Trop vrai n° 06

 

Préambule

« Trop vrai », le récit de maladie ? Adrien Guignard n’envisage pas directement cette question, mais aborde les textes (auto)biographiques relevant des « humanités médicales » avec un mélange unique de vigilance théorique et de bienveillance éthique et esthétique.

La vigilance théorique : Adrien Guignard rappelle les critiques, justifiées à ses yeux, adressées aux mouvements de « biographisation », notamment à des fins thérapeutiques, propres à un certain nombre d’espaces de formation ou de remédiation sociales. On peut en effet y voir une avancée du biopouvoir, dont la gouvernementalité gagne par là de nouveaux territoires ; le signe d’une « promotion du clinique en “esthétique” », d’un « passage de l’asile au musée », qui risquent de faire reculer ce que la littérature et l’art engagent (à savoir non pas une réparation voire une justification, mais une exposition radicale et en quelque sorte inconditionnelle au traumatique) ; ou bien l’exploitation d’une illusion visant à faire d’une vie un foyer cohérent de signification, au détriment de la vérité du réel, toujours éparpillé, lacunaire...

La bienveillance éthique et esthétique : « mieux vaut vivre avec son temps, ses récits : sa condition », écrit sobrement Adrien Guignard, pour qui il est normal, et pas nécessairement triste, que la biopolitique induise une culture. Et qui ne veut pas contester la fonction thérapeutique de la narrativité.

Après ce panorama critique, les deux récits examinés par Adrien Guignard, récits d’une transplantation cardiaque et de ses développements (auto)biographiques – la quête victorieuse de l’identité du donneur, chose en principe interdite nous emmènent aux confins de la littérature comme le genre du récit de vie en général... Il ne s’agit pas d’autofiction. Ni d’obsession face à une réalité positive que le texte se chargerait de communiquer. Mais de bricolage, esthétiquement efficace, pour traduire l’expérience affolante, tour à tour burlesque et mystique, amoureuse et médicamenteuse, mais tout le temps « réelle », de la présence en soi d’un « intrus » qu’on finit par domestiquer et connaître (jusqu’à palpiter avec lui).

En un sens, on retrouve peut-être ici la dimension qui fait échapper le « vrai » au « trop vrai » : celle de l’éloge – l’exhaussement (et le réel qui exauce, même quand il se dérobe)... Non le mouvement de la dégradation (où la violence traumatique est exercée) dont j’avais analysé la présence chez Hervé Guibert, mais l’aimance évoquée par Santiago Amigorena (1, 2 et 3) à propos des personnes qu’il nomme dans ses récits.

Mais le texte le plus littéraire ne serait-il pas finalement, comme Adrien Guignard semble le suggérer, L’Intrus de Jean-Luc Nancy qui, sous ce titre, raconte « l’expérience d’une étrangeté maintenue et constitutive de l’être » ?

La question du « trop vrai » se relance autrement. Si le regard porté sur les photographies des écrivains du XIXe siècle (François Kerlouégan) n’est jamais voyeur (ne cherche jamais le « trop »), c’est parce qu’il est mélancoliquement happé par des écarts et des failles. Si l’écriture de Santiago Amigorena ne tombe jamais dans l’écueil du « trop vrai », c’est en raison de son lien avec l’amour – et qu’est-ce que l’amour sinon l’acceptation d’une altération par l’autre – par l’autre et son secret ? Et qu’est-ce que l’allégorie à clefs décrite par Edward Wilson-Lee sinon l’ouverture d’un « chiffre » qui permet que d’autres sens, non anticipés par l’intention contextuelle, viennent librement se loger dans son déchiffrement ?

H. M.-K.

Adrien Guignard est chercheur avancé soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique.

 

 

 


« Biopolitique », « clinique », « illusion » de l’écriture (auto)biographique de la maladie : ce que peut (encore) « édifier » un récit ?

 

 

Adrien Guignard

04/04/2015 

 

  
   

Remerciements:

Que soient ici chaleureusement remerciés mes collègues appartenant à la section de Littérature, Linguistique et Journalisme sise à l’Université Dunărea de Jos de Galaţi, en Roumanie. Tout particulièrement Prof. univ. dr. Alina Crihană et Prof. univ. dr. Simona Antofi qui ont accepté une version voisine de ce texte dans leur revue internationale de comparatisme (consulter: Communication interculturelle et littérature, no. 21, 2014, ISSN : 1844‐ 6965). La présente mouture du texte est publiée avec leur accord.

Résumé : Le propos constate la fortune éditoriale et théorique du récit de maladies dans le contexte large des humanités médicales. Il acquiesce. Mais, l’interroge de manière critique. Voici pourquoi une longue introduction théorique s’essaiera au développement du premier temps de notre intitulé. Elle glosera donc des éléments de la pensée de Brossat (pour le « biopolitique », issu de Foucault), d’Artières (pour l’historique du « clinique ») et de Bourdieu (pour « l’illusion »). La seconde partie de l’article est plus pratique. Admettant, en réponse à l’intitulé, qu’un des pouvoirs du récit autobiographique consiste à « comprendre les compréhensions », nous commenterons les logiques lucides comme extralucides qui organisent la narration dans deux livres renfermant une transplantation cardiaque (C. Valandrey et C. Desarzens). Une citation de L’Intrus (J.-L. Nancy) clôt l’article.           

