Juste une fable n° 57 

 



L'Entracte - 1er Episode


Coline Fournout

18/06/2016

1er Episode

Le voyage les endurcit

Les réussit

Les rend de plus en plus indiscernables.

Et s’il arrive qu’ils soient féroces 

C’est d’amitié

L’un à l’autre sommier du bois le plus dur ou le plus nervuré.

Se domptant l’un et l’autre en dehors des regards

Et domptant l’un l’autre en dehors des regards

L’un mange en l’autre 

Ce qui l’empêche de ressentir la faim 

Ils se caressent et se donnent des figures d’inhumains.

C’est la tendresse des loups.

Et quand ils s’appellent, c’est avec des noms de vagabonds :

« Buveur de pluie » !

« Lécheur de vent » !

« Fumeur de brume » * !

Ils ont l’habitude des autoroutes et des terrains vagues.

Ce n’est pas la première fois qu’ils dorment dehors, sous l’arche d’un pont, sous des routes empruntées

Qu’ils font collecte de plastique ou de bois jetés

Et construisent des palais provisoires.

Le Funambule et le Bouffon dorment toujours dehors, 

Et fusent, la nuit, dans le long sifflement des poids-lourds.

Ils vivent à la lisière des villes,

Ils aiment le premier champ où la rue se termine,

Le dernier immeuble qui donne à l’horizon, la première grimace du goudron

L’herbe mauvaise, les plantes désoeuvrées.

Là les illusions ont leurs pleins droits.

On y tire vraiment le ciel dans les orties.

Un pluvier suffit à faire la pluie.

Mais, c’est la première fois qu’ils n’ont pas de travail, rien à jouer, pas de zone fixe où coucher.

Alors le Bouffon répare les horloges qui ne tournent plus 

Tandis que le Funambule écoute en rêvassant les cœurs qui sont sans battre.

Ils sont devenus écho l’un de l’autre.

Et contrairement au Funambule qui, la corde aidant, a les pieds bien rodés,

Le Bouffon se fait des guirlandes de graviers sous la chair.

*

Le Bouffon a dans la main un dé et un lingot d’or

Et il ne sait pas en peser la différence

Il ne sait que peser dans son seau les cas de vie inorganique.

Il fait collection d’ivraie

Avec le reste, le grain, il leste les poches du Funambule, il leste les doublures et découd les coutures, déforme les vêtements,

Fait des bulles de salive,

Et raye avec du sable toutes les lames de couteaux qui lui viennent en main.

Et puis un jour qu’il mit main en poche, voilà qu’entre ses doigts il prit un morceau de vie brut : un grumeau fantastique, malléable, brûlant

Et quand il redressa la tête

Une ivresse de fin du monde l’avait rendu mutant

Plus de mesure désormais entre l’exubérance et l’austérité.

« Furie ! »

Hurla le Bouffon

« Furie ! Monstre ! »

Hurla le Funambule

Le rire les secouait depuis le bas du bas

« Hourrah, hourrah ! »

Et hurlait à la gloire des gens coupés.

C’est l’heure où la rage tue rend égal tuer à être tué, être tué à tuer

L’heure où l’on nomme les uns à la suite des autres tous les amis et tous les ennemis

Joie pour les indécis.

« Furie ! Furie ! »

C’est le bal des oiseaux non reconstruits,

L’aile déboîtée,

Qui titubent à force d’adorer,

Choisissent d’être instables

Plutôt que cadencés,

Et la fatigue qu’ils se donnent est celle de l’océan

Dont on dit communément 

Qu’il ne dormira jamais.

C’est la fièvre normale.

C’est la vie non viable,

Parfaitement excessive.

Ou l’excès qui, s’il ne bâtit pas, détruit plus que lui-même.

*

« Dans le désert où il n’y a pas de piste, ceux qui le parcourent ont mémoire d’inhumain ».

Le Funambule chuchote dans le vent.

Il dit que le monde entier parle depuis ses lèvres qui sont en train de gercer,

Il dit qu’il y sent battre le sang de tous les nomades avant lui,

Qu’il a croisé en route tous ceux qui ont quitté leur pays,

Ecouté ceux qui y laissent un peu de leur vraie vie,

Ceux qui y ont renoncé

Ceux qui s’apprêtent à mourir plutôt que d’en crever.

Il dit aussi qu’il a partagé au repas la mémoire qui circulait 

Sans être de personne,

(C’est, rapporte-il, la zone la plus fréquentée par les êtres vivants)

Dressé des tentes, soigné des pieds, fumé sereinement à mi-parcours.

Il dit que ces hommes qu’il a croisés ont le cœur tendu des danseurs de corde 

Distendus entre deux plots.

Alors le Funambule et le Bouffon se prirent par la main et firent un serment.

(Cela leur arrive souvent).

Et dès lors qu’ils arrivaient quelque part, 

Ils se balançaient contre les murs

Et cognaient dur en hurlant.

