Juste une fable n° 56

 



L'Entracte - Prologue


Coline Fournout

18/06/2016

A L’ENTRACTE, LE FUNAMBULE ET LE BOUFFON

Le voyageur qui n’habite nulle part, fuse ou se faufile entre les choses qui sont insondables

Le Funambule erre dans l’insondable d’en-haut. 

Il se tient à l’équilibre des vents, et ne craint ni le bleu ni le froid.

Le Bouffon rit dans l’insondable d’en bas. 

Il a souvent avec lui un grand seau, dans lequel il collecte les pleurs des choses.

Dans le Cirque, on dit que pendant leur enfance, ils partageaient le même lit et prenaient leur bain ensemble.

Le Funambule a toujours au moins un de ses pieds en l’air.

Le Bouffon trotte menu.

Tout deux ont en horreur ce qui reste abattu.

C’est pourquoi le Bouffon a si souvent avec lui

Un grand seau, dans lequel il collecte les pleurs des choses. 

Dans le Cirque, on dit qu’à leur naissance, ils étaient jumeaux.

A présent, le Funambule et le Bouffon lorgnent : l’un vers en bas, l’autre vers en haut. 

Le Funambule est trop léger pour descendre. 

Le Bouffon est trop petit pour monter : sa main haut tendue au-dessus de l’épaule n’atteint pas même le premier barreau de l’échelle où l’on doit poser le pied.

Mais ils parlent assez fort, et de la voix tapissent la piste plutôt que d’y jouer.

Le Funambule a la voix des baleines, que le Bouffon traduit :

« Tu veux être roi, et roi tu seras mais roi des fous, comme moi qui suis sacré du nom de qui je moque ! »

Le Funambule à la voix des baleines, voix longue, informe et belle.

C’est la voix des bègues avant que ceux-ci ne se mettent à parler.

Il appelle le Bouffon, il voudrait une oreille. 

Il répète seul la réconciliation.

« Sais-tu au moins, que je suis comme toi à terre quand je suis sur mon fil ?

Rien en moi n’est qui ne claudique. 

Que je regarde mes pieds, et alors, au bout de jambes de longueur inégale, boîte la danse !

Et mon grand corps bousculé entre le ciel qui penche et le sol qui grandit, se plie, épais comme un ruban, fugace, et secoué par le vent d’un rire sans fin. 

Je ne peux pas dire si c’est le mien ou le tien.

Je pense sans cesse que je pourrais mourir par accident et par là, je suis indestructible.

Toi, de toute façon, tu ne tomberas pas plus bas que ton cul qui n’est pas haut ».

Ne dit-on pas au Cirque qu’ils ont été jumeaux ?

Le Bouffon s’est arrêté pour lacer ses chaussures.

« Moi, au contraire, je ne craindrai jamais de devenir quelque chose par accident.

Ou même… quelqu’un ! 

Pourquoi pas quelqu’un.

Je vois ton petit estomac se serrer de douleur.

Moi, je rigole bien ! Et je mange bien ! Et je n’ai aucune douleur de ventre ! 

Et je vois que tu n’es pas si léger, quoique tu répètes sans cesse le grand effort du premier homme qui s’arracha à la terre pour se mettre à marcher.

Elle a de gros muscles, ta jambe. 

De près, c’est moche, c’est lourd.

Le plus léger, c’est moi ! »

Le Bouffon était en verve, il entreprit de s’expliquer.

« Ecoute un peu.

On a longtemps considéré l’intelligence comme un petit îlot bien ferme qu’entoure un océan sans attaches et sans lest. J’affirme que c’est plutôt la nappe de mazout que le ventre d’un cargo trop chargé a lâchée. Indéchirable, la nappe, mais sans plus d’attaches que l’eau sur laquelle elle transite.

Quant au rire, le soubassement instable de tout le reste, le courant souterrain,

C’est un fleuve immense soutenant les terres émergées

C’est le sous-courant comique du monde – cou coulé !

Et moi ?

Cou coulé, ami des oiseaux – oh, roucoulez !

Mené parmi les hommes

Et menant parmi eux

Une vie dérythmée, 

Je boîte, c’est vrai

Mais c’est pour rappeler 

Le torrent de rire 

Sous la terre amarrée

Moi, mendigot du plus banal, du vague et du petit, je vais me prendre dans la cascade des pleurs des choses.

Car j’aime les choses ! 

Je leur apporte donc mon secours.

Je chatouille un peu, et elles sortent de leur contenant

De leur contentement,

Se répandent unanimement en pleurs 

Puis, une à une ouvre le bec et chacune, chacune, a chose à dire.

Moi, je crois dur que la vie est dans les restes des objets élaborés.

Quand on jette à terre l’ordre des choses qui les fait pleurer, alors mille nouvelles bouches s’ouvrent dans le muet, et même les croûtes y ont leur mot à dire. 

D’ailleurs, elles sont les premières à parler, et parlent rudement, dans une langue magnifique.

