouddhiste, et, suivant les conseils de la concierge, Adélie Brancart, il a porté plainte au commissariat. Tout laisse présumer que l’inspecteur Malik Fall, mis sur la touche par son supérieur hiérarchique en raison de sa lenteur et de sa rigueur obsessionnelles à mener les affaires, est chargé de l’enquête (chap. 1-5).

Le 11 rue des Clartés est en effervescence. La rumeur circule d’autant plus vite que de nouveaux locataires, Éric Dupont et Ophélie Mesrine (nièce de Jacques Mesrine), tous deux brocanteurs, ont pendu leur crémaillère en invitant tout l’immeuble à la fête. Éric Dupont a aussi convié son ami d’enfance Anselme Frey, vulcanologue et volcanologue, qui s’apprête à partir en Indonésie. Il y vient avec sa fille Aglaé et y rencontre Furio Rosso. Kleptomane, il subtilise un poignard en obsidienne que Dupont lui a demandé d’expertiser pour Ophélie, spécialisée dans la vente d’armes anciennes (Dupont, lui, vend des natures mortes). Âgée de 13 ans, Lydia, la fille d’Adélie Brancart, et son amie Rosalie, qui habite aussi l’immeuble, décident d’enquêter sur le mystère (chap. 6).

Le premier lieu où chacun cherche des informations est le magasin de Sarah Madamet, l’ancienne éditrice récemment reconvertie dans les fleurs, fleurs rêvées et fleurs vendues qui lui font souvent vivre une sorte de cauchemar éveillé (chap. 7).

Mais pour l’instant, si chaque personnage voit sa vie agitée par cette affaire, chacun a aussi suffisamment de raisons personnelles d’être préoccupé pour ne s’y rapporter que de façon un peu marginale. Seul le lecteur relève les indices convergents ; et il est aussi le seul à savoir qu’en fait, c’est un groupe un peu gauchiste, un peu anar sur les bords (ou un peu plus que sur les bords ?) qui agit.

Plusieurs de ses membres gèrent la crèche du quartier, fondée par Sacha Prizzi, la narratrice de leur épopée : ce sont Sacha, Juliette et Verlaine, assistées d’Hager, docteure, qui se connaissent depuis la prime enfance ; puis Mona, nouvelle venue à la crèche. Le groupe comprend aussi le vieux Charly, un ancien fleuriste, et Manu et Vincent, copains respectivement de Sacha et d’Hager. On sait que la petite bande a décidé de remercier de la sorte des personnes choisies pour la manière qu’ils ont eue de « prendre parti » dans leur vie. En « fleurissant leur vie », le groupe veut empêcher que leurs actions ne sombrent dans l’oubli le plus total. Furio Rosso a donc reçu un lupin « pour avoir participé au collectif Arseno Lupino qui avait notamment écrit un livre sur l’éducation des plus jeunes », livre qui a inspiré le projet de crèche à Sacha et ses copines. Et Adélie Brancart va recevoir une gueule de loup pour le premier squat qu’elle a créé avant de devenir concierge, et qui portait ce nom-là (chap. 8).

Ajoutons que le chapitre précédent, qui se déroulait du côté de Sarah Madamet, quelque part entre sa boutique et ses hantises, avait laissé le lecteur sur un mystère daté du 11 mai : « Le petit cattleya landate qu’on a livré ce matin. Je suis certaine qu’il lui manque une fleur. » (chap. 9) Et si vous allez sur internet, vous apprendrez que le cattleya landate appartient à la famille des orchidées…

 

 

 



... Pavé de bonnes intentions


 

Barbara Kadabra

OU

Carlo Brio

François Cornilliat

Florence Dumora

David Kajman

Hélène Merlin-Kajman

Brice Tabeling

17/06/2017

 

 

Le téléphone anonymisé que je serrais fort dans ma main vibra. Je regardai : « Il descend », me dit le texto. Se concentrer sur ce qui se passe. Entièrement. Ne pas laisser les idées parasites m’envahir. Ne pas penser à son inquiétude mêlée de fierté quand il rentrera chez lui. Garder les yeux rivés sur le porche. Ça s’ouvre. C’est lui, accompagné d’une femme. On a été bien inspirés de lui faire gagner deux places. Seul, il ne se serait peut-être pas déplacé.

