Juste une fable n° 26

 

Trope n° 14

 

 




Le rossignol et l'hirondelle


Helio Milner

07/06/2014

Sur l’océan le vent souffle, évoquant

De vieilles peines irrécupérables.

Il entre par la porte de ma chambre où je reste à lire en ce jour de grand vent, me tire hors de mes rêveries.

– Le rossignol et l’hirondelle, dira-t-il en s’asseyant.

– Philomèle et Progné ?

– Je ne sais pas, répondra-il, attentif, souriant à ces noms étranges. D’ordinaire, tes animaux n’ont pas de nom.

– Oh, ça dépend, lui dirai-je. Quand ils ont des noms, c’est terrible.

– Terrible ?

– Mais oui, écoute.

L’hirondelle et le rossignol étaient deux sœurs très belles qui s’aimaient tendrement.

– Ah bon, deux sœurs ? me dit l’enfant. Je me doutais bien que tes fables cachaient des bizarreries de ce genre.

– Bien vu ! répondrai-je, inquiet. En général, les animaux, ça nous tire plutôt d’embarras… Mais avec les noms propres, tout se complique. Progné et Philomèle sont sœurs. Ça ne va pas vraiment les aider. Car voilà Progné mariée à Térée, voilà Térée qui l’emmène dans son lointain royaume et les voilà tous deux unis pendant plus d’une année, assez pour qu’ils aient un fils.

– Bon, me dit l’enfant, souriant. Deux pigeons et un pigeonneau, en somme.

– Oh oui ! répondrai-je, inquiet. Si tu veux. Mais je ne sais pas s’ils roucoulent beaucoup. En tout cas, le royaume est loin, Progné se sent seule, Progné se morfond. Elle a le mal de l’exil. Sa sœur lui manque, et de son côté, l’autre sœur a le mal du manque de sa sœur. Alors, tous les jours – tous les jours, écoute-moi bien ! –, Progné pleure. Elle n’arrête plus de verser des larmes.

Impatienté, voilà qu’un jour, Térée lui dit : « Madame, mes affaires m’emmènent au loin dans un pays proche du vôtre. Je vous ramènerai Philomèle à mon retour ». Et voilà que la noire mâchoire qui mord le cœur de Progné se desserre, que les couleurs et le sourire reviennent à son visage…

– Bon, dira l’enfant en hésitant. Jusque-là, tout va bien. Non ?

– Je ne sais pas, répondrai-je inquiet. Tu n’es encore qu’un enfant. Je crois que je devrais m’arrêter là.

L’enfant me regarde intensément. Son visage devient tout blême.

– A ce point-là ?

– Pire encore, murmuré-je.

Il change de position dans la bergère et fait craquer ses doigts adolescents. C’est la première fois que je l’entends.

- Vas-y, murmure-t-il. Je grandis.

Voilà donc Térée qui s’embarque sur son grand navire, qui vaque à ses affaires, qui va chercher Philomèle pour l’amener à Progné. Mais sur le trajet du retour, sur ce grand, très grand navire au long de ces longs, très longs jours de mer, voilà Térée qui s’éprend de Philomèle qui ne s’éprend pas de lui, et voilà Térée qui la viole. Et voilà qu’à peine à terre, pour que le crime reste inconnu, il lui coupe la langue et l’enferme dans une maison au fin fonds de ses terres, qu’il rentre chez lui, qu’il raconte en pleurant à Progné que Philomèle est morte, morte de maladie durant la traversée en mer.

Les cheveux de l’enfant, me croirez-vous, sont dressés sur sa tête. J’aurai de la douleur à continuer.

– Calme-toi, murmuré-je. Ce n’est qu’une fable.

– C’est toi qui le dis, murmure-t-il. J’attends la suite.

Un jour que Progné promène sa douleur infatigable dans la campagne, elle trouve la maison où Philomèle vit.

Progné l’interroge, ivre de bonheur, ivre de questions.

Philomèle ne peut répondre. Mais elle entraîne sa sœur dans une pièce retirée

Où, patiemment, elle a tissé toute l’histoire avec des fils de couleur,

Avec des fils de douleur.

Progné reconnaît le navire et reconnaît Térée.

Elle voit le viol, elle voit la langue coupée.

Elle prend la tapisserie dans ses mains,

Elle regarde tant que ses yeux se troublent,

Que son cœur se fige.

Elle retourne chez elle avec Philomèle sans tarder.

Et tout ira très vite, crois-moi.

Progné – ne tremble pas, je pleure avec toi –

Progné prend son fils et le tue et le fait cuire.

Elle le donne le soir même à manger à Térée.

Une fois le repas fini

– Ne tremble pas, je pleure avec toi ! –,

Elle fait venir Philomèle et révèle à Térée ce qu’il a mangé.

Ne tremble pas, ne tremble pas !

Je te le dis,

Plus jamais ils n’auront face humaine,

Plus jamais ils ne se croiseront.

– Le jour et la nuit les séparent –

L’horreur a fait d’elles un rossignol et une hirondelle,

Et un chat-huant de Térée.

(Sur l’océan, j’entendis le vent qui soufflait

De nouvelles peines irrécupérables.)

– Mais ce n’est pas une fable, dira l’enfant, les lèvres blêmes de colère, c’est un chaos. Il est grand temps que je grandisse encore.

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