C’est comme toute vallée venteuse, pour qui il est si difficile d’imaginer qu’un jour le vent y entra pour la première fois. 

Mais, d’imaginer le vent nouveau, le vent timide…

S’agit-il en tout cela de trouver la mort, que je lui sois donné, qu’elle me soit donnée ?

Ou de trouver le plus banal, qui, lui, n’est pas si facilement donné ?

De trouver le plus banal, qui n’est même jamais donné.

Sans aucun doute.

Après tout, on n’avait classiquement fait que tuteurer Dieu dans les choses, et les choses pleuraient. 

Dieu leur faisait mal, voyez : une tige de fer.

Là était la douleur, là le baiser, et là la punition.

Maintenant qu’elles n’ont plus de tenue, elles pleurent encore, je voudrais dire que c’est de joie, et que ce que je récolte dans mon seau a le goût du sel sauvage. 

Elles se relâchent, elles s’ouvrent, s’illimitent les unes aux autres.

S’aiment une à une.

Et il faut bien observer : là a lieu la surrection, avec son bruit de sourire gigantesque

Et aucune pour cela n’a besoin de tuteur.

Et toutes sont belles comme le pin maritime en passion sous le vent

Joyeux, tordu, mouvant.

Moi non plus, je n’ai pas de tenue.

Debout, je ne suis pas le même que celui que je suis assis. 

Je me dandine exagérément dans un but très précis :

Je suis tout aussi nombreux d’un coup à l’autre de la hanche, que les coups de hanche eux-mêmes, et chacun me donne un petit nom différent. 

C’est pourquoi, ma mère, quand j’étais petit, empêchait que je cavale : elle croyait qu’il n’étais pas sain de ne pas avoir un nom… Elle me demandait de rester assis, de me tenir tranquille, d’arrêter de faire du bruit.

Il en va ainsi de toute chose que l’on prétend être connue parce qu’on l’a baptisée, alors qu’on ne connaît qu’un centre vide, dense, tournoyant, auquel s’agrippent parfois des attributs, comme dans le sillage d’une toupie que l’on croit voir encore ici alors qu’elle n’y est plus.

Et pris une fois dans la cascade des pleurs des choses, il est difficile de remonter au monde qui les a contenues.

J’avais pourtant pris pour principe de ne jamais faire que ce dont on peut revenir, de prévenir, par exemple, la nature de l’extraction, cette grande paille plantée en terre sirotant jusqu’à épuisement ce qu’elle a commencé à violer.

Mais étais-je là, moi aussi, en train de pomper les pleurs des choses ?

Etais-je là en train de prendre ce qui est inappropriable, de verser dans mon seau ce avec quoi j’aurais plutôt dû couler ?

Ou bien aurais-je dû rester spectateur ?

Non, car là, c’est comme lorsque l’on va dans la rue, où toutes les ruades ont lieu.

Là, la scène a explosé et plus rien ne reste ne place, car plus rien n’a de place.

Alors j’ai retiré deux figures de la géométrie : la ligne infinie et le cercle fermé.

J’ai gardé la courbe et la ligne brisée.

Et voilà ce qui en a été appris : 

Que l’accident n’existe pas en tant que lui-même, mais en tant qu’autre chose.

Or, que moi, malgré que je sois tout en bosse et tronc trop court, je ne suis pas accidenté, que je suis seulement accident.

Que donc, je n’existe pas en tant que moi-même, mais en tant que moi-même en tant qu’autre chose. 

Et la ligne se brise : 

Pour autant, j’existe tentant d’être moi-même.

Et voilà que la liquidité qui coule sous le monde fait, jaillit et nous asperge.

Les bouteilles de lait, les tasses pleines, les verres pleins se renversent.

Voilà les pleurs des choses ! 

Mon seau est plein, je suis heureux.

Voici alors le Funambule envolé, le Bouffon bosselé, l’équilibre détraqué

Et les pleurs des choses qui drapent le monde de couleurs nouvelles.

Oui, oui, oui, on est tout seul…

Mais on est tout seul avec, je liste : son ombre, son sage, son singe, son seau.

Enfin, tous ceux qui ont les pieds sur terre peuvent avoir une ombre… 

Toi, là-haut, je doute que ton ombre t’appartienne : regarde, tiens, elle danse avec la mienne !

C’est que les désastrés trouvent dans leur obscurité commune un grand foyer de lumière.

Restent le sage et le singe, qui jouent ensemble aux dés.

Tous deux ont fait serment de ne jamais tricher. 

Non pas que tricher soit mal.

Mais c’est que c’est facile.

Et qu’il faut du difficile pour que les choses naissent en pleurant et se mettent à rire ».

Mais là-haut, là où même en se cassant la nuque, on ne sait plus ce que l’on voit, quelque chose fait un bruit énorme, et c’est le Funambule.

Ce pourrait être aussi bien un pigeon pris dans les ligatures.

