Juste une fable n° 13

 

Tropes d'Helio - n° 7

 

 




Le loup et l'agneau, variations


Helio Milner

09/03/2013
                                                                 

- Cette fois, je ne t’obéirai pas, dirai-je à l’enfant. Et s’il le faut, le loup mangera l’agneau. Tu veux toujours qu’on te décroche la lune. Mais ça ne marche pas comme ça. Je vais te le montrer tout à l’heure. Tiens-toi coi : tu vas t’entendre parler, mais ce n’est pas toi.

- Ni toi ?

- Ni moi.

- Un loup, c’est difficile à croire, mourait de faim. La nuit était proche et l’on n’entendait plus que le sifflement d’un petit vent dans les branches des saules. Et que ferons-nous d’un loup mourant de faim s’il rencontre un agneau ?

- Nous dirons qu’il a eu tort de s’écarter du troupeau.

- Ah bon, nous lui dirons ça ! Nous voulons qu’on devienne des moutons !

- Nous dirons à son père et à sa mère qu’ils auraient dû veiller sur lui.

- Vraiment, nous dirons ça ! Mais qu’est-ce qu’une brebis et un bélier pourraient bien faire contre un loup ?

- Un loup maigre et affaibli ? Je pense qu’il y regarderait à deux fois, non ? Mais soit. Alors, nous donnerons un berger à l’agneau.

- Ah oui, quel beau cadeau ! Le loup a vu, de ses yeux vu, les bergers tourner un agneau sur une broche et se régaler, vraiment se régaler, de sa chair tendre et gouteuse. Les bergers tueront le loup, sauveront l’agneau, mais comment feront-ils pour la morale ? Comment ferons-nous ?

- Nous dirons qu’eux, au moins, ils font cuire leur agneau.

- Ah oui, la belle affaire. Nous dirons cela parce que le loup le mange cru ? Mais ce n’est pas une question de choix, comme chacun sait. J’ai le vertige. Qui est le loup, qui est l’agneau ? Toi, moi ? Et le berger ?

- Chaque fois qu’il est question de mort, de survie, plus rien ne marche, le symbole dégringole et se casse le cou...

- J’ai une solution, dit l’enfant, qui, pendant tout ce chaos, s’était tu poliment. Une solution toute provisoire. On fait parler l’agneau. On imagine des bergers assez malfaisants, assez puissants, et assez avancés en biotechnologie pour avoir monté un élevage de clones de moutons. Pas une seule brebis, non : un élevage entier. Des clones particulièrement affreux et hagards, capables de passer des nuits sans rêver ni gambader dans la prairie ni se prêter à saute-mouton pour endormir les enfants, incapables de tendresse et d’innocence, mais ressemblant toujours à s’y méprendre à de tendres agneaux. Ecoute :

La nuit était proche et l’on n’entendait plus que le sifflement d’un petit vent dans les branches des saules. Un loup mourant de faim respirait l’odeur d’un agneau isolé qui se désaltérait à une fontaine. Il hâta sa course et surgit soudain près de lui.

- Qui t’a permis de boire à ma source sacrée ?

- Aucune source n’est moins sacrée que celle-ci, répondit doucement l’agneau. Tout le monde y vient boire : vaches, renards, enfants... Tu ferais mieux de te passer d’adjectifs si grandiloquents. Songe plutôt à la vie qui coule dans mes veines ; ou aux larmes de ma mère et de mon père si tu me manges, comme on m’a dit que tu fais souvent.

- Je suis la Force obscure, reprit le loup en montrant ses babines. La Puissance des Dents. Je suis la Langue, le Gosier, la Fureur...

- Encore ta grandiloquence, dit l’agneau. Ta force et tes dents, je les vois bien, et j’ai très peur de toi. Mais résiste quelques minutes encore. J’ai une solution pour toi. Les bergers ont construit, derrière la bergerie, un élevage de clones, des clones bêtes et insensibles, et incapables, je te l’assure, de reconnaître un loup. Regarde là-bas, vers la ferme : tu trouveras, accrochés à un fil, les habits propres d’un berger. Si tu les enfiles correctement, il te sera facile de t’introduire dans le hangar des clones, où tu trouveras une bonne dizaine d’agneaux fraichement produits qui ont déjà l’habitude de se laisser manipuler en tout sens...

- Et c’est ce que fit le loup ?

- Mais bien sûr, répondra l’enfant. Il aurait été bien bête de s’en priver !

- Hmm, dirai-je alors. Un peu facile, ta solution. Et pour être provisoire, elle est vraiment provisoire... A tout prendre, je préfère encore que le loup mange l’agneau comme il l’a toujours fait.

- Mais cette fois, je me suis tenu coi ! Alors, qu’est-ce qui t’en a empêché ?

- C’est vrai, concèderai-je à contre-coeur. Si le loup mange l’agneau, nous avons deux victimes sur les bras. L’agneau, puisque le voilà dans le ventre du loup. Et le loup, parce que personne ne l’a défendu contre lui-même. Le voilà devenu la proie de la haine universelle. Mais je l’aime bien quand même. Je lui trouve des circonstances atténuantes.

- J’ai une autre solution, dit l’enfant très sérieusement après avoir pensé. Une bonne bombe au milieu de tout ça. Plus de loup, plus d’agneau, plus de berger. On recommence à zéro...

- Tu n’es qu’un enfant, dis-je avec colère. Je le savais bien. Tu regardes trop la télé. D’ailleurs, pourquoi pas la télé, pendant que tu y es ! Au moins, on aurait zéro mort. Zé-ro, tu m’entends ! C’est mieux que ton zéro à toi. On les mettrait tous devant la télé avec du pop-corn devant eux, et une petite manipulation génétique par-ci par-là. Jolie solution, hein ! Elle te plaît ?

L’enfant, un peu pâle, ferait un signe négatif de la tête.

- Alors, reprend-il après avoir longtemps rêvé, il faudrait que des bergers décident de cesser de manger les agneaux. Je ne vois que ça... Ça prendrait du temps, ça ne résoudrait pas tout, mais on y verrait plus clair. Non ?

Moi aussi je réfléchirai longtemps. La solution, c’est vrai, ouvrait l’horizon. C’était bête comme chou, mais à notre portée. A une condition.

- Tu n’es décidément qu’un enfant, dis-je gentiment. Tu passes d’un extrême à l’autre, du tout noir au tout rose. Mais admettons. Seulement, je n’ai pas trop confiance dans les bergers. C’est avec d’autres qu’on devra commencer...

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