Juste un texte n° 4

 


La femme en rouge (II)

Speranza


Gilbert Cabasso

28/06/2014

Ce serait le texte d’un vieil enfant habité de phrases et d’histoires interrompues, de langues mêlées, décidé à réparer le monde ancien de ses origines perdues, à faire résonner de quelques harmonies le silence et le désordre des dissensions. A qui s’adressent nos réminiscences ? Le hasard les destine. C’est un texte ancien où s’invente le tracé perspectif d’un jeu de rencontres tremblées, comme passent, la nuit, les fantômes devant le cadre d’une fenêtre, aspirant à la déchéance de goûter aux délices du monde coloré.

 

* * *

C’est l’été. La clarté du ciel est menacée. Le gris des nuages est d’acier au-dessus de la mer indiscernable de l’horizon. Certains gris virent au bleu, un bleu d’une lourde densité. Le jour se ferme sur la nouvelle. Personne ne sait quand c’est arrivé. Les télégrammes tardaient à être transmis. Les lenteurs administratives auxquelles les familles ajoutaient les obstacles de leurs querelles expliquent le retard. Les ruptures et les silences opaques ont suivi. J’habite ces silences. Les mots sans destination m’acheminent vers leurs commencements. Qui pourrait s’insurger contre eux ? Les morts ne veillent plus. La mémoire est lâche, partielle, parcimonieuse, truquée, trouée de partout. J’imagine. J’imagine dans l’augure, dans la clarté menacée du ciel, la propagation de la nouvelle.

Les généalogies sont incertaines. Je les amorce à Isaac, mon grand-père. Impossible d’aller au-delà. Son nom allemand me porte aux confins d’une histoire possible qui travaille le présent de mes actes. J’aspire à l’évidence d’un nom. Lui, confond toutes les pistes, brouille l’aventure et la suscite. Isaac Federman, l’homme de plume, ainsi nommé pour tout l’avenir,  son passé résonne de l’Occident, de ces villes d’Europe orientale que d’autres  ont quittées, avant et après lui,  poussés par la peur et le besoin. Le voici devenu l’enfant d’une ville heureuse aux rives lumineuses du Bosphore. La ville empeste d’odeurs de peaux mêlées au crottin. Isaac traîne dans les sentes misérables des quartiers du port. De son enfance, les états civils ne livrent rien, ni les registres communautaires. Les questions s’obstinent et l’enquête avorte. Les mots se délabrent comme le bois des maisons d’Istanbul. Le voici qui s’enfuit encore, qui s’arrache aux exigences de la Loi, rejette Dieu, refuse les exigences du temps d’avant, se glisse dans les interstices des images d’un film d’Elia Kazan. Un père pieux, un saint homme, le voudrait pieux et saint, comme lui. Il s’insurge. Il a douze ans quand un oncle lointain  l’accueille en Egypte. Il arrive à  Alexandrie. Il s’émerveille de la beauté du port, de l’ample corniche. Isaac ne s’attarde pas. Je le sais maintenant rebelle, impatient. Il brûle les étapes, presse le pas. On s’étonnait qu’enfant, j’eus sa démarche. J’écris à la suite de son nom l’aventure de ses rencontres, la surprise des paysages, leur platitude africaine, leur fadeur, comparés aux douceurs des collines byzantines, aux rimes des dômes et des minarets, leurs césures de poème.