Maintenant, sous le règne des monopoles culturels, économiques et politiques, [...] l’unité génétique devient directement une unité sociale. L’organisation répressive des instincts semble être collective et le moi semble être prématurément socialisé par tout un système d’agents et d’agences extra-familiaux. [...] Les experts des mass-media transmettent les valeurs exigées : ils offrent une parfaite éducation de l’efficacité, de la ténacité, de la personnalité, de la rêverie et du sentimentalisme. [...] la force répressive du principe de réalité ne semble plus renouvelée et rajeunie par les individus réprimés. Moins ils jouent le rôle d’agents et de victimes de leur propre vie, moins le principe de réalité se trouve renforcé par des identifications et des sublimations "créatrices" qui enrichissent, et en même temps protègent, le domaine de la civilisation. Les groupes et les idéaux collectifs, les philosophies, les œuvres artistiques et littéraires qui expriment encore sans compromis les craintes et les espoirs de l’humanité se dressent absolument contre le principe de réalité de la société en place : ils sont sa dénonciation totale.

[Marcuse, 1963: 91 et 97]

1. Introduction : les guillemets du titre et « leur » littérature

Le titre de cet article n’ignore pas sa prétention et l’indigestion théorique que ses trois premiers mots pourraient susciter (leur conception de l’« humanisme » étant peut-être difficilement métabolisable par la pensée en place). Esquissons d’emblée le cadre dans lequel s’inscrit le propos. Il s’agit d’un possible usage de la création et de la narration littéraires (en un sens large) au sein des « humanités médicales»[1], un créneau de recherches dont les contours restent heureusement généreux. Levons ensuite les allusions contenues dans les guillemets. Le mot « biopolitique » évoque d’abord la philosophie « généalogiste » de Foucault puis renvoie plus précisément aux cours au Collège de France (1978-1979) dans lesquels, parallèlement à la multiplication des sciences dites humaines, est dégagé un accroissement vertigineux de l’importance de la vie biologique en tant que problème spécifique du pouvoir politique [Foucault, 2004 et Agamben, 1998: 11]. Nous ne recourrons pas directement à la validité[2] historique ou philosophique débattue de l’émergence d’un biopouvoir en tant que seuil de modernité biologique. En revanche, nous nous référons ici à un emploi récent de la notion telle qu’elle sous-tend un essai convaincant de Brossat intitulé : Droit à la vie ?. Avec un style clair, une logique acérée évoquant ponctuellement quelques stratégies argumentatives de L'Obsolescence de l'homme [Anders, 1956], le philosophe décrit certaines pièces du biopouvoir comme :

ce qu’on pourrait appeler un dispositif nouveau de mise en examen de la population [...] un dispositif non pas répressif ou punitif, mais orienté vers la veille, la surveillance, le quadrillage, le triage, le dépistage, le contrôle si possible. Un dispositif de gouvernement en ce sens, et dont le propre est de mettre en avant les "savoirs" davantage que du "pouvoir" dans un sens traditionnel. [... ce biopouvoir a un] effet d’inclusion et d’implication [des personnes] dans le champ des savoirs "psycho-médico-socio" [... il est] un des enjeux de la constitution des nouveaux modes de "gouvernementalisation" des populations dans nos sociétés, de l’élaboration d’un nouveau pouvoir sur la vie [...], d’une police globale de la vie. [Brossat, 2010: 117]

L’essai sur la notion creuse du « droit à la vie », de même que celui portant sur Le Grand dégoût culturel (paru en 2008) procèdent d’une argumentation clairvoyante (et déprimante) qui, outre une ligne foucaldienne peu historienne, diagnostique dans l’actualité des sociétés riches et développées une série d’injonctions paradoxales indépassables (à moins qu’un engagement et un changement politiques drastiques ne révolutionnent l’état des lieux, un soir). Des termes comme « police globale de la vie » ou « réseau dense des tributs que le patient doit payer à la médicalisation toujours plus "totale" de sa vie » et, surtout, la lourde affirmation selon laquelle « la culture est désormais bel et bien enracinée au cœur des dispositifs biopolitiques » [2008: 81] contribuent à rendre inoffensif, vain (si ce n’est ridicule) un pieux évergétisme pédagogique qui, par le biais de divers ateliers [3] d’écriture, réinjecterait selon une posologie toute postmoderne de l’humain (du subjectif à l’impératif, du ressenti, du vécu, du partage empathique, de la mémoire familiale...) dans l’austérité du discours médical objectivant. Dans le domaine du récit de vie (inséparable du la portion humaniste du champ médical scripturaire qui nous occupe), l’on épingle facilement des illustrations des sombres thèses de Brossat. Ainsi, la « mise en avant des savoirs » davantage que l’exercice du pouvoir répressif aux fins « d’une inclusion réciproque » des personnes dans les sphères du « psycho-médico-socio », selon les mots de Brossat, peut paraître une des clefs de voûte de l’entreprise de « biographisation [4]». En effet, même citées de manière opportuniste et partielle, les lignes qui suivent vérifient l’enracinement de la culture et du savoir au centre des dispositifs biopolitiques. Ainsi en va-t-il du quatrième courant de la recherche biographique inventorié par Niewiadomski [2013: 30-31] qui part du postulat selon lequel

le recours aux histoires de vie en formation d’adultes permet à l’apprenant de mener un travail de conscientisation de son expérience, de ses modes d’apprentissages et de ses "savoirs insus" en les transformant en savoirs explicites et mobilisables dans le processus de formation dans lequel ils se trouvent engagés [...] dans une perspective émancipatrice de conscientisation de son expérience.

