Juste une fable n° 66

 



 

 

Trope n° 33

 

 



Deux autres pigeons

 

 

Helio Milner

28/01/2016

 



— Te souviens-tu, dit-il en arrivant en trombe le visage rouge de froid, te souviens-tu que tu devais me raconter encore une fois la fable des deux pigeons ?

— Mais oui, lui répondis-je sans m’étonner ni lui avouer que je l’avais en fait bien oublié.

Sur la falaise, le vent soufflerait dans la neige tourbillonnante, et rien, rien n’y serait au calme.

Et j’ai crainte que la mer gèle dans sa houle.

L’enfant se calerait dans la bergère en remontant ses genoux jusqu’à son menton.

— Tu es souple, dirais-je en souriant à ses yeux noirs, à ses yeux bleus comme le ciel un autre jour que celui-là.

— Je m’attends au pire, répondra-t-il. Et il me regarde sans sourire.

— Tu n’as pas tort, enfant de mon cœur et de mon imagination, et qu’y puis-je ? Deux pigeons ne s’aiment pas toujours d’amour tendre.

— Allez, vas-y, dira-t-il. Vas-y, je t’écoute.

Et j’aimerai sa gravité belle.

 

« Deux pigeons qui s’étaient longtemps aimés d’amour tendre commençaient à s’ennuyer au logis d’être ensemble. Ils n’osaient toutefois se l’avouer et redoublaient à qui mieux-mieux de roulades et de roucoulements.

Oui ! Mais ils entendaient dans leur chant une exagération de voix, une lenteur exténuée. Ils entendaient !

Et l’air autour d’eux devenait maussade.

L’un d’eux prit son courage à deux mains et dit :

— Je m’ennuie et je vois bien qu’il en va de même pour vous aussi. Votre cœur ne palpite plus dans votre poitrine lorsque vous me voyez rentrer d’un vol, vos plumes ne frémissent plus à votre col à mon arrivée, et il est bien loin le temps où vous aimiez le moindre de mes gestes, la moindre de mes paroles. Vous désirez de moins en moins souvent vous élancer avec moi dans les airs, et du reste, je ne vous demande plus souvent de m’accompagner contrairement à naguère. Je l’avoue, votre présence parfois m’impatiente. Hélas, même vos attentions me pèsent. J’ai beau faire pour chasser ces sentiments, ils reviennent, ils m’obsèdent ! Alors, j’ai pensé : Voyageons ! Nous rentrerons contents et pleins d’histoires à nous raconter.

— À nous raconter, répondit l’autre amèrement. Ou plutôt à nous taire !

 

— Appelle les choses par leur nom, m’interrompra l’enfant sèchement.

— Pour quoi faire ?

— Pour que je comprenne.

— Enfant de mon cœur et de mon imagination, enfant ! Tu as très bien compris comme ça. Ça leur fait mal à tous les deux mais tous les deux ont envie d’aller voler ailleurs : ce n’est pas la pire des situations.

— Qu’est-ce qu’il y a de pire ?

— Mais par exemple, qu’un seul des deux s’ennuie et décide d’aller voler ailleurs.

— On n’a pas entendu ce que pense celui qui répond amèrement, dira l’enfant avec colère.

J’ai senti monter mon inquiétude, mais je n’en ai rien montré.

— Non, mais il s’ennuie, c’est évident, répondrai-je péremptoirement.

 

— Comment nous retrouverons-nous ? reprit le second pigeon.

— Ici, dans un an jour pour jour, proposa le premier. Et quelle joie ce sera ! Comme nous aurons de plaisir à roucouler, à nous entretenir !

 

J’ai écouté le vent glacé souffler sur la lande.

Ma pensée s’est évadée loin en arrière, loin par-delà. Et le monde momentanément n’était pas si hostile.

— En fait, m’interrompra l’enfant, tu ne sais pas du tout comment ça va se terminer. Tu racontes, tu racontes, mais tel que c’est parti, ça ne va pas se terminer comme tu l’avais imaginé.

— Je ne t’ai pas promis un conte de fée, dirai-je assez sèchement. Même le contraire, souviens-toi. Deux voyages d’un an, voilà qui fait long.

— Sauf que je parie que le second n’est pas parti.

— Tu te trompes. Il est parti. Mais il est revenu assez vite. L’année se passe. La date approche. Le second pigeon a mis des fleurs partout dans le nid, des choses colorées et soyeuses, pour accueillir le premier.

— Mais il n’est pas rentré.

Je resterai silencieux un long, long moment.

— C’est exact.

— Et après ?

— Le second pigeon tombe très malade. Ses amis le veillent. Ses amis sont très inquiets. Les jours passent, les semaines. Il se remet peu à peu, il reprend des forces. Et puis même son cœur guérit. Un jour, tandis qu’il vole, il aperçoit un pigeonnier plein de pigeons roucoulants. Il y entre. Et là, ce qui se passe est assez simple.

— Oui, dira l’enfant très tristement.

— Ma fable n’est pas finie. Quelques mois plus tard, le premier pigeon rentre au nid, qu’il trouve désert. Il tombe très malade. Ses amis le veillent. Ses amis sont très inquiets. Mais lui ne retrouvera jamais le chemin d’un pigeonnier…

— Quel gâchis, fera l’enfant.

— Ils n’avaient pas le choix, fis-je remarquer doucement. Ils s’ennuyaient...

— Ils s’ennuyaient parce qu’il y en avait un qui s’ennuyait. Mais celui qui est resté avait peut-être une autre solution à proposer. Ta fable est bête, méchante, et elle ne me donne aucune leçon.

— Mais il arrive que la vie soit bête et méchante.

— Alors, dit l’enfant en bondissant, furieux, de la bergère, alors, ton récit n’était pas une fable, et voilà tout.

 

— Attends un peu que le vent se calme et que le froid passe avant de sortir, dirai-je à l’enfant en l’apaisant. Tu ne sais même pas après qui tu en as. Et si ma fable n’était pas une fable, crois-moi, aujourd’hui je t’aurais raconté des choses du monde bien plus terribles que celle-là.

 

J’écoutai ces choses du monde.

J’écoutai le vent, j’écoutai la mer.

Ici, penserai-je, ici, le monde n’est pas trop hostile.

 

En me retournant, je vis qu’il s’était endormi.