Mona avait reçu le même texto que moi, de l’autre côté du boulevard. Elle prit le grand-père et sa compagne en filature. Verlaine, qui s’était postée entre le quatrième et le cinquième étage pour s’assurer que le « poisson » quittait bien son appartement, sortit de l’immeuble cinq minutes plus tard. Elle s’approcha de moi :

— C’est bon, je viens de sonner trois fois, il n’y a plus personne chez lui.

Je souris. Cool. Il n’y avait plus qu’à attendre que Mona confirme que les deux allaient dans la bonne direction, et on pourrait lancer le schmilblick.

— Tout va bien de ton côté ? me demanda Verlaine.

— Carrément, dis-je.

On attendit tranquillement, assises côte à côte sur le banc. Il faisait chaud. Dans la rue les gens étaient beaux. C’était cette période de l’année où les parisiens ont encore assez l’hiver en mémoire pour profiter pleinement de la chaleur. Personne n’osait encore se plaindre. Les quais du canal Saint-Martin étaient bondés, vibrant de vie, vie alcoolisée certes, mais vie quand même.

— Et toi ?

— Oui. Un peu fatiguée en ce moment. Un peu marre de la ville. Je t’avoue que j’ai hâte d’être à la mer...

— Tu m’étonnes…

Mon téléphone vibra. Message de « Vladimir ». « Vladimir », le nom du téléphone – anonymisé – de Mona. Je lus à haute voix :

« L’oiseau vole vers sa cage »

Je quittai, je fis Menu/Message/Nouveau message :

« Le rire long des cent grillons de l’été

Berce mon cœur d’une douceur bien stylée ».

Envoyer/Destinataires/Igor. Le message part. « Igor » était le nom du troisième téléphone portable. Charly lirait le message. Il se mettrait en route en se marrant parce que je suis décidément trop une poète.

— Bon, bah tout roule ! dis-je.

— Cool. Tu as la clé ?

Je mis la main dans ma poche et caressai du bout des doigts le métal réchauffé par ma cuisse.

— Yes.

Une légende urbaine dit qu’il existerait, pour chaque type de serrure, un passe-partout. C’est faux. En revanche, ce qu’on dit peu mais qui est bon à savoir, c’est que rien n’est plus facile que de soulever un paillasson. Et souvent, beaucoup plus souvent qu’on ne croie, les propriétaires des dits paillassons y laissent leur clé. Il suffit alors d’ouvrir la porte. Ou de courir faire une copie et de remettre la clé à sa place, quand l’accès à l’appartement doit être repoussé pour faire les choses comme il faut.

— Salut, vous !

On leva la tête : Hager, en tenue de footing. Pour pouvoir courir vite, supposai-je. Elle avait l’air un peu anxieuse. Verlaine lui fit la bise :

— Je vous laisse moi, des voisins m’ont vue dans la cage d’escalier, il ne faut pas que je traîne trop. A tout’ !

Hager s’assit à sa place.

— Ça va ? Je lui demande.

— J’ai faim. J’ai soif. Mais ça va.

— T’es une folle de vouloir faire ça en plein jeûne. On aurait vraiment pu s’arranger autrement…

— C’est bon. Tu sais à force de m’entraîner chaque année, je commence à être endurcie… Comment ça a été aujourd’hui ?

— Super bien.

— Vous avez revu Adélie Brancart ?

— Oui, c’est elle qui est venue chercher son môme. Tout sourire. Franchement c’est peut-être narcissique de dire ça, mais j’ai l’impression que depuis qu’on a déposé la deuxième fleur, elle a la patate comme jamais.

— Tu penses qu’elle a fait le lien avec sa vie d’avant ?

— J’espère. En tout cas il y a un truc dans son visage qui s’est… ouvert.

Hager sourit.

— On est magiques.

Je hochai la tête, et on resta là en silence. Je pensai à l’homme à qui on s’apprêtait à livrer quelques kilos de fleurs Arlequin, alias sparaxis gransiflora. « Tout le monde a une fleur qui va avec son choix de vie, nous nous chargeons de la trouver ». Ç’aurait été notre slogan si on avait été une start-up plutôt qu’un groupe de potes.

Charly arriva en camion et me tira de ma rêverie. A partir de là, concentrée, j’agis en automate. On y alla au culot. On monta tous les trois avec une cagette de fleurs, on ouvrit la porte, j’esquivai l’attaque d’un chat, on posa tout au milieu du salon, on redescendit au camion, on reprit des cagettes… En terme de quantité, on avait voulu marquer le coup. Une demi-heure après, le salon s’était transformé en serre. Et nous déposâmes notre carton, imprimé à l’avance : « Merci ». Et je pensai, dans ma tête, comme un hommage : merci, parce que dans les gens à qui tu as donné l’envie du théâtre, il y avait un jeune homme et une jeune femme qui ont continué par la suite et qui ont eu une fille et qui l’ont appelée Sacha. Cette fille là, c’est moi.