On précise que Niewiadomski décrit un courant de la recherche (appartenant aux « praticiens chercheurs en éducation ») et qu’il ne parle pas directement en son nom. Néanmoins, les fâcheux relèveraient que la « conscientisation » est un néologisme douteux (voire symptomatique) pour éviter la longueur génitive formée par un mouvement que le français nomme « prise de conscience ». Il y a surtout, qu’au regard du propos de Brossat, les bénéfices cognitifs engendrés par une culture de l’écriture biographique de cette trempe paraissent dérisoirement « monopolisables » par le « sujet-apprenant-écrivant », mais alimentent efficacement ce « règne des monopoles culturels, économiques et politiques » pour le dire avec de vieilles lunes utopistes (cf. Marcuse, cité en exergue de notre texte). Ce type de culbutage [5] de « l’insu au su » par un miracle scriptural socialisant est particulièrement manifeste dans les travaux de « sociologie clinique » dus aux soins de Lainé, où on l’on peut voir [2004: 228], un support « permet[tant] de faire l’inventaire des expériences constitutives du parcours personnel ». Le voici :

guignard

Notre position, face à ce type de canevas pédagogique, impliquant « Le souci d’une posture clinique attentive à la dimension du sujet et de ses potentialités de biographisation »[Niewiadomski, 2012: 32] est relativement éloignée de celle d’un Brossat ou d’une doxa foucaldienne. Il ne s’agissait ci-dessus que d’illustrer la pertinence de ce que Brossat, en référence à Foucault, nomme de possibles nouveaux « modes de "gouvernementalisation" [6]». Illustrer une pertinence n’empêche pas que, pour des raisons simples et naïves, je partage le projet citoyen poursuivi par une « sociologie clinique ». Peu importent le lexique proto(s)colaire et l’exploitation d’ « un potentiel » de récit de vie (afin d’en faire bénéficier le capital cognitif du patient-écrivant, de même que l’économie sapientiale des actes de colloques) ! L’affaire est, si ce n’est entendue, du moins légitime. La « biographisation » aide. Elle marche ouvertement avec un certain système, elle se veut singulièrement bienveillante, cadrée par l’humilité et la prudence. On peut donc renoncer à la décrire en invoquant un mot fort comme celui d’« aliénation » (parce que le mot est peut-être impossible à éclaircir et se prête mal à la promotion apollinienne des formes d’un « savoir »), et convenir que Faire de sa vie une histoire (titre d’un livre de Lainé dont il existe trois éditions) afin de mieux « conscientiser » (ou nouer en intrigues) des « savoirs expérientiels » permet une meilleure socialisation de l’individu avec son temps en favorisant une efficacité dialogique et intégrative. Aliéné par l’époque ou non : c’est déjà pas (trop) mal... Le récit de vie (et celui de la maladie en fait partie) devient dans ce type de théories un dispositif cognitif puissamment opératoire. Mon seul point d’étonnement est la référence à Temps et récit de Ricœur (cf. note 4). Elle me semble, d’une part trop clairement décourber la notion délicate de « mise en intrigue » selon une finalité thérapeutique et cognitive (id est : nantir un pan de ma vie d’une « configuration narrative » permettant de subsumer et de maîtriser les discordances empiriques et psychologiques de mon parcours, via une identité narrative); d’autre part, il appert que des notions sensibles et passionnées (discutables, mais aux restes de l’âme romantique moderne) telles que : l’intensité, la création débarrassée de « lieutenance » ou une résistance farouche aux récupérations cognitives, sont envisagées de manière chétive par la pédagogie du « care ». Il y a surtout que la pensée ricœurienne s’appuie sur des chefs-d’oeuvre (Woolf, Mann, Proust) résolument absents de ce type de théorisations. L’essai « démotivant » et peu constructif Droit à la Vie ?, malgré sa logique impitoyable et dénonciatrice arrive de manière surprenante à faire cas de ces éléments « romantiques » inhérents à la littérature, à son intensité, à son refus d’une vie « gardiennée ». Il est piquant de lire, inclus dans l’argumentation de Brossat [2010: 164] deux ou trois références littéraires. Ainsi en va-t-il des lignes qui suivent :

Il faut bien comprendre à quel point la notion de la vie gardiennée s’oppose à celle de la vie constamment réinventée, la vie imprédictible dont le destin se lie, doublement, à l’événement d’une part, à l’éternel retour de l’autre. La littérature nous est ici, comme souvent, un précieux recours : dans L’Amant de Lady Chatterley, Constance, l’épouse de Sir Clifford, la châtelaine, et Mellors, le garde-chasse, le plébéien, viennent de se découvrir, contre toute attente, ils ont fait l’amour pour la première fois dans la cabane isolée au fond de la forêt. Survient alors ce dialogue : "Regrettez-vous ? dit-elle. -En un sens, répliqua-t-il en regardant le ciel. Je croyais que j’en avais fini avec toutes ces choses. Maintenant j’ai recommencé. -Recommencé quoi ? -La vie. -La vie, répéta-t-elle, avec un étrange frisson. -C’est la vie, dit-il. Il n’y a pas moyen de l’éviter" [Lawrence, 1932: 221]. La vie dont il est ici question est faite de recommencements. Elle est donc liée à des cycles, chacun d’entre eux la réinventant; l’élément de la répétition est indissociable de celui de la différence, de la singularité : ce qui "commence" là avec Constance est évidemment unique, pour Mellors, mais cet unique est recommencement - de son histoire propre avec les femmes et, au-delà, de toutes les histoires de tous les hommes avec les femmes, c’est le motif de l’éternel retour. La vie se réinvente et se redéploie dans l’élément de l’événement. [...] La vie, remarque Mellors, n’est pas ce qu’il conviendrait de conserver à tout prix, de protéger, mais bien plutôt ce qu’il faudrait tenter d’éviter, ce à l’écart de quoi il faudrait se tenir : car elle est danger, elle est épreuve, elle expose pleinement à la souffrance et à la déception. [...] Simplement voilà : on ne choisit pas et "la vie" fait retour jusqu’au plus profond du retrait, sous la forme du surgissement d’un intrus (d’une intruse), et le désir est le conducteur de ce retour.