J’écris les lambeaux de son nom, la tentation vaine de réciter les étapes de la  vie défaite de cet homme qui vient de mourir, la nouvelle circule déjà. C’est une femme sans nom qui la reçoit, une femme sans visage qu’Isaac n’avait d’abord connue qu’en lui écrivant. Je laisse cette femme sans visage ouvrir la première le télégramme qui achève leur histoire. En quelle langue s’écrivaient-ils? C’était une jeune fille d’Izmir. Ses premières lettres l’émeuvent. Il y répond dans la fièvre, la séduction dansante des mots, l’enchantement de quelques vers, parfois, comme pour s’amuser. Ses réponses le charment, chaque relance le trouble. Il la presse de lui écrire encore. Il relit ses lettres,  sans fin, et n’attend le soir que pour la joie de les relire. Elle lui manque déjà. Son écriture, sur l’enveloppe, il la reconnaîtrait entre mille. Chaque lettre ouvre un monde nouveau, familier, qui s’arrête à ses « amicales pensées ». Elle lui sourit d’un « tendrement à vous » qui précipite son désir de lui écrire encore. Le récit s’amorce, à la trame d’une vie sans événements, agitée seulement de l’urgence de se voir. Mais bientôt, les lettres ne suffisent plus. Il fallait lever le mystère des corps invisibles, se voir, enfin, se  toucher. « Je hais les lettres qui nous rapprochent  et nous laissent encore si loin ! ». Le jeune homme travaille, invente sa vie, à force de la raconter. Elle lui écrit un jour que les mots avaient conquis des droits sur eux. Isaac l’attendra, ne cessera de l’attendre, qu’elle le sache. Il l’épousera. Ces lettres brûleront un jour, dans le drame de la trahison qui destitue la vie entière, la tranquillité des étés, la sérénité gagnée contre la tragédie des meurtres et des guerres. Les informations restent si pauvres.

Et puis, la jeune fille d’Izmir débarque à Alexandrie. Le charme des  mots est rompu. On dit qu’elle est laide. Le corps contredit la fièvre des images, et ne demeure que la complicité des voix et des chants. Il l’épouse. Isaac se coule dans le rôle qu’on attend de lui. Il devient père. Il  joue. Il boit. Il jouit d’une  « bonne situation », apprend des langues, comme il se fait si facilement quand les peuples confondent leurs destins et leurs ambitions.

Dans l’attente de la jeune fille sans nom, Isaac fréquentait Speranza, une femme d’Alexandrie, grave, exigeante, qui dramatise son existence et s’entête dans le célibat. Sa mère qui avait fui les pogroms d’Odessa, ceux de 1905, épouse un tailleur corfiote, misérable et nerveux. Speranza est l’aînée d’une famille nombreuse : deux frères, deux sœurs. Sa mère meurt en couches. Speranza ressent le devoir d’aimer le petit frère comme son fils. De l’époque de sa rencontre avec Isaac, je garde une image, apprêtée, où sa beauté resplendit. La photographie, par endroits, semble lépreuse, éraflée. On a dû la retoucher. Enfant, la trace, surajoutée d’un léger coup de pinceau d’un  gris qui la corrige, me gêne, à l’endroit où le flou de la dentelle recouvre Speranza jusqu’au cou. D’une éponge définitive, je rends à l’irréparable la seule image qui nous reste de sa jeunesse. Son œil est inquiet. La lumière de la photographie, pâle, protège la fine fragilité de ses traits. Isaac ne sait pas encore à quel point il l’aime Elle travaille beaucoup, gagne l’argent nécessaire à l’entretien des enfants, s’occupe de la maison, de son père égaré. Tout le monde compte sur elle. Pourquoi consent-elle à se fiancer ? Un jeune homme aimé meurt. On raconte qu’elle était prête à l’épouser sur son lit de mort. Elle porte le deuil qui l’embellit encore. Isaac l’invite souvent. La femme sans nom devient son amie. La familiarité des après-midis passés ensemble à coudre, dans l’intimité des secrets, dissipe un temps les jalousies naissantes. Les drames se succèdent, les maladies noircissent la vie. Mais l’exagération résulte des ellipses et le relief des tragédies oublie les ralentissements et les répits du destin, le travail du quotidien, la chaleur, les ruses des courants d’air, les bains à Chatbi, les longues promenades dans les jardins de Montaza, les courses et l’enjouement des conversations, les chansons au marché, quand le jasmin se mêle aux effluves amères du port, quand l’enchantement du parfum distille sa nostalgie aux rives du malheur et des pensées. Sourde, la souffrance menace les affections naissantes, les chagrins déchirent le ciel et la mémoire ne retient que l’éclat des orages. La haine sournoise cohabite avec le talent, la fièvre avec l’attente des pâtisseries exquises. On cuit et recuit les pâtes fines, dans la cuisine ombragée, et l’art des mezzés enchante les amis. On joue aux cartes, de longs soirs.