Le camion démarra. Mon corps se détendit peu à peu. 21h07. Dans une petite heure arriverait la coupe du jeûne. On s’était promis d’attendre pour entamer le repas tous ensemble. Je respirai un grand coup. Je vis que Charly se détendait aussi. Il roulait calmement. On n’allait pas loin, dans cinq minutes on serait garés. Je lui caressai la nuque pour la lui masser.

— Je t’ai même pas dit bonjour mon Charly.

Il me fit son gros sourire de Charly.

— T’as prévenu la nouvelle qu’elle pouvait quitter son poste ?

— Yes. Elle s’appelle Mona, la nouvelle.

Il saisit son MP3 relié par un câble jack à son autoradio, et lança un morceau de musique. Quelques notes mélancoliques se succédèrent, véritables nappes sonores qui envoutèrent le camion. J’eus soudain l’impression de voyager en vaisseau spatial. Je sentis une émotion étrange m’envahir quand le rappeur commença à chanter, voix électroniquement modifiée dont l’artificialité ne parvenait pas à masquer les blessures intimes.

— T’écoutes ça toi ?

— Bah ouais cousine, ça me va droit au cœur les couplets de ces deux mecs ravagés…

Je souris, et j’écoutais :

La nuit porte conseil :

Ah nan ! Pas du tout !

La nuit… Nique sa mère !

Et pourquoi m’en faire ?

Tellement plus bas qu’terre

Qu’j’vois les pieds d’Lucifer

En ouvrant la porte, je sentis que quelque chose clochait. Vincent, pâle, assis dans un coin. Verlaine et Juliette à l’autre bout, le regard noir et inquiet. Bruno et Manu, côte à côte, avec sur le visage la même moue un peu gênée, comme si ils ne savaient pas vraiment où se foutre.

— Qu’est ce qui vous arrive ? demanda Hager.

Vincent, piteux, regarda ses chaussures.

— Il y a un problème.

Hager, inquiète :

— Qu’est ce qui se passe ?

— Voilà, comme je tournais en rond et que je ne savais pas quoi faire en vous attendant, je me suis reconnecté à son adresse mail, pour vérifier que tout allait bien, qu’il n’y avait pas de risque, qu’il mentionnait dans un mail qu’il avait gagné un spectacle au cirque…

— Mec, on avait dit il y a quelques mois qu’on craquait sa boîte mail seulement pour vérifier qu’il n’était pas devenu complètement sénile…

— Je sais, j’aurais pas dû. Sauf que… ça m’a permis de voir que depuis trois mois, le gars ne parle que de sa nouvelle vie en Bretagne. Il ne vit plus à Paris.

— Tu te fous de nous, dis-je. Il y a toujours son nom sur la boîte aux lettres, et sur la sonnette.

— C’est là que c’est vicieux. Je vous explique. Son adresse, c’est Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.. Et le 7 avril dernier, il reçoit un mail de Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. qui le remercie pour l’appartement.

— Bah quoi, il s’écrit à lui-même ?

— Non. Ce type a un fils qui s’appelle Éric, comme lui. Il lui a cédé l’appartement il y a peu, apparemment le loyer est vraiment bas et c’est super bon plan…

Il y eut un blanc. Vincent, gêné par le silence, reprit.

— C’est assez émouvant, il s’entend visiblement mal avec son fils et ça a été pour eux comme une occasion de …

— Tais-toi.

Je me tournai vers Hager, étonnée par sa fermeté. Et je me dis : désolé mon corps et mon esprit, on mangera plus tard mais il va falloir réfléchir vite. Hager continua :

— C’est vraiment pas de ta faute pour cette histoire abracadabrante de changement de propriétaire avec même nom, mais en revanche je ne veux pas connaître la vie privée de ces types. Ça ne nous regarde pas. Laissons ça à la NSA.

On réglerait les questions d’éthique plus tard. Ce qui me tracassait, et, je l’avoue, m’humiliait un peu, c’était de n’avoir rien senti de l’imposture dans l’appartement. Je repensais à l’impression de gêne en voyant le type sortir de l'immeuble avec une femme qui semblait beaucoup plus jeune que ses supposés 78 ans. Je me dis que je n’avais pas vu un masque, pas une photo de théâtre pendant qu’on s’occupait de redécorer son salon. Je repensais aux poignards, mousquetons, katanas qui ornaient les murs…

— Il fait quoi, Dupont fils ?