La citation de Lawrence (commentée, il est vrai avec la notion nietzschéenne d’éternel retour que nous ne pousserons pas plus avant), ne s’oppose pas forcément aux diverses acceptions du « care » - notamment quand ce dernier s’intitule « clinique narrative » -, elle rappelle simplement, par le truchement d’un personnage de fiction, que la vie n’est pas systématiquement une histoire de compréhension rétrospective (auto)biographique éclairée de choix. La notion complexe (aristotélicienne présente chez Ricœur) de mise en intrigue que peuvent en effet favoriser « les étapes et expériences marquantes d’un parcours » [Lainé, cf. supra], reste « cognitivement » efficace. Mais, ayant lu le « précieux recours à la littérature » proposé par Brossat, l’on admet ici plus l’instinct que le distinct (fût-il fragile).

Se manifesterait alors peut-être, au cœur de nos vies, un sens souvent oublié du « care » : le « souci » existential (au niveau ontologique heideggerien, analysé par Van Sevenant [2001: 26] [7]). Certes, il ne s’agit pas de suivre les prophéties de cette dernière annonçant que « le souci et l’angoisse font en effet partie des phénomènes les plus exploités dans notre société et seront sans doute toujours plus mercantilisés dans les temps à venir par la pratique médicale ». Non. Les dispositifs prônant le détour par la narration biographique dans la (re)construction de l’identité personnelle ont une valeur thérapeutique contextuelle, ils appartiennent à une culture (fût-elle « biopolitique »). Les écrits ordinaires ou non (mais pourvus d’une dimension esthétique, aussi infime soit-elle), issus d’une ligne « narrativiste » visent la perpétuation de la mémoire [8] individuelle et familiale.

Relevons maintenant que la tentation consistant à relier les travaux et les écrits assimilables au champ de la « sociologie clinique » au livre d’Artières [1998, rééd. 2013], intitulé Clinique de l'écriture, existe. Ayant glosé les premiers guillemets (biopolitiques), il convient d’expliciter les deux suivants concernant « l’histoire du regard médical sur l’écriture ». Clinique de l’écriture [2013: 8] s’inspire aussi de Foucault (celui de Naissance de la clinique). Artières, historien, retrace l’intérêt médical pour les signifiants graphiques des exclus, des anormaux au cours du second XIXe. Comme suggéré précédemment, cet intérêt s’est aujourd’hui déplacé, il se concentre moins sur la matérialité du support et ne vise pas ouvertement le diagnostic clinique. Pourtant, une portion des humanités médicales ou, plus franchement, la sociologie dite clinique (voire ce que Brossat taxe de « psycho-médico-socio ») manifestent une attention assidue à la production scripturaire des exclus (alcooliques - si possible repentis -, prisonniers, migrants, victimes de traumatismes, survivants de génocides, malades mentaux ou en fin de vie). Au XIXe, en paraphrasant Artières, après l’étude des travaux de Brierre de Boismont (lettres de suicidés), Legrand du Saulle (écrits des aliénés), Lombroso et Corre (écrits de criminels), l’on décèle un regard médical spécifique sur l’écrit qui se donne pour objectif de lever la part de secret qui entoure la figure de l’anormal. Il n’en demeure pas moins qu’Artières en vient à conclure ce qui suit [2013: 54] :

Ce regard [médical] témoigne en premier lieu de la diversité des matériaux pris en compte par les médecins : diversité de forme, d’origine et de volume. Il révèle ainsi la découverte de pratiques scripturaires jusqu’à cette période quasiment ignorées. L’œil du praticien produit un nouveau scripteur : l’homme ordinaire, le médiocre. On découvre [...] que l’individu silencieux, le quidam écrit et que ses écrits donnent à voir des univers, des sentiments inquiétants. [...]. Tout se passe en quelque sorte comme si cette découverte était, suivant ce regard, celle d’une littérature des anormaux et non d’une écriture de l’anormal.

La fin de l’étude abondamment documentée d’Artières suggère que l’orée du XXe siècle verra la création l’emporter sur la médicalisation, en effet, avec un

nouveau point de vue sur l’écriture, s’achève l’histoire du regard médical sur les écrits anormaux. Par la suite, tout au long du XXe siècle, l’écriture est, à de rares exceptions près, toujours interrogée dans sa dimension créatrice. Que l’on songe ici aux analyses des écrits d’Antonin Artaud ou de Raymond Roussel. [idem: 256]