Ses joues rouges indiquent qu’il somnole ou qu’il a honte.

Ses yeux plissés indiquent qu’il s’agit d’autre chose.

Passe une mauvaise bise entre ses dents : « Le Bouffon ne sous-gît pas toute réalité ; il la sous-loue, et son seau est un local grouillant ».

Mais la rancune passe avec le vent.

Le Funambule s’est poliment raclé la gorge, voulant plus que se défendre, se présenter (il est un peu trop fier) :

« J’entends souvent les ricanements de ceux qui pensent que je n’écoute pas : 

« Là-haut s’endort celui qui fuit la danse des gens. Il est beau, mais c’est un vieux rat »

Mais qu’il soit d’abord clair que tout silence n’est pas de mort.

Mieux, que le silence fait mûrir la mort.

Et que ce qui sort du silence a la force des ressuscités.

Qui devinerait que l’on m’a dressé à la danse à force de coups et bas régime ?

J’y ai fait croître là ma force, cachée, nerveuse, plus intérieure à moi-même que des os.

Ma force est un regard qui porte toujours plus loin que ce que je suis, et ainsi je ne tombe jamais.

On m’a fait grâce à moi.

Mais qui a fait la corde tendue où je danse depuis que je suis en âge de m’en souvenir, pur comme un porcelet prêt au sacrifice dans les dix jours qui suivent sa naissance ?

Qui peut commander et qui doit obéir ?

Qui peut obéir et qui doit commander ?

Je fais partie, tu as dit une fois, des réchappés lyriques. 

Mais réchappés de quoi ? 

J’attends plutôt de tomber et vis d’agonie entre le ciel et la terre qui s’enfoncent l’un dans l’autre, déniant les hommes qui marchent, et ceux qui volent, et ceux qui font les deux à la fois.

Je ne sors au soleil que lorsqu’il est midi, guetter dans l’heure exigeant qu’on se taise, la vie sans pourquoi, le terme d’une chute que je n’arrive pas à faire.

Et j’appelle en plein jour à être aspiré par le soleil.

Ce n’est pas qu’un vœu d’amour, mais un principe de dissolution.

Si j’accède, j’excède. 

Ce qui veut dire que je n’accède jamais.

Ou si j’accède, c’est que je suis excédé. 

Tu peux voir que je suis tout maigre

Dévoré par ceux à qui je me retiens de donner

Souffrant de trop vouloir me cacher

Souffrant de la condition à remplir pour être véridique, qui est d’avoir brisé son cœur de toutes les chaînes d’adoration.

C’est que je voudrais, en même temps que je donne, extirper des choses les plus denses et les plus enfoncées, des âmes et des cœurs, le rythme régulier de la récompense et de la punition. 

Je voudrais donner l’extirpation

Et alors, me donner par dissolution.

Mais reste la corde, le plus infime sol sur lequel j’ai à danser.

Je voudrais briser la corde

Et connaître de l’autre l’abîme.

A tout le moins la corde n’est-elle pas lâche, pas mal tendue…

La chute nous mettrait la main de l’un dans l’autre

Toi et moi décharnés à même la chair du monde

L’un et l’autre tout à la fois présents par espérance

Mais je t’ai bien écouté.

Et même si je soupçonne que ton seau plein serve à peser le monde, j’ai révoqué à ton exemple les noms donnés aux choses, et personne, pas même ceux qui avaient été frères, n’ont plus su s’ils étaient eux-mêmes ou un autre, s’ils étaient en haut ou en bas, s’il y avait quelque chose quelque part.

Nous y voilà, n’est-ce pas ? ».

L’un et l’autre

Le balourd et le léger

Ont ceci de commun qu’ils dansent

Et que cela vaut mieux que de toujours marcher

Qu’ils souffrent tout entier de leur surabondance 

Et que c’est pour cela

Qu’ils ont, par pudeur, tant de mal à parler

Le Bouffon et le Funambule, la main de l’un sur la tête de l’autre, la main de l’autre accrochée à la hanche maigre de l’un, quittent la piste

Comme le soleil persuade la mer de monter jusqu’à lui

Non pas libre, mais libérée.

En écartant la bâche lourde du chapiteau, ils voient marqué de toute part : 

« S’il n’y a plus à aimer, passe ton chemin

Si la guerre a passé, refais-en un

Et ouvre un chemin pour chaque danger »

Le reste du Cirque a perdu leur trace.

Mais on raconte beaucoup sur leur compte.

Que le Bouffon égrène d’une main des pierres précieuses dans des villes non reconstruites.

Que le Funambule suit.

Et que l’un et l’autre rient de ceux qui estiment pouvoir intimer au fou de changer.

Derrière eux tous les vents s’élancent comme au dehors d’une montagne et, sur leur route, des villes entières culbutent comme des dés.

Et de quoi vivent-ils ? De pas grand-chose, sans doute : de l’un de l’autre.