Une enfant meurt. Isaac est désespéré. Un soir, chez Speranza, il s’effondre. Il boit toujours plus. Calcule-t-il ses effondrements, comme on l’en accuse ? Speranza doit savoir que, s’il meurt, ce sera chez elle. La famille ne comprend pas qu’elle ait pu céder. Douze années qu’ils s’abandonnent l’un à l’autre, quelle preuve exige-t-il de plus ? Elle répète entre eux la litanie de l’impossible. Mais elle le serre contre elle, le console, l’apaise. Elle finit par tout accepter de lui, jusqu’à son propre malheur.

Ma mère pourrait être née d’un tel chantage. L’enfant incarnera pour Speranza la honte d’avoir cédé, la tache de sa faiblesse, la preuve de l’échec qu’elle s’acharnait des années durant à sécréter, comme si le malheur devait l’accabler dès l’origine. Speranza, toujours, a senti peser sur elle la malédiction d’exister. Les hommes rencontrés, les vies auxquelles elle s’attache défaillent. Les maladies les emportent, l’absurdité des accidents les terrasse au seuil des consentements. Jamais les fiançailles promises ne sont célébrées. Speranza vit ses rencontres et ses attentes dans le souvenir grandiloquent des anciens drames. L’enfant grandit en elle, bouge. Le nourrisson  crie beaucoup, et la consoler devient son destin. Son renoncement à elle-même, encore. On disait qu’elle aurait voulu être George Sand. Les ambitions agonisent. La femme sans nom lui prêtait ses livres et les rêveries poétiques dessinaient le paysage de leurs soirées. On partageait l’euphorie des rencontres, des cercles cultivés invitaient écrivains et conférenciers venus de France qui initiaient aux nouveautés littéraires un public de jeunes intellectuels discrets et timides, d’étudiants promis aux désillusions des aventures européennes. On se retrouvait au Centre culturel français, au Cecil Hotel, à l’Alhambra, emportés dans d’ardents débats qui finissaient tard, dans la nuit, sur la corniche, où l’on poursuivait les lectures.

La crise économique rend fou. Le désir flambe et l’alcool console : l’exaltation se convertit en système. Isaac boit avec cette régularité maniaque dont la naissance de l’enfant ne le délivre pas. Avant l’enfant, la brouille, l’impossible imposé à tous.  Aucune scène, aucune douleur ne résonne que celle d’un petit corps d’enfant qui sépare les deux femmes, les éloigne sans retour de leur ancienne estime. Isaac se partage entre deux foyers, amer et désolé. L’enfer des domiciles séparés, des haines recuites, des silences de poison. Quelquefois, la rage côtoie l’exaltation. Le petit homme, chauve, sec et frêle, a de formidables colères, aveugle à leurs suites. Dans les crises, le calcul est sans prise. Leurs conséquences occupent toute la durée des vies. L’enfant grandit, capricieuse. Isaac la bat, la soulève de terre, la traîne par les cheveux en pleine rue. Elle s’en souvient. Elle ne veut pas en oublier l’injustice qui la détourne de son père pour toujours. Comment prendre ta défense, Isaac, contre l’obstination à te haïr, où trouver l’argument de ton salut, comment répondre aux questions laissées béantes par ton départ ? Je n’entends rien que la rumeur. Parfois, les soirées se passent dans la maison des riches. Tu parles fort. Tu prends à témoin les rares amis qui vous fréquentent encore, les domestiques – on  dit ainsi, « les domestiques » - s’esquivent et laissent ton humeur à son libre cours. La colère t’épuise. Tu restes la nuit. Speranza ne te veut plus, mais tu restes. Tu la supplies, tu ne joues plus, le sanglot dissipe ta colère. Tu te négliges. Ta barbe a poussé. Ta chemise de soie bleue, fine, rare -- on  remarquait toujours ton élégance --  est humide aux aisselles, ouverte, cravate dénouée, tu perds toute tenue. Speranza t’implore de la laisser. Puis, elle se tait, n’oppose plus rien aux nouvelles conditions que tu lui proposes pour régler à jamais vos différends, l’ultime résolution de vos querelles, l’ultime, tu répètes, le pont d’or, Speranza, le miracle de l’homme nouveau que je serai. Toute promesse est vaine. Le quotidien est invivable, étouffant, nuit et jour. On dort mal. L’enfant pleure, la nuit, de tes colères. Ta violence marque toute mémoire.