Ce possible passage d’un questionnement clinique du scripturaire propre aux marginaux à un questionnement « créativo-esthétique » (disons plutôt « culturel », au sens sinistre de Brossat, déployé dans son livre de 2008) me paraît (de plus en plus) important. Il conduit, dans une mesure fort discutable, à considérer ce que le second XIXe pensait en termes de symptômes (susceptibles de diagnostics et de cures) comme « une littérature des anormaux », pour reprendre les mots employés par Artières. On voit se profiler les conditions de possibilités d’une thérapie compréhensive et fascinée par la culture : le passage de l’asile au musée, pour le dire à l’emporte-pièce. Dans sa version extrême (avec laquelle nous entretenons une « réserve ») cette promotion du clinique en « esthétique » nous rapproche des thèses d’un Baudrillard ou de Thévoz [9] [2003: 135] annonçant ironiquement, sans seuils et sans réserve : « l’accomplissement du earth art ». Je me permets de nous croire (encore) relativement éloignés de pareil « accomplissement ». Il n’en demeure pas moins, à une échelle plus restreinte, que l’engouement pour « l’Art-thérapie » (médiation artistique à visée thérapeutique) ainsi que le catalogue des ateliers d’écriture - peu distinctement proposés aux patients et aux soignants -, ateliers d’une écriture dite diversement « sensible », « impliquée » ou « créative » et dont les humanités médicales sont friandes et ferventes promotrices sont des constructions issues du déplacement du regard mis en évidence à la fin de Clinique de l’écriture. Je n’estime pas ce regard louche, ni ce qu’il construit. Il s’agissait plutôt de montrer que l’engouement thérapeutique pour l’« (auto)biographisme » dialogique ou créatif, l’artistique, le « culturel » (pour le dire vite et ne pas trop m’aventurer dans le sabir philosophique de l’esthétique) n’est pas désintéressé (Kant a donc perdu contre Aristote, dirait-on, tout de même...). Cet engouement revendiqué par les disciplines du « care » alimente les réseaux canalisés d’une économie éducative et cognitive qui irrigue et intrigue notre époque (celle des pays riches, à tout le moins). Répéter avec Brossat que « la culture est désormais bel et bien enracinée au cœur des dispositifs biopolitiques » n’est pas une catastrophe (mais peut être senti, voire interprété comme tel). C’est qu’à lever le lièvre de la vertu curative et intégrative de l’écriture (auto)biographique, on est contraint de faire avec la raison nécessitariste et d’élever cette dernière plus ou moins explicitement en canon du jugement esthétique. Il faut qu’une identité narrative (et les récits de tout poil dont on peut inférer cette dernière) constitue un concept rentable dans le commerce culturel de notre époque. « Faire de sa vie une histoire » est une des chevilles d’un projet thérapeutique et vise un « aller mieux » indéfectiblement singulier et collectif. La fonction thérapeutique de la narrativité doit donc être admise et il serait faux de ne pas lui accorder - fût-ce ironiquement - nos crédits (scientifiques, citoyens et humanistes). Certes, des formules comme « sortir de la fixion traumatique par la fiction » ont aujourd’hui une valeur (au sens étymologique de santé ?) un peu trop rebattue et, malgré des « études » (qualitatives, quantitatives ?) de telles sentences demeurent peu vérifiables. De plus, l’on peine naturellement - et sans doute normalement - à renverser la vapeur et à envisager que ce type de littérature (souvent mineur, mais impliquant logiquement une relation esthétique) bouleverse et soit bouleversante tout court : sans récupération structurante et bénéfice cognitif avérés. La prophylaxie qui auréole les disciplines du « care » ne peut pas mettre le « cap au pire », pour faire une allusion à Beckett. Il est pourtant, parmi les très nombreux [10] textes relatant l’épreuve de la perte d’un enfant (pour signaler une thématique prisée par l’édition), des ouvrages rares qui osent des lignes peu « thérapeutiques » comme celles qui suivent :

[...] assigner à la littérature une fonction thérapeutique revient à lui confier la mission de justifier le monde, et d’aider les hommes à se résigner à son scandale, à se faire une raison de son iniquité. [... La littérature est] l’expression d’une fidélité insensée à l’impossible et qui ne transige jamais sur le non-sens qu’il lui revient de dire, vers lequel il lui faut sans cesse retourner. » [Forest, 2007: 165 et 168]

Ne pas transiger avec la littérarité du non-sens et exprimer une fidélité à l’impossible, voici qui n’est guère engageant et pourrait rappeler une intransitivité ou un blanchotisme qui ont difficilement le vent en poupe dans les humanités médicales. C’est d’ailleurs bien aussi sur la question de la donation de sens que porte le troisième terme entre guillemets.

Après avoir illustré et grossièrement glosé une possible genèse d’un usage thérapeutique de l’identité narrative (à savoir le care [11], ricœurien), commentons l’article connu de Bourdieu [1986], intitulé « l’illusion biographique ». Ce court texte daté n’est évidemment pas ignoré des sociologues de la « clinique narrative ». Niewiadomski [2014: 84-85] admet et résume adroitement les fortes réticences bourdieusennes à l’endroit de l’usage du biographique. Il déclare de son propre usage de la « clinique narrative » qu’il :

fait généralement l’objet d’une profonde suspicion académique quant à [sa] validité [...]. Les réserves avancées portent sur l’interrogation à disposer d’un "discours de vérité" via l’usage des catégories du biographique et sur la notion "d’illusion biographique" (Bourdieu 1986). Dans une perspective positiviste, on conviendra en effet aisément que le récit de l’acteur social ne peut être pris "pour argent comptant", tant celui-ci se trouve généralement agi par des déterminations sociales et psychiques que l’individu [...] méconnaît très largement.

Cette prise en compte de Bourdieu est pertinente et il est de bonne guerre de faire entendre que le sociologue de l’habitus soit, en l’occurrence, proche d’une forme de « positivisme ». Il me paraît cependant - un peu à l’image de la citation littéraire précédente (celle de Lawrence) choisie dans l’essai de Brossat -, remarquable et réjouissant qu’une des critiques fondatrices de l’usage « sociologique » du récit de vie s’appuie autant sur la littérature. En effet, la critique bourdieusienne affiche un recours à une batterie auctoriale impressionnante et amasse un capital d’autorité littéraire (Jules Romains, Maupassant, Balzac, Proust, Faulkner et le nouveau roman...). L’argumentation ne tient littéralement pas sans la chose littéraire. Il est dès lors à nouveau piquant de noter que les détracteurs de la scientificité (policière) du récit de vie (gardiennée) se campent comme d’habiles amateurs fort bien éclairés de la littérature et que, curieusement, ceux qui veulent à toute force conférer une douce dimension curative à l’identité narrative soient aussi discrets quant à la littérature en (plus) général. Ne pensons pas ici trop vite à une querelle entre le « savant et le populaire » [cf. Grignon et Passeron, 1989], mais ne nous interdisons pas de penser que le « biopolitique » (Foucault, Brossat) et « l’illusion biographique » (Bourdieu), voire même Artières citant Mallarmé, relèvent de pensées qui osent plus argumenter avec la littérature et s’en imprégner, quand bien même il s’agisse d’une sociologie du champ littéraire et des conditions de production du récit de vie.