— Aucune idée, marmonna Vincent.

Charly s’effondra sur le canapé et prit sa tête entre les mains.

— Je rêve… on pourrait aussi se mettre à distribuer des fleurs aléatoirement, au risque de remercier sans faire exprès Bolloré pour ses services rendus à l’Afrique ? Non mais sérieux de quoi on a l’air ? Il va s’imaginer quoi le type ?

Je regardai ma montre. 21h26. Le spectacle finissait à 21h45. Il leur fallait quarante minutes pour rentrer en métro.

— On y retourne, dis-je.

Je vis Manu écarquiller les yeux, un peu effrayé par ma proposition.

— On y retourne, on dégage les fleurs. Hop-hop-hop. Il faut trois… non quatre volontaires. Quelqu’un qui reste en bas avec le camion, qu’on va garer à l’arrache, tout prêt du porche. Les trois autres font des allers-retours. On a passé un peu plus de dix minutes à monter toutes les fleurs, et vingt à les disposer tout à l’heure. On peut tout rassembler et charger en vingt minutes, on a le temps.

Je n’avais pas fini de parler que Juliette, Verlaine et Manu étaient debout. On se retrouvait à y aller nous quatre, les plus habitués à ce type d’action.

— Commencez pas à manger sans nous, dis-je aux autres sur le ton de la blague pour essayer de détendre l’atmosphère.

Je crois que ce fut un fiasco.

On décida dans le camion que ce serait moi qui resterais en bas, parce que c’était moi qui était la plus à même de reconnaître Dupont « Fake » s’il débarquait avec sa compagne. Auquel cas le téléphone « Serguei », celui que j’avais dans la poche, biperait le téléphone « Vladimir » que Charly avait avec lui. Ce serait le signe qu’ils avaient une minute, et pas plus, pour vider les lieux, advienne que pourra.

Ils montèrent tous les trois. J’avais pris une casquette que je vissai sur ma tête. Je me sentais vulnérable, potentiellement reconnaissable. On avait glissé d’un cran, et bien malgré nous, vers un type d’action qui se rapprochait de ce qu’on avait pu faire plus jeunes et qu’on n’avait pas des masses envie de recommencer. On avait une crèche à ouvrir à huit heures le lendemain. Je me dis que peut-être on aurait dû laisser tomber et lui laisser ses fleurs. Mais bordel on y était, on y était. Je regardai l’heure : 21h37. Verlaine et Juliette descendirent avec une cagette chacune.

— On a décidé de faire la chaîne. Charly rassemble les fleurs et les remet dans leurs cagettes, il a le coup de main. Nous on fait des allers-retours.

21h45. Elles redescendirent avec deux autres caisses. Je priais pour que Bozo le clown ait fait un spectacle plus long qu’à l’ordinaire, pour que les rappels soient infinis et que le faux Dupont y passe une heure de plus.

21h50 : deux nouvelles cagettes.

21h54 : deux autres.

21h58 : deux autres. Plus que deux trajets me dit Verlaine. Des voisines les avait croisées en les regardant curieusement dans l’escalier, mais sans rien dire.

22h03 : deux autres. Il reste trois cagettes. Ça va le faire.

22h06. A force de fixer la bouche de métro à trois cents mètres de peur de les voir apparaître, j’en avais perdu une vigilance élargie. Je ne prêtai pas attention aux portières qui claquèrent. Je ne tournai la tête que quand je vis deux silhouettes s’approcher du porche pour composer le code. Je jetai un rapide coup d’œil à la voiture qui s’éloignait déjà et je percutai. Fake Dupont s’était offert un retour en taxi. Ni une ni deux, je sortis de ma léthargie et j’improvisai.

— Éric !

L’homme tourna la tête et me dévisagea. Sa femme aussi, se demandant qui je pouvais bien être avec ma casquette et mon gros camion.

— Bonsoir, me dit-il, un peu hésitant.

— Qu’est-ce que tu as l’air en forme…

— Ah…

— Ne me dis pas que tu ne me remets pas ?

— Heu… si…

— On s’est croisé par Jacques.

Je vis la femme froncer les sourcils, comme si ce prénom l’avait frappé plus qu’un autre. Je vis Eric rouler des yeux en se demandant, de tous les Jacques croisés dans sa vie, lequel l’avait introduit à la fille bizarre qui portait une casquette.