Le télégramme venait  de Paris. La nouvelle circule à mots couverts. Isaac est mort à Paris. On le savait condamné. On lui répétait de se soigner, de quitter Alexandrie, d’aller consulter en France. Son teint était jaune, ses yeux parfois injectés de sang. A Paris, ses forces ne l’autorisent à rien. L’angoisse d’être seul aggrave ses maux. 1937, la tension de ses douleurs, celle de la ville à laquelle les journaux l’avaient préparé se confondent. De la grève ne résulte aucun accomplissement historique. Isaac assiste de loin à l’effervescence joyeuse des défilés, mais il n’entend rien. Les slogans l’égarent, son obsession est de ne plus souffrir, de soulager de ses crampes son corps décharné. L’hôpital le prend en charge. Il lui reste le temps d’écrire, avec application, à Speranza. Quelques lettres d’une écriture lisse, nette et froide. Je lis ces lettres comme j’entendrais la régularité des bruits de la ville dans l’apaisement d’après les sanglots. Isaac évoque les versements de la pension qui vont arriver, le coût de l’écolage, comme on disait, et la politesse d’usage veut effacer les traces des drames anciens. Le rouge des yeux, la fatigue, les taches sur le visage marquent encore le corps des restes des crises, mais c’est fini. Tout est calme. Il ne reste que l’immense fatigue, imperceptible. Sous le regard de l’infirmière, l’écriture se fait à la fois secrète et publique, au bord des derniers moments. Embrasse notre bijou. Je pense affectueusement à toi.

Speranza rentre chez elle. On l’accompagne en calèche. On lui chuchote la nouvelle.  De son deuil, je ne sais que l’existence d’un geste. Speranza, on me l’a dit, eut un mouvement de deuil dont j’ignore la nature. L’enfant voit la brusquerie d’un geste qui la surprend. Speranza ne se couvre pas la tête, elle ne dénoue pas ses cheveux, elle ne pleure pas. On peut seulement deviner, aux mouvements de son corps, de ses mains, le choc, l’ébranlement de tout son être. Ce geste, je veux qu’il soit comme l’effacement des rancœurs, celui d’une intime et secrète réconciliation. C’est un tremblement, déjà, la dissipation soudaine des heurts, un geste brusque et inattendu qui rompt davantage que l’ordre et la régularité du quotidien, qui abolit la cohérence qu’on avait travaillé  des années durant à construire, la nécessité formelle, édifiante, des discours familiaux, l’obligation patiemment imposée de penser que Speranza ne pouvait aimer cet homme brutal, sans complaisance ni attention, comme si  la mort d’Isaac  devait la libérer, comme si elle était son salut,  et que le destin la débarrassait enfin du despote polyglotte incapable d’aimer sans faire mal. Je veux que par ce geste de respiration, presque insignifiant, Speranza marque sa surdité aux rengaines serinées. Qu’il soit déplacé, indécent, que son deuil fasse une nouvelle fois le choix de la vie, qu’il soit malséant aux yeux du monde, une insulte aux rituels attendus, qu’il ait l’impudeur d’une dernière volupté, contre les simplifications communes, qu’il autorise enfin à réécrire l’histoire, à aboucher la mienne à l’énergie d’une passion rebelle. Speranza, dans l’instant de son deuil, répudie la honte de ces années, la honte monstrueuse d’avoir caché dans l’ampleur de ses robes la vie nouvelle dans son ventre.