L’article de Bourdieu est dense. En certains endroits, il rejoint les préoccupations de Brossat (voire celle de la médecine des anormaux au XIXe). C’est le cas quant aux tours de langage policier et d’Etat civil qui emprisonneraient la production actuelle du récit de vie. Sous la plume de Bourdieu, les sociologues du récit de vie sont gardiens et collaborateurs de l’ordre et de la paix structurante. Ainsi [idem: 70 (12)], déclare-t-il : « Tout permet de supposer que le récit de vie tend à se rapprocher d’autant plus du modèle officiel de la présentation officielle de soi, carte d’identité, fiche d’état civil, curriculum vitae, biographie officielle, et de la philosophie de l’identité qui le sous-tend, que l’on s’approche davantage des interrogatoires ». Pour Bourdieu, le récit de vie tient de « l’illusion biographique » et « rhétorique ». Voici [ibidem] un moment charnière de son argumentation et l’on est en droit de songer aux parcours fléchés de Lainé cité auparavant :

Cette inclination à se faire l’idéologue de sa propre vie en sélectionnant, en fonction d’une intention globale, certains événements significatifs et en établissant entre eux des connexions propres à leur donner cohérence, comme celles qu’implique leur institution en tant que causes ou, plus souvent, en tant que fins, trouve la complicité naturelle du biographe que tout, à commencer par ses dispositions de professionnel de l’interprétation, porte à accepter cette création artificielle de sens. Il est significatif que l’abandon de la structure du roman comme récit linéaire ait coïncidé avec la mise en question de la vision de la vie comme existence dotée de sens, au double sens de signification et de direction. Cette double rupture, symbolisée par le roman de Faulkner, Le bruit et la fureur, s’exprime en toute clarté dans la définition de la vie comme anti-histoire que propose Shakespeare à la fin de Macbeth : "C’est une histoire que conte un idiot, une histoire pleine de bruit et de fureur, mais vide de signification". Produire une histoire de vie, traiter la vie comme une histoire, c’est-à-dire comme le récit cohérent d’une séquence signifiante et orientée d’événements, c’est peut-être sacrifier à une illusion rhétorique, à une représentation commune de l’existence, que toute une tradition littéraire n’a cessé et ne cesse de renforcer. C’est pourquoi il est logique de demander assistance à ceux qui ont eu à rompre avec cette tradition sur le terrain même de son accomplissement exemplaire. Comme l’indique Alain Robbe-Grillet [Le miroir qui revient, Minuit, 1984, p. 208]: "l’avènement du roman moderne est précisément lié à cette découverte : le réel est discontinu, formé d’éléments juxtaposés sans raison dont chacun est unique, d’autant plus difficiles à saisir qu’ils surgissent de façon sans cesse imprévue, hors de propos, aléatoire".

L’on est ici bien loin de la vulgate configuratrice et des usages conciliants de l’identité narrative. Il y a, croit-on, derrière les lignes citées une référence volontairement tue à Sartre. Ce dernier promouvant en effet la notion (nauséeuse ?) de projet existentiel. Sartre montrait cependant le premier comment L’Etranger (1943) de Camus mettait à mal (par l’emploi du passé composé, le temps narratif de l’absurde) la trame logico-causale des actions : « on évite toutes les liaisons causales, qui introduiraient dans le récit un embryon d’explication et qui mettraient entre les instants un ordre différent de la succession pure » [Sartre, 1947: 142]. Ce qui nous intéresse - et me charme surtout - reste que, pour disqualifier le récit de vie (qui demeure une forme - même mineure - de littérature), Bourdieu « demande assistance » à la grande littérature (ce que font rarement les promoteurs du récit de vie). Bourdieu oppose - trop lestement ?- deux traditions (le roman réaliste et le nouveau roman, à suivre ses exemples). Pour lui « toute une tradition littéraire n’a cessé et ne cesse de renforcer » une « illusion rhétorique » qui, du côté de la réception comme de la production, fait penser et écrire « la vie comme une histoire, c’est-à-dire comme le récit cohérent d’une séquence signifiante et orientée » [ibidem]. On dirait qu’« accepter cette création artificielle de sens » pose problème. L’on ne voit pourtant pas en quoi « une histoire que conte un idiot, une histoire pleine de bruit et de fureur, mais vide de signification », ou la splendeur idiote à laquelle nous confronte Benji dans Le Bruit et la fureur (de Faulkner, 1929), ou encore l’impossible visage d’Albertine, seraient moins des créations artificielles de non-sens. Ces livres nous parlent, nous bouleversent et, dans une difficile mesure, il est légitime de les interpréter de manière interloquée. Le sens n’est alors pas exactement une absence, mais une intensité. Evidemment, la sociologie clinique et les biographes du « care » ne peuvent instituer de telles matrices d’engendrement du récit avec sollicitude et les faire contribuer à une économie de la mémoire ou à celle - toujours croissante !- du passage de « l’insu » au « su »; puisque l’écrivant de sa vie table sur de plus grosses prises (de conscience). Les bénéfices cognitifs et apaisants d’une modélisation de soi à travers l’absurde laissent pantois. Mais, précisément, il est une partie du « parcours de vie » de chacun qui laisse ahuri ou même conduit à l’hébétude. Etre interdit (au sens de médusé) n’est pas une interdiction (il est des interdictions qui durent toute une vie, d’ailleurs). A l’écart des témoignages que diffusent notre impérieuse « société de consolation », s’évertuant trop souvent à ériger le malheur comme une opportunité qu’il appartient à l’individu de « saisir » afin de « se réaliser lui-même » et de transformer son pathétique destin en une success-story, l’on trouve aussi des témoignages rôdant vers l’hébétude et l’effondrement (j’ai évoqué, en notes, deux livres de Forest; on pourrait nommer rapidement La Fêlure, paru en 1934, de Fitzgerald doublé du beau commentaire de Deleuze [1993] ou, moins connus, mais également imbibés : les livres de Demay [1984 et 2008]).