— … et là il me dit : « Jacques… attendez… oui, je me souviens ! »

Tout le monde éclata de rire. Mona, pour qui on avait dû reprendre l’histoire depuis le début en rentrant, s’était tellement foutue de nous qu’elle en avait détendu l’atmosphère. On continuait à raconter nos péripéties, et en se racontant nous-mêmes, on réalisait que notre histoire était plus drôle qu’autre chose. Je continuai :

— Et là je lui dis « Franchement, qu’est ce qu’on s’est marré ce jour là », et lui toujours aussi gêné, se marre, avec un regard en biais vers sa compagne qui, crevée, semble avoir envie de monter le plus vite possible. Alors j’improvise, et je lui dis : « Moi je dis toujours, le rire, c’est la vie. On peut dire ce qu’on veut sur le réchauffement climatique, sur l’art, sur le foot : tant qu’on rit, c’est mieux. Et je ne parle pas du rire triste… »

Les autres se marrent trop, ils me font rire aussi, j’étouffe dans mon propre rire, je n’arrive pas à raconter, Charly prend le relai :

— Bref quand on est descendu, on a trouvé Sacha en sueur, en train de tenir la jambe à ce gars qui n’en pouvait plus et essayait de l’interrompre désespérément… d’ailleurs je ne sais pas comment vous en étiez arrivés là, mais tu lui parlais de savoir pardonner non ?

Nouvel éclat de rire général.

— Mais oui ! je l’ai enchaîné le mec, je passais d’un sujet à un autre, à chaque fois qu’il ouvrait la bouche je l’empêchais de prononcer ne serait-ce qu’une syllabe en sautant à un nouveau sujet de conversation. A un moment il a réussi à articuler : « Je suis désolé mais je… », et là je le coupe et je lui dis… je lui dis…

Je vois Charly qui se marre déjà alors que je n’ai même pas sorti la chute de l’histoire :

— Je lui dis : « Mais je t’ai pardonné Éric, on ne va pas revenir sur cette vieille histoire ! »

Quelques heures plus tard, rassasiés, un peu ivres, on met en route un narguilé et on fume chacun notre tour. Je me dis qu’on s’en est pas mal tiré. Il doit rester un peu de terre sur le parquet, mais Juliette a eu l’intelligence de faire tomber le seul pot de fleur du salon au sol, pour en répandre la terre. Le propriétaire mettrait ça sur le compte du chat. Au moment où je pensais qu’Eric Dupont fils ne saurait jamais qu’on avait foutu les pieds chez lui, Charly se mit à se marrer tout seul.

— Qu’est ce qui t’arrive toi ? lui demanda Verlaine.

Il regarda sa paire de vieilles baskets, hésitant un peu avant de se lancer, puis il nous regarda tous un par un, l’air fier et penaud d’un gamin qui a fait une connerie.

— Si je vous dis vous allez pas être contents.

— Allé, accouche !

— Partage ta joie !

— Bah… Pendant que j’étais seul à attendre que les filles remontent pour prendre les dernières cagettes, j’ai ouvert un tiroir, et parmi une somme d’objets stockés là en bordel, j’ai trouvé un super beau poignard dans une matière trop cheloue. Et je… j’ai pas résisté. Voilà.

Il y eut un blanc. Un sourire gêné parcourut nos visages. Personne ne voulait casser l’ambiance, mais en vrai je crois que ça nous soulait tous. Vincent, qui n’avait pas ouvert la bouche depuis notre retour, dit :

— Bon, bah tu vas passer avec moi devant la commission d’éthique on dirait.

Je poussai la porte du Thermomètre. Hugo, fin comme toujours, me lança un joyeux :

— Bah t’en fais une tête ! Tu vas faire peur aux bébés cadums.

— Sers moi un triple expresso, et garde tes vannes.

Je parcourus les gros titres du Libération qui était posé sur le bar. Je m’enfilai mon café, en redemandai un, avec un croissant cette fois s’il te plaît, puis traversai la rue pour ouvrir la crèche. Juliette et Mona n’allaient pas tarder à arriver. Verlaine, la veinarde, avait sa matinée pour dormir.

Dans le hall, je passai à ça de la crise cardiaque. Parce qu’on avait disposé là un petit monticule de pavés. On avait posé sur le plus haut des pavés une fleur, j’aurais dit une orchidée. Et, au pied du monticule de pierres, un carton avec écrit : « Bisous ».

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