Honte à la honte de nos désirs, de nos entêtements secrets à vivre et à aimer. Pourquoi avons-nous consenti à la clandestinité publique, au jeu de l’impossible ? Ces journées sans toi, les quelques heures que nous nous autorisions, le noir des cinémas où tu n’entrais jamais qu’une fois les films commencés, sans les voir jusqu’au bout, de peur qu’on ne te reconnaisse, quand nous sortions ensemble, pourquoi, chéri, ce jeu qui me minait ? Je ne te raconterai plus jamais la fin des histoires. Quelle emphase pour la fin de nos amours, petit homme des nuits absentes. Comment ai-je pu concéder aux autres l’apparence de ma haine, moi qui te retenais le soir, quand la petite s’endormait dans la fatigue des bains et l’ivresse du vent ? La bêtise des histoires qu’on lui racontait, l’ineptie de justifier aux yeux de l’enfant la nécessité de tes départs, le soir, qui m’écorchaient plus que le mal de nous cacher ! Il te fallait, lui disions-nous, faire partir les trains de nuit, vers le Caire, toi, le chef des gares égyptiennes, qui vouais ton apparence nocturne aux départs des autres, et c’était toi qui nous quittais ! Mais comme c’était bon, quelquefois, ta présence, la nuit, quand la petite dormait. Quelle apparence voulions-nous donc pour elle, Isaac ? Le monde entier savait. Qui donc travestissait nos vies ? Personne, jamais, n’aura rien gagné au jeu stupide de nos faux-semblants. Qu’il parte ou reste, l’ordre demeurait dans l’immuable indécence que leur imposait la vie.

Des jugements des familles, Speranza fut soudain lasse et la fatiguait qu’Isaac leur eût concédé si longtemps l’hypocrisie. Sa décence s’effondre au deuil. Elle n’aura plus que le souvenir de ses récits, la mémoire de sa mémoire, pour elle seule, enfouie en elle, dont personne ne dira jamais rien, les récits qui l’enchantaient quand il lui parlait de Constantinople, crasse et richesse confondues, l’attardement des migrations aux rives rêvées du Bosphore, l’enfer des attentes au port, le visage d’une jeune russe, blonde, juive, qu’il avait revue quinze ans plus tard au Khan el Khalili, à peine croisée, reconnue, son sourire, la mélancolie de son regard, jamais oubliée. Speranza, souvent, s’amusait, oubliait ses colères, la tiédeur du soir parfumé l’alanguissait. Ni l’un ni l’autre ne savaient après l’amour si c’était elle qui l’avait retenu, ou lui qui avait cru comprendre qu’elle le retenait, ou lui qui l’avait convaincue, ou elle qui avait cédé à l’idée du plaisir qu’il aurait à ce qu’elle le retienne un peu. Et de leur joie, dans la nuit tiède, de leurs rires étouffés, qui pourrait parler ? L’enfant dormait quand, oubliant les médisances et les conformismes, ils arrachaient au destin quelques bribes de bonheur.

Au matin, Speranza réveillait l’enfant, la câlinait longuement, au lit. Sa tendresse était entière, et la petite croyait devoir sa tranquillité au départ du père qui la dérangeait toujours et contredisait tous ses désirs. Il suffisait qu’Isaac nomme caprices la moindre de ses envies pour qu’elle s’impatiente de sa présence. Le temps qu’Isaac passait avec sa mère lui était imposé, du moins Speranza le lui laissait-elle entendre. La petite aimait que sa mère en limite la durée. La nécessité complotait au départ, les trains ne pouvaient pas attendre. L’enfant comptait, comptait obstinément, ressassait le compte à rebours de ses départs. A l’endroit, à l’envers, jusqu’à cent, zéro, aller et retour. Mais il s’attardait toujours un peu trop. Alors, les règles s’ajoutaient, le jeu était toujours gagnant. Le matin, le père était parti, l’enfant ne savait plus quand elle avait gagné, parce que le sommeil avait eu raison de son impatience. Speranza l’entourait, elle seule, de son amour exclusif, de ses chansons d’éveil, de ses caresses, sans qu’elle sache que la paix entre elles, l’enfant la devait au comble d’une nuit d’amour, à la fraîcheur retrouvée du petit matin. Isaac quittait alors Speranza avec cette maladresse dans laquelle elle reconnaissait sa passion. A la porte, il retrouvait la dureté que Speranza lui faisait perdre. Il se coulait dans le sérieux et la gravité sèche de ses fonctions, se bardait de froideur, se préparait à d’autres affrontements, aux reproches, aux orages, aux accueils évasifs ou résignés, à la négligence.