Nous n’ignorons pas que la grande affaire dans l’article de Bourdieu était de questionner « les mécanismes sociaux qui favorisent ou autorisent l’expérience ordinaire de la vie comme unité et comme totalité » [ibidem] et que sa critique sociologique du récit de vie ne prenait pas uniquement appui sur la littérature (et La Logique des noms propres [13]), mais aussi sur des institutions, dont celle du métro : « Essayer de comprendre une vie comme une série unique et à soi suffisante d’événements successifs sans autre lien que l’association à un "sujet" dont la constance n’est sans doute que celle d’un nom propre, est à peu près aussi absurde que d’essayer de rendre raison d’un trajet dans le métro sans prendre en compte la structure du réseau » [idem: 71]. Il n’empêche que certains récits de vie et de maladie rendent « raison » de la beauté absurde suggérée par l’image populaire du sociologue. C’est dire que nous ne sommes pas toujours à même de prendre en compte la structure du réseau (d’autant plus que le récit peut bien écrire son effacement, pour faire un mot facile qui nous rapproche de la construction de l’effarement que l’on sent, parfois, en littérature mineure, ou pas).

2. Synthèse par provision

La partie théorique livrée précédemment n’est de loin pas gagnée. De près, elle est d’ailleurs incomplète et orientée. Parfois imprécise, elle acceptera volontiers les corrections. Néanmoins, les discussions menées n’ont pas donné tort aux critiques déductibles de trois pensées concernant les usages du récit de vie dans le cadre souple des humanités médicales. Mon grand souci était de postuler qu’entre un récit de vie (ou d’un malade) et son lecteur s’installe une relation esthétique (formellement, une identité narrative imposerait - conditionnel prudent - ce type de relation). Trois éléments seront relevés en guise de synthèse provisoire.

Premièrement, il m’est apparu curieux que les pédagogues ou les chercheurs dans le domaine du « care » convoqués recourent avec modestie et retenue sensitive à la littérature, alors qu’ils semblent singulièrement revendiquer ses bénéfices culturels re-configurateurs. A l’inverse, il était piquant de noter que Bourdieu et les tenants du « biopolitique » construisaient (ponctuellement, dans le cas de Brossat) leur argumentation sur des interprétations vives de grandes oeuvres littéraires.

Deuxièmement, j’ai esquivé - avec une habileté vulnérable - la hiérarchisation de la qualité littéraire. On l’a vu, la teneur esthétique peut aussi remplir une fonction pratique, ce qui fragilise la frontière entre artefact utilitaire et artefact artistique. Et le critère de définition du récit « littéraire » réside alors dans le principe de l’intention esthétique, ou plutôt, sur les enjeux d’une attention esthétique (cette attention je l’accorde, comme dit, avec largesse, mais un jugement esthétique concerne le laid aussi bien que le beau).

Troisièmement, il a été dégagé que le contexte du « care » construisait un usage décanté, systématiquement positif, mais efficace et légitime de certaines notions issues de la philosophie ricœurienne. Nous ne saurions aller à l’encontre des bienfaits socialisants auxquels conduit le processus niewiadomskien de « biographisation, selon une logique de configuration narrative ». Mieux vaut vivre avec son temps, ses récits : sa condition...

Nous n’avons pas pu empêcher qu’ici ou là apparaissent de lourdes nuances. En effet, une propension à l’irénisme du pouvoir configurateur en tant qu’appareil à maîtriser les discordances empiriques et psychologiques de mon parcours de vie facilite la route, mais ne la tient pas forcément. Il demeure de fait légal de conférer au récit le pouvoir de donner une approximation de l’absurde et du non-sens. En d’autres termes, empruntés à Rosset [1997: 42] qui feront alors ici un ironique écho à Bourdieu citant Macbeth : le récit peut toucher à l’idiotie. C’est-à-dire construire et conduire vers l’idiôtès. Un mot qui signifie simple, particulier, unique; puis par extension dont la signification philosophique est de grande portée, personne dénuée d’intelligence, être dépourvu de raison. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire sont incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont : incapables donc, et en premier lieu, de se refléter. C’est peut-être à cette « idiotie » que tendait l’écriture de Forest cherchant dire le traumatisme de la mort de sa fille.

3. Illustrations conclusives : « extralucidités » de l’allogreffe

Il n’y a de fait rien de plus

ignoblement inutile et superflu

que l’organe appelé cœur

qui est le plus sale moyen

que les êtres aient pu inventer

de pomper la vie en moi.

[Artaud, 1948, cité en exergue de Nancy, 2010]

La partie conclusive de ce texte sera plus digeste, « populaire » et illustrative. Sans renoncer à « tout le commerce » de ce qui précède, je me propose d’interpréter partiellement deux récits de transplantations cardiaques. On a bien lu le mot interprétation, parce que ce geste repose sur l’admission déjà évoquée qu’on rappellera ici. En tant que le lecteur des récits convoqués, j’entretiens une relation esthétique avec les textes (en dépit de leur discutable qualité littéraire). De cette relation esthétique découlerait que la lecture permet de « comprendre les compréhensions » (et non pas, directement, de les expliquer) : c’est cette formule qui répondra le mieux au second versant de l’intitulé général. En cela, nous correspondons à la pensée ricœurienne laquelle distingue - repris à la pensée de Dilthey [14] - entre l’explication et la compréhension. C’est aussi reconnaître de notre approche qu’elle n’est pas novatrice et s’inscrit dans une perspective anthropologique (« littéraire ») proche des travaux de Kleineman [1988] et de Laplantine [1986]. L’un et l’autre conviennent que la narration donnerait un accès identitaire à l’expérience de la maladie subjective, vécue, non pas à l’expérience objectivée telle que l’enregistrent de rigoureux et vérifiables paramètres issus de l’actuelle scientificité médicale.