Ils en ébréchèrent un nombre certain.

Beaucoup de rires fusèrent

Et beaucoup de leur gosier.

Et quand le rire secoue même les choses, c’est vrai, il y a de quoi n’être plus sûr de rien.

*

Mais comme leur voyage déplaçait les frontières

Comme le Bouffon avait défoncé à grands coups de seau les grilles par dessus lesquelles le Funambule sautait

La décision fut prise de briser en eux quelque chose.

C’était une façon de dire qu’on voulait les séparer.

Qu’on voulait les construire, leur faire une origine à respecter.

Leur faire lécher les grilles plutôt que le vent.

Leur faire boire l’eau de la mer

Leur griller les doigts

Ceux du Funambule « habile »

Ceux du Bouffon « cleptomane »

Accusés tous deux d’être le jumeau d’un fils mort dans le ventre de la mère

Accusés d’être flous et vaguants, extravagants, quant à l’identité.

Eux, qui acceptent que la condition pour se faire une vie autre, ce soit l’obscénité, 

Accusent qu’on ploie pour ne pas y passer.

« Je vous en ferai payer de la vie, moi ! »

A présent tous les matins, avant la promenade, le Funambule et le Bouffon en cachette se grillent les doigts sur la plaque électrique – qu’on ne les connaisse pas !

C’est, alors, le réveil des anonymes

Les cours d’eau écrasés

Les sillons dézingués

La pulpe boursouflée

Et le Funambule glacé garde entre les dents des filaments de brume

« Faites-vous donc un bavoir de nos vies, allez ! »

Dans la cellule à présent la peinture tombe et ce serait la grêle si on était dehors.

Le Funambule a la tête entre les genoux

Qu’il ne relève plus.

« Voilà que je mets le ciel au centre de la terre », dit-il

« Et danse dans l’espace étroit d’entre les deux yeux,

« Et de saut en saut l’œil troue l’absolu d’intervalles qui retardent ma vie propre au profit de vies multiformes ».

*

Le Bouffon observe 

Que le vent est tordu et non pas les barreaux.

« Pas si lourdaud ! »

Une voix s’élève. 

« Mais rien ne me dit que tu me battras aux dés.

« Je vais te laminer ».

Le Bouffon lève la tête, c’était une Araignée.

Le Funambule s’endort dès qu’il s’assoit à table.

Le Bouffon a, lui, le jeu en passion

« J’accepte le défi !».

- « Impose la forme ! », lui répond-on.

Il réfléchit.

« Le 4-2-1. Pour ceux qui ont déjà la main, et tu l’as, n’est-ce pas ? »

Alors le Bouffon grimpa sur les épaules du Funambule pour atteindre la lucarne et les barreaux, où l’Araignée était arrivée à la faveur des vents.

« Je vous expliquerai peut-être » dit-elle, tandis qu’on l’y cueillait.

« Sachez seulement que, puisque je ne tisse rien, il n’y a rien de moi qu’en surplus, et c’est ce surplus que je mise.

Faites vos jeux ».

*

Funambule 

Bouffon 

Sueur, 

Face au jeu qui va trop vite. 

Les dés se reflètent, se perpétuent

Dans tous les yeux de l’Araignée qui filent entre les mailles du tempo des dés qui tombent, 

Et les dés leur filent, au deux autres, tout au fond de la gorge.

Le hasard bondit,

Il crépite en tombant sur le sol où les joueurs sont assis

Il donne à celle qu’il extasie 

Œil fixe de dément

Œil fixe d’impatient

Il ne décide de rien

Le nombre de points 

Fait la direction.

Et l’Araignée hurle comme aux barres des procès

« Moi, à qui la date de mise au monde a été biffée,

« Je m’accuse d’être surpeuplée

« Dans une cavale de sons 

« Inarticulés

« Le regard trop parlant pour oser se lever

« Allez crevez-moi le ciel, que j’en sois écrasé.

« Allez, allez !

« Peur de rien, moi, peur de rien !

« Cessant d’être quelqu’un

« J’ai cessé enfin 

« De regarder quelque chose ».

Le Funambule et le Bouffon ont trouvé foule à qui ne savent s’adresser.

Et le Bouffon hagard demande :

« Mais de quoi, de quoi te nourris-tu ? 

« D’où vient que tu sois ivre

« Sans avoir jamais rien bu ? »

- « Laissez-moi vous exposer

« Mon infirmité

« Ou mon infinité, c’est au choix ».

Elle raconta alors qu’à la naissance, elle n’avait pas eu la capacité de sécréter la toile.

Elle raconta comment les premiers jours de sa vie l’avaient affolée.

« Un vent de violence, dit-elle, me fit claquer comme un hauban ».

Et dans l’affolement, 

Elle avait cartographié en elle des réseaux en si grand nombre, tissé des utopies internes puis erré au dehors sans utilité,

Que sa glande bâtisseuse s’était tarie, absorbée.