Les hypothèses s’ordonnent aux impatiences de la mémoire. Je me joue des absences et des incertitudes. Aucune grammaire ne devrait autoriser le présent. J’accompagne des chimères jusqu’aux vraisemblances de mes fictions. Isaac ne cesse de fuir. On ne sait quoi. Les points d’origine se multiplient et se dispersent. Quittant Speranza, il échappe à sa fébrilité tremblante, soulagé de rejoindre le refuge d’une image de normalité. Et s’il s’arrache à la plate conformité du ménage, aux sortilèges de la femme talentueuse, c’est comme s’il cherchait sa propre perte, dans la surface vibrante de sa fragilité.

Speranza, elle, ne travaillait plus. Les exigences de l’enfant occupaient son existence entière. Comme si elle devait expier la faute de sa naissance. La ville se rétrécissait aux promenades désirées. Elle avait lu, beaucoup. Renan. La Vie de JésusLe livre de Job ?  Plus aucun livre à la maison. Peut-être quelques brochures de Lénine, le héros de la Révolution, qu’elle adorait, dont elle parlait à l’enfant, dont elle rêvait. Elle savait les âpretés de la lutte. Elle avait eu, avant la naissance de l’enfant, l’ardeur d’une militante, au grand magasin où elle travaillait, pendant la Grande Guerre. La direction des Galeries Lafayette donnait l’ordre, depuis Paris, de licencier la moitié du personnel. Elle proteste, s’insurge, pousse à la révolte ses collègues qu’elle fascine et terrorise. Il fallait partager le travail, accepter de gagner moins, la moitié s’ils voulaient. Elle fomente la grève, les vendeuses la suivent. Elle convainc, elle l’emporte, mais elle n’a jamais le sentiment d’avoir gagné. Tout l’indigne, la désespère, au comble des discussions, quand elle cessait d’avoir les mots de la justice vive. Elle se taisait alors, et n’entendait plus rien. Dans l’écrasement de n’être pas comprise comme il fallait, la fièvre, l’impatience, l’idée de mourir.

Le tremblement la prend toute : c’est une sensibilité aux choses de l’horreur, au dénuement, au vent du désert, l’abomination du jeune homme agonisant dans le désespoir de l’aimer, l’effroi des enfants pâles, de leurs sommeils d’hiver et de rue. Le tremblement l’envahit quelquefois de ne pas comprendre la vie remuante, le fruit de ses entrailles. Lisait Renan. Et s’embrasait aux baisers gris d’Isaac, comme à la révolte qu’elle retournait contre elle. Elle voulait en finir.

L’enfant la confine dans l’inaction, le petit ouvrage, les courses quotidiennes, l’attention aux « meilleures choses », les pommes de France, les œufs de saumon, la bêtise de céder à tous ses caprices et la sourde, l’enivrante satisfaction d’avoir tout le monde contre cette bêtise, comme si l’enfant illégitime devait légitimer la satisfaction de ses moindres désirs. Isaac est mort et le geste de son deuil sépare Speranza. Son chagrin s’affiche. Nul n’en parle. La folle a ce talent rare de souffrir de tout. Au geste de sa mère, on ne sait pourquoi, l’enfant rit. C’est plus tard qu’elle apprend la mort de son père, un camarade de classe lui annonce triomphant qu’elle a un frère, une sœur, qui viennent aussi de perdre leur père, un homme qui porte son nom, mort à Paris, son père à elle, en somme ! Et l’enfant éclate de rire. Elle rit deux fois, ce jour-là. De ne pas croire à cette histoire d’un père habitant Camp César, ce quartier qu’elle ne connaît pas. Et de vouloir y croire, tant la nouvelle l’enchanterait, qu’il soit mort, celui qui la terrorisait ! Ce serait un cadeau beaucoup trop beau. C’est un cadeau. La mère et l’enfant pensent pouvoir se retrouver, se rapprocher encore, mais c’est l’inverse. Le deuil de Speranza la condamne au secret. Elle serre contre elle l’enfant chérie. Aucun homme ne pourra comme elle aimer la petite bâtarde. L’enfant sait jour après jour ce qui la damne et la comble. La haine du père, la joie de l’avoir perdu se confondent. L’enfant ne porte pas le deuil. L’événement ne laisse en elle aucune trace de regret. Elle ne se doit rien, désormais. La mort d’Isaac la dispense de toute imagination. On l’enterre à Pantin. Le mot est gris, pluvieux, sale et drôle, d’une drôlerie cosmique. Le mot embourbe ma vie, dérive insignifiante et dérisoire, pâleur fade des récits sans chair. On raconte qu’une femme grande, belle et très maquillée, portant une robe d’un rouge vif, assistait à l’enterrement, un peu en retrait, éplorée.

