Juste une fable n° 39

 


Trope n° 21

 

 

L'écrevisse et sa fille

 


Helio Milner

14/03/2015

 
                                                                                  

Le ciel sera d’un bleu tremblant et la lumière écrasée de tendresse.

La brise aura remplacé le vent.

           

Voici longtemps qu’il était arrivé.

Il rêvait.

Je rêvais aussi.

           

Soudain, il trace dans l’air des gestes sibyllins et rieurs, fait un ballet espiègle avec ses mains.

- J’ai rencontré la vague géante, dit-il, et je l’ai arrêtée.

- Tu as bien fait, répondrai-je. Pas trop, quand même ?

- Juste ce qu’il fallait pour qu’elle déferle sans rien briser.

- Bon, dis-je, tu as bien fait.

           

J’attends posément.

Nous nous laisserons rêver un bon moment.

           

- Elle était ardente, mais elle ne pensait pas aux gens.

- Je comprends. Ni aux arbres, je suppose, ni aux rochers, ni même aux dauphins ou aux lions de mer ou aux cachalots...

De sa tête, avec sa gravité belle, il approuvera.

- Mais il y avait tant de bon en elle ! reprendra-t-il bientôt. Et dans son creux, imagine-toi une écrevisse et sa fille ! Tu les connais ?

Il feuilletait mon livre de fables et la gravure l’avait arrrêté.

- Oui, je les connais. Enfin, pas dans les bras d’une vague...

- Tu n’es pas obligé de les y mettre, dit-il. Raconte-moi...

           

Un jour l’écrevisse dit à sa fille : « Mais regardez donc comment vous marchez ! Est-ce que vous ne pourriez pas aller droit ? »

- Et comment voulez-vous que je fasse ? répliqua la fille. Avez-vous vu comment vous marchez vous-même ? Pourquoi marcherais-je droit dans une famille où chacun va tordu ?

           

L’enfant et moi, nous nous sourions, contents.

Il attend.

Je me tais.

           

- Et puis ? demande-t-il, étonné soudain par mon silence.

- C’est fini, répondrai-je.

- Fini ! Je ne te crois pas !

- Mais si, je t’assure. Il faut maintenant penser à la morale...

- La morale ! Mais non, je ne te crois pas ! Il n’y a même pas eu d’histoire, et tu veux une morale ? Ça n’a pas de sens !

- Enfant de mon coeur et de mon imagination, les choses bien souvent n’ont aucun sens.

Dans ma mémoire passent des bousculades brutales où des hommes projetés s’hébètent sans rien comprendre. Et des poings levés et des bras qui essaient de se protéger et des détresses galopantes propagées dans les regards de visage en visage. Dehors le vent se lève, il hérisse méchamment la crête des vagues.

- Je l’entends, déclare l’enfant qui ne me quitte pas des yeux. Et si je ne l’entendais pas, je le reconnaîtrai dans tes yeux. Il va se calmer et les vagues aussi, et je me demande souvent pourquoi ce noir tourment. Mais quand même, nous n’en sommes pas à la morale. Ta fable n’est pas finie.

Alors, alors, écoutant le vent, écoutant le temps, je cèderai à sa colère belle.

- Tu veux que je fasse réagir la mère ?

- Par exemple, dit l’enfant, royal, en se réasseyant dans ma bergère.

           

La mère écrevisse pinça aigrement sa fille, qui comme de juste bondit de travers.

- Ce n’est pas une raison ! s’exlama-t-elle avec aigreur. D’ailleurs, nous ne sommes pas les seuls à ne pas marcher droit ! Ça ne peut pas durer !

Un crabe qui passait par là les entendit et s’arrêta.

- Pour fuir, dit-il, filer de travers, c’est pourtant très commode !

Une huître qui passait par là les entendit et s’arrêta.

- Mais refermer sa coquille avec un bruit sec, c’est tellement plus certain !

Une crevette qui passait par là les entendit et s’arrêta.

- Je nage et je creuse, dit-elle en frétillant. Je nage, je creuse, et la vague passe...

La jeune écrevisse écouta fébrilement la crevette, l’huître, le crabe, et regarda fébrilement leurs démonstrations. Cela faisait un ballet sur la plage. Elle se dressa sur sa nageoire et se mit à tourbillonner sur elle-même. En quelques minutes, il y eut une foule tourbillonnante autour d’eux. On eût dit que rien ne pouvait plus les arrêter.

- Cela ne va pas plus droit pour ça ! vociféra la mère, rouge de fureur.

           

L’enfant battit des mains.

Il met son visage sur ses deux poings et jette des éclairs de lumière dans ses yeux.

- Je ne vois toujours pas la morale, dira-t-il, lentement, en me défiant de sa gravité belle. Mais cela n’a pas d’importance. En fait, dans les bras de la vague, il n’y avait que la fille. Elle n’allait ni droit, ni de travers. Elle flottait et se laissait étreindre...

- Et la mère, où était-elle ?

- La fable ne le dit pas, dira-t-il sans cesser de faire briller ses yeux doux.