Qu’avec, alors, c’était l’âge qu’elle avait perdu,

Qu’elle ne savait plus compter ; que c’était pour ça, qu’elle jouait si bien aux dés.

« J’ai pourtant cru », dit l’Araignée

(Et elle était plutôt songeuse)

« Qu’on pouvait vivre du seul surplus, en se passant d’être. Sans doute me suis-je un peu trompée ».

Mais le récit la rattrapait.

« Echappée de toutes les morts de l’enfance

« Je me mis à chasser l’accident.

« Je me rappelle très précisément 

« Le jour où j’ai désiré tomber,

« Me trouver surprise d’être blessée, 

« Sans faute,

« La tête ouverte, du sang sur les doigts.

« Je fis alors collection de coups, pour être bien assurée de la solidité du monde autour 

« Et qu’on ne mentait pas.

« Et je ne parle pas seulement du premier coin de table venu, pan !

« Je parle de provocations, d’incitations (je tairai à quoi), de tables renversées.

« Par accident, la cause d’une maison, c’est le joueur de flûte qui passait là,

« Comme de tel coup rendu

« La main et le bâton qui terminait le bras.

« Désormais, l’accident, je le chasse tête baissée,

« Et j’ignore tout des trajets obligés des labyrinthes de verre

« Je brise le verre,

« Je quitte la foire,

« Avec, pour tout bagage, l’ignorance délibérée et le baiser facile.

« Et ce qui fait ma joie surtout, c’est de détruire ma propre image. 

« Je traverse depuis les paysages en somnambule, 

« Ne voyant pas plus loin que ceux qui me croisent en route.

« Je raconte d’emblée que j’aurai été celle qui se sera retenue toute sa vie d’être le fou,

« Aura semé sans regarder grandir,

« Aura embrassé sans savoir,

« Mais aura porté, lancé, délaissé – tous ! Dans un torrent de vie. 

« Dans l’ignorance de ce qu’obstacle signifie

« Possible, impossible, je m’en dédis.

« Puis un jour, je vis qui avait toujours mis le monde de côté.

« Que croyez-vous qu’il put arriver ?

« Je me mis à aimer plus aveugle que moi.

« Amour à mort de qui échappe !

« N’être que pour être quitté !

« Je mis en poche mon cœur cassé,

« Pleine aux as de vies inconnues,

« De larmes et, avec, du soleil entre les doigts

« Sur les pentes miraculeuses

« Devenue pour tous illisible.

« Et à ceux qui me croisent en route

« Désormais je profère :

« L’ami véritable est celui qui te laisse aller,

« L’amant véritable est celui qui s’en va et t’a pris en allée,

« L’amant arrachant

« Je n’en suis pas revenue.

« Et à ceux qui ne me croient pas, j’apprends désormais le refrain suivant :

 – Rentre chez toi te tisser, 

Rentre chez toi !

Rentre chez toi !

Tu m’as bien compris :

Reste dehors ! »

Epuisée comme un enfant après une longue histoire,

L’Araignée dort.

*

Au bord de la route, l’Araignée attend le Donneur de mauvais conseils

« Avec sa pauvre carriole, avec sa bête, avec sa folle »*.

Le Funambule et le Bouffon lui avaient laissé la liste des choses à faire, 

Celle qu’ils donnent à ceux dont le pas tournicote au lieu d’aller droit :

Baiser la folle

Flatter la bête

Prendre les rênes de la carriole

Lâcher la bête

Se rendre fou

Et écouter les conseils que celui qui reste a à lui donner :

Chercher les enfants qui ne sont pas des enfants. 

Les trouver.

Chercher les adultes qui ne sont plus des adultes. 

Les trouver.

Trouver aussi les vieux qui retombent amoureux la veille de leur mort.

Et enfin, guetter, dans les fissures, les mauvaises herbes

Comme autant de rêves libérateurs.

Le Donneur de mauvais conseils, 

Affirme le Funambule, confirme le Bouffon, 

A pour habitude de désigner alors une fillette qui se trouve tout là-bas :

Elle est tout en haut du tas d’ordure où les bennes viennent vider.

(C’est une ville où les égouts sont, par endroit – parfois !

Encore à découvert).

La fillette a trouvé et mis sur sa tête une suspension de verre dont les pendeloques ont la couleur lourde de l’or.

« L’ordure et la parure, a dit le Bouffon, tu les reconnaîtras ».

*

Quant au Funambule et au Bouffon, ils ont tramé la prison de ficelle à rôti.

 A travers les grilles, 

Sous les portes,

Dans les serrures,

Autour des pieds de tables 

- Pas de poignées. Evidemment ! 

Mais toutes les tresses des grillages.

Et parfois, par hasard, autour des pieds des surveillants.

Et ils gloussent en silence :

« La destinée parallèle ! 

« La destinée parallèle ! ».

Ils gloussent en parlant.

- Fin du premier épisode.                                                                                                                                                                                            

(*) Les citations viennent de Verhaeren.                          

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