La mort de Speranza laisse en moi des traces incertaines. Avais-je quatre ans ? Cinq ? Le gris, le noir sont les couleurs de mon enfance. Parfois, le dimanche, nous visitions des maisons de repos. Là, Speranza pourrait tranquillement finir ses jours. Nous  trouvions de vieilles maisons sombres dont l’odeur reste encore pour moi celle de vieux dentiers. Son imploration de ne pas mourir à l’hôpital ne devait rien changer à l’ordre des choses. Les noms des lieux de sa mort, Picpus, Rothschild,  la rue Santerre, définissent un espace d’une géométrie froide. En moi, se confondaient hôpital, asile, orphelinat, lieux froids, déserts, murés, sans horizon. Plus tard, j’imaginais que la section Picpus avait joué un rôle déterminant dans les insurrections populaires et la mobilisation des Parisiens, pendant la Révolution, parce qu’il me semblait certain que les déshérités de l’endroit en avaient, un jour du passé, abattu les murs. « Section Picpus », annonçait le contrôleur de l’autobus, juste avant l’arrêt.

Quelques mois après la mort de Speranza, mes parents ont dû acheter un dictionnaire, un Petit Larousse illustré, dont les images étaient en noir et blanc. J’y cherchais les mots du corps et de l’amour. Je m’attardais aux planches qui m’apprenaient à la fois les toiles des maîtres et la beauté des femmes. Je m’étonnais de ne pas y trouver le nom des gens que j’aimais et admirais, et j’apprenais par cœur les dates de naissance et de mort des grands hommes, des musiciens et des peintres. Je calculais l’âge de leur mort, et dans les biographies que je lisais, je  m’intéressais  souvent aux descriptions de leur agonie. L’histoire du monde me paraissait sanglante et les supplices me fascinaient. La toilette de Speranza, quelques semaines avant sa mort, reste associée en moi à un tableau de Gauguin: deux femmes portent sous leurs seins une sorte de plateau fleuri. Leur beauté rime avec la fine légèreté des pétales roses. Le tableau est d’une pudeur, d’une tonalité triste, assombrie,  comme si le peintre n’était déjà plus contemporain de la nudité des femmes, comme si le tableau se voulait le geste d’une réminiscence. Leur regard, la grâce de leurs seins reposant sur les pétales, la douceur exquise de leurs lignes me restituent toujours le moment d’un dimanche matin où ma mère, avec une attention, une retenue que je ne lui connaissais pas, lavait Speranza, assise près de la table, et faisait couler lentement l’eau d’une cuvette sur ses seins blancs dont la beauté me semblait admirablement préservée. Je ne sais si les femmes de Gauguin transfigurent l’image que je garde d’elle, ou si Speranza, malgré son impotence, sa fragilité, ses cheveux gris, son extrême pâleur et ses tremblements, me troublait de sa beauté qui éclipsait sa maladie. Je ne pouvais me défaire du sentiment que nous l’abandonnions, qu’elle en éprouvait une profonde tristesse et que nous participions à l’affreuse entreprise de la priver de tout avenir. Son malheur fait écho à celui dont le regard des femmes tahitiennes est habité pour toujours.

