Juste une fable n° 28

 

Trope n° 15

 

 




Le rat des villes et le rat des champs


Helio Milner

05/07/2014

– Je n’aime pas les rats, me déclare l’enfant. Ils me font peur.

C’est au printemps. Son regard est vif, il fend ses yeux et l’air et mon regard. Nous nous amusons à faire des ombres dans un rayon de soleil. Il dessine la queue longue d’un rat. Moi, ses oreilles et son museau dans mes deux mains.

Il lâche les siennes.

– Je n’aime pas les rats. Ils inspirent à tout le monde de mauvaises idées.

Je souris en esquissant une autre queue dans le soleil.

– Pas ceux-ci, répondrai-je. Tu vas voir. 

Le rat des champs avait invité le rat des villes

À souper.

Mais il avait omis de lui dire que le chemin serait bourbeux, venteux, et le paysage hivernal très désolé.

Le rat des villes se perd à un croisement mal indiqué.

Et voilà que la nuit tombe et que retentit le premier hululement de la chouette.

Oh, il ne sait rien de Térée, ni de Philomèle ou Progné... 

− Il a bien de la chance, m’interrompt l’enfant vertement.

Je souris sans répondre. 

... Rien des fureurs et des turpitudes qui peuvent rendre insensé,

Mais son poil frissonne d’horreur tandis que sur la glaise du chemin dérapent ses chaussures trop bien cirées.

De son côté, ne le voyant pas venir, le rat des champs soucieux

Dépêche à sa rencontre une troupe d’amis armés

De torches qui causèrent une affreuse frayeur au citadin crotté.

Mais quel réconfort de comprendre que ces animaux inélégants sont là pour le guider !

Le rat des champs le serre sur son coeur. Puis, à la lanterne,

Il lui fait visiter son lopin de terre,

Lui montre ses rangées de blé, de seigle, d’avoine,

Quelques carottes et des pieds de tubercules,

Puis son terrier plein de réserves pour l’hiver.

Restés pour dîner, les amis se pressent autour de la table.

Ils semblent hirsutes au rat des villes,

Frugal le repas, grossière la vaisselle, frustes les manières.

La conversation, tour à tour grave et joyeuse, lui pèse particulièrement.

Il ne comprend pas les plaisanteries qui les font rire, encore moins

La gravité avec laquelle chacun parle des affaires

De la république champêtre.

Quant aux questions qu’on lui pose sur la cité,

Chaque fois qu’il veut faire partager sa colère contre ses voisins les rats gris, qui mangent

Du zèbre fumé et rongent trop de livres

Sans parler des rats blonds qui rient beaucoup trop souvent et font beaucoup trop d’enfants,

Il entend bien qu’un grand silence accueille toutes ses paroles.

Quand les amis furent repartis, le rat des villes dit au rat des champs :

« Il faut absolument que vous veniez à votre tour me rendre visite.

Votre horizon est petit, vos mets monotones, et vos pénates, vraiment malcommodes,

Sans même parler de toute cette boue qui vous salit le poil.

Chez moi vous verrez des merveilles. Je serai vraiment heureux de les partager avec vous. Je vous attends le week-end prochain. »

Le week-end suivant, le rat des champs se lève de bon matin pour inspecter son potager puis prend son baluchon et part pour la ville, où le citadin l’attend.

Il n’est pas plutôt arrivé que le fracas et la foule l’étourdissent. Il est bousculé, il demande pardon, il se fait houspiller. Il trouve avec difficulté la maison du rat des villes.

Une maison, non, une cave avec un maigre soupirail où nulle lumière ne pénètre.

Le rat des villes accueille le rustique avec effusion, le fait entrer, lui demande un instant, se retire dans sa chambre.

Entendant le bruit d’une conversation, le second se réjouit de rencontrer les amis du rat des villes.

Les voix succèdent aux voix.

Le rat des champs languit.

Enfin voici le rat des villes qui  revient.

« J’ai hâte de connaître tous vos amis », dit le rustique joyeusement.

« Mes amis ? » s’étonne le premier, distrait par son portable sur lequel il pianote à tout instant. « Pardonnez-moi, on m’appelle encore », ajoute-t-il précipitamment en se jetant dans sa chambre.

Un temps immense s’écoulera.

Le rat des champs a faim.

Il avise des graines de blé rouges.

Jamais il n’en a semé de pareilles.

Il avance son nez.

« Arrêtez ! », hurle le rat des villes qui ressort juste de sa chambre. « Vous en mourriez ! »

« Ma foi, » répondit le rat des champs, soulevé de colère,

« Je ne comprends rien à vos manières ni à vos mystères.

Je vois bien qu’ici, toutes sortes de spectres nous environnent.

Eh bien, croyez-moi, je préfère mes dangers et mon inconfort,

Mes soucis et tous mes amis !

Je rentre chez moi sans plus tarder et vous laisse à vos merveilles. »

– C’est vrai, me dit l’enfant, j’ai bien aimé tes rats.

Mais je me demande où tu nous situerais, nous, sur notre bout de falaise !

Je souris, souris encore.

– Je vais répondre comme toi : nous, nous sommes le conteur et l’enfant de la fable.

– Ce n’est pas une raison... déclarera-t-il avec sa tranquillité d’enfant.

Il faut que dans chaque monde nous soyons possibles.

Et j’aurais beaucoup, beaucoup d’objections à faire à ta fable...

– Oh, moi aussi ! dirai-je doucement. Seulement voilà, ma fable, elle est finie...