Juste un poème n° 12

 



 

Instants n° 5

 

 


Sebastian Amigorena

04/04/2015 


J'ai souvent erré en ces lieux célestes où naissent les gouttes de pluie, au creux des nuages, très haut, blotties. Les gouttes de pluie résistent à cette volonté naturelle de l'eau liquide : s'unir en un flot unique. La force qui les sépare les unes des autres n'a pas encore de nom. On lui doit pourtant glissades, éclaboussures et rires humides ; les brins d'herbe entre les pavés, les rues qui brillent, les parapluies. On lui doit une qualité de silence et les clapotis. Et l'odeur âpre de terre chaude, mouillée, un après-midi triste d'été. 

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Lorsqu’elle tombe sur les plages lointaines, la foudre forge parfois de fins tubules de sable vitrifié d’une dizaine de centimètres de longueur. L’intérieur de ces cylindres est lisse, témoignant des très hautes températures qui leur ont été imposées pendant quelques millisecondes. C’est un phénomène rare, et il est encore plus rare de les trouver après les orages, car ces doigts creux sont fragiles et à moins qu’ils ne soient recueillis avec soin et protégés, ils se désagrègent sous l’effet du vent en quelques heures. J’ai eu la chance, un jour éloigné, d’admirer une collection de ces éclairs de foudre recueillis avec patience par un observateur amoureux des orages marins. Ces tubes légers sont les témoignages réservés, fragiles et silencieux, d’un phénomène soudain et brutal. Puisse notre passage tourmenté marquer l’arène d’une trace aussi douce.

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Le vent façonne et polit les rochers, et le temps notre âme. Les souvenirs sont à notre présent ce que le sable est à la roche, les vestiges d’une érosion inévitable. Comme les grains de sable, les souvenirs sont insaisissables et indestructibles. Et comme le vent, le temps vole en rafales.

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La poussière est un mélange quasiment vrai de terre et d’air. Elle est aussi proche et aussi lointaine de l’un que de l’autre. De la terre, la poussière a hérite le goût rêche, un certain sens de la lenteur et une tristesse aride. De l’air, elle tient apesanteur, invisibilité et omniprésence. Le temps et la gravité savent résoudre les deux natures de la poussière en une fine couche grise et uniforme, qui s’épaissit au fil des années, et qui recouvre les surfaces exposées. Cette pellicule est tellement sensible aux déplacements d’air que le plus faible souffle en perturbe la formation et la persistance. Le dépôt de la poussière mesure une entité complexe, mélange de durée et d’absence, de quiétude et de distance : l’étoffe fragile et grise dont sont faits les souvenirs.

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        Au sommet des peupliers souffle un temps différent, le temps du vent. Un temps sans avant ni après, sans départ ni arrivée. Un temps qui passe, comme le vent, sans passer. 

 

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Avant de se répandre en une fine couche de d’eau sur la chaussée brillante, les gouttes de pluie passent par un état intermédiaire instable (et probablement imaginaire), celui de gouttelettes rebondissantes. Cet état improbable de l’eau comporte une suite finie d’éclaboussures successives : l’impact de la première goutte cause sa dissociation en gouttelettes de plus petite taille, qui volent et en tombant se dissocient en gouttelettes encore plus petites, qui à leur tour volent… Cette cascade comprend un nombre fini de cycles - trois - qui ne dépend pas de la vitesse de la goutte à l’impact, ou de sa taille, ou de l’élasticité de la surface d’impact. Le nombre de gouttelettes rebondissantes qui apparaît à chaque cycle est, par contre, variable selon le volume d’eau contenu dans la goutte et va décroissant avec les cycles. Ce phénomène, qui est constitutif de la pluie, notre pluie, reste pourtant méconnu. Il assure aux gouttes de pluie une fin en « feu d’artifice », un peu baroque et inutile, digne, belle et triste à la fois. Une fin malheureuse, pour ne rien regretter.

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Certaines œuvres, mélodies, vers, tableaux, ne nous quittent pas, comme si elles nous rappelaient à quelque chose de notre âme. Les avons-nous déjà entendues, écrites, vues, dans une vie antérieure? Ou bien sont-elles simplement le reflet de quelque chose qui est de nous essentiel ? Font-elles partie de nous-mêmes ou au contraire ne sommes-nous finalement qu’une combinaison unique, brève et pâle, de leurs échos intemporels?