J’appris, beaucoup plus tard, qu’en Egypte, le jour où Speranza avait acheté un dictionnaire avait été comme une fête. J’écrivis, dans la forme exaltée d’une épopée restreinte, quelques lignes fiévreuses et naïves : « Speranza, en moi, ton corps se conjugue au rythme du savoir humain. Livre de toutes les histoires, livre de tous les livres, où j’épèle mon histoire au flux de la tienne confondue. Speranza, l’alphabet creuse en moi les traces de l’oubli, l’abîme de nos méconnaissances. Ô livre, le corps des femmes et leur beauté, où tu m’offres la tienne, où se profile le signe de l’appel, où surgit l’ordre du possible, où s’ancre la langue et s’avère l’identité, où le nom absente la vie, et la béance éclate ! Ô présent, feuille aveugle offerte aux signes d’une main oublieuse ! » Je cherchais une ampleur que l’expression me paraît toujours atténuer, l’emphase que la langue trahit parfois, sans trouver l’accent qui pourrait dire ton nom, sa survivance tremblante. Je ne trouve jamais la nécessité sonore de nos coïncidences. Je hais l’ambition d’être lu et l’imposture d’en écrire le dégoût. L’œil brûle nos traces et les ressuscite, dans la ruse des fictions. Les mots esquissent d’autres images, et le même alphabet déploie ses subterfuges qui m’emportent aux limites de leurs mains aveugles, quand Speranza et Isaac s’aiment, se serrent contre toutes les menaces, quand Speranza griffe Isaac, et le brûle, à bout d’elle-même, quand il touche en elle la limite où la nostalgie se brise, où l’oubli guette et triomphe. La mer emplit le monde de son obstination comme le chant des cigales, et la morne régularité des choses contre lesquelles l’histoire des hommes s’insurge toujours.

En Speranza, la maladie n’est plus un accident. Elle devient le quotidien de son entêtement à survivre. Et depuis, ma curiosité des médicaments, des soins et des attentions, mes scrupules et mes dégoûts, les douceurs et les complaisances me viennent de cette femme qui accompagne mon entrée dans le monde des mots et des peurs. Nous habitions la même chambre, nos lits étaient proches. Ses veilles nocturnes et ses cauchemars, la menace de ses chutes ne me dérangeaient pas. Je me souviens mal de ses appels, de ses insomnies. Je n’ai souvenir que de mes étouffements sous un gros édredon de plumes bleu pâle.

Deux images de Speranza se confondent, se superposent : l’une, jeune, vibrante d’un bonheur toujours menacé, l’autre infirme et mutilée. Les mots qui me viennent aujourd’hui sont ceux du délabrement, de la misère, des blessures et des abjections, de la puanteur des escarres, le Parkinson et la blancheur soignée de ses cheveux. Les effrois de mon enfance ne tenaient pas à elle, mais elle ne savait rien leur opposer. Un soir, je suis seul avec elle, l’appartement est minuscule, et nos angoisses confinées. La terreur me retient d’aller seul faire pipi. Je pleure de ne trouver aucune aide contre les fantômes de la maison. Ma plainte augmente ses objections, intensifient encore ses tremblements, son exaspération. Et voici maintenant qu’elle m’offre, ironique et stupide en sa colère, sa bouche grande ouverte pour que j’y pisse, si j’ai si peur. Ai-je encore longtemps pleuré ? En quelle grandiloquente dérision tenait-elle sa propre déchéance ? Ses souffrances, de longues journées, firent de moi un garde-malade vigilant. Notre tête-à-tête affectueux et contraint, quelquefois amusé, toujours dense, traverse tout le temps de ma vie.

Les jours gris de mars commençant, l’imminence de la pluie sans violence, l’épreuve d’écrire au cœur d’une absence désormais sans affect, abouchée à l’histoire questionnée de toutes les origines, prolongent les derniers moments d’une irréparable solitude. Je vois encore sa bouche béante, devenue un court instant de folie ce qu’elle sera toujours, le dépotoir de mes angoisses, et son regard égaré qui tourne dans le vide. De sa mort, je ne sais rien. Quinze années séparent celle des deux amants.

Speranza et Isaac furent le premier chapitre du malheur, la marge obligée de toutes les fictions. L’hôpital est le lieu de leur ultime abandon, dans la crispation de leur agonie. Leur séjour y achève leur exil, en ces salles communes, infectes et délabrées. Leurs appels se perdent en râles et gémissements inutiles. La mort ne les surprend pas.

Speranza arrive d’Egypte en avion. La nuit. Enfant, j’imaginais qu’elle s’était approchée des étoiles.


Gilbert Cabasso est professeur agrégé de philosophie. Il a enseigné durant 22 ans au lycée Victor Duruy à Paris. Retraité depuis 2011, il continue d'animer le ciné-club qu'il y a créé. Il est membre du comité de rédaction de Transitions.

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