Notre intérêt ira respectivement à De cœur inconnu [Valandrey et Arcelin, 2011], avec une préface du Professeur de cardiologie aux Hôpitaux de Paris Helft, ce dernier faisant une fugace apparition intradiégétique à la page 315 ; ainsi qu’au moins médiatisé : Un homme au cœur de femme. Don d’organe, leçon de vie [Desarzens, 2013], avec une préface du philosophe Jollien. Je suis peu en mesure de déterminer le régime de vérité desdits livres. Ces récits sont tendus par l’événement de la greffe et par la révolution existentielle qu’elle provoque. Tous retracent pourtant les grandes étapes de la vie des auteurs jusqu’à l’achèvement de leur livre. On peut d’ailleurs sans risque constater qu’un repérage des « étapes marquantes » quant à la profession, la formation, la sphère « personnelle et familiale », pour reprendre le schéma des « potentiels de biographisation » noté auparavant est aisé. On en fera l’économie, mais l’on suggère que si les contenus narrés obéissent docilement à ce schéma, il y a fort à parier que ce dernier reflète l’attente d’un certain public. Pour employer un gros mot, il structure l’horizon d’attente des lecteurs de témoignages [15], lectorat d’autant plus intéressé qu’il y est question de cœurs transplantés. À l’évidence, dans ces récits, l’épreuve symbolique et médicale d’une greffe est, littéralement, capitale et il convient d’y accorder notre sympathie.

L’interprétation que je risque n’est pas complexe et se veut optimiste. Valandrey, tout comme Desarzens, enquêtent sur l’origine. Ils sont à la recherche de la provenance du muscle vital transplanté. Les deux récits cherchent à lever l’identité qui palpite dans leur poitrine : il veulent le nom des morts (des donneurs) qui les font vivre. L’un comme l’autre y parviennent (ce que la déontologie médicale interdit et, oserait-on s’étonner qu’un cardiologue préfacier ne le rappelle pas ?). Valandrey et Desarzens mènent avec succès cette quête biologique et identitaire parce que de puissants adjuvants seront trouvés dans les sphères personnelles et professionnelles constitutives « de leur potentiel de biographisation ». Voyons lesquels.

Commençons par Valandrey. Dans son témoignage, parallèlement à une heureuse - puis malheureuse - liaison avec son cardiologue apparaissant sous le pseudonyme de Leroux, « grand, assez jeune, 30, 40 ans maxi, quelques rides d'anxiété gravées sur un visage d'enfant avec des yeux marron très brillants comme cirés, perçants, coquins » [2011: 36], elle commence - sans renoncer à une psychothérapie des plus sérieuses - à s’intéresser aux sphères de l’extralucide. Plus précisément, son amie Lili lui confie l’adresse d’une voyante. « Elle est top », selon ses dires. Sa carte de visite : « Natacha, coach intuitif [...] voyance pure, tarots, lignes de la main, soutien spirituel, développement karmique. » [idem: 45]. Cette « coach intuitif » aura de piètres intuitions et ne fournira que de brinquebalantes prophéties. Elle prédira néanmoins de manière floue la rupture avec Leroux. De plus, l’actrice, connue pour son rôle dans la série populaire Les Cordier, juge et flic, donne à lire dès l’ouverture du récit des rêves « obsédants d'une autre [qui l’] amènent aux mystères de la mémoire cellulaire. Il [lui] faut impérativement connaître [s]on donneur de cœur. [16]» [idem: 15] Ces contenus oniriques apparaissent aussi dans le cabinet médical de Claire (la psychanalyste). Voici un exemple commenté rationnellement par le médecin.

J’aimerais connaître l’identité de mon donneur [...] — Pour remercier, pour comprendre… d’où vient ce cœur, comme on recherche ses origines… — Mais cela n’a rien à voir. Votre donneur n’a aucun lien avec vos rêves et encore moins avec vos origines, vous vous égarez. Votre identité, vos origines ne sont pas dans ce cœur greffé. Ce sont des fantasmes. Le cœur est un organe, formidable certes, mais un organe. Le vôtre est transplanté. Il battait dans un autre corps. Il bat en vous maintenant. Cette opération a bien évidemment changé quelque chose en vous comme toute épreuve. Mais la clé est dans votre tête, pas dans votre cœur. [idem: 101]

« Comprendre les compréhensions », dans l’intrigue de ce livre, pousse l’interprète à (p)rendre les (des) savoirs poreux. La forme narrative d’une enquête sur l’identité du donneur nous place dans une perspective cumulative des savoirs et des logiques, non pas dans une perspective exclusive ou soustractive. La médecine de l’allogreffe ainsi que la psychanalyse (sciences reconnues) permettent à Valandrey de comprendre sa maladie, mais des sciences plus « charlatanesques » (la voyance et les mystères de la mémoire cellulaire) jouent également ce rôle. La conjugaison de ces rôles sera primordiale dans la révélation de l’identité du donneur. Pour accéder à cette identité, deux éléments seront nécessaires : un nouveau médium (plus efficace qu’un « coach intuitif ») et la profession d’actrice et d’écrivain exercée par Valandrey. C’est en effet grâce à la bonne demi-douzaine de sacs postaux contenant des lettres de « fans » adressées à l’actrice auteure du « best-seller » L’Amour dans le sang que la quête identitaire progressera. Valandrey, parmi les nombreux éloges de son public, reçoit des lettres anonymes. Citons les deux plus importantes [idem: 124 et 137] :

Chère Charlotte, Je connais le cœur qui bat en vous. Je l’aimais. Je n’ai pas le droit de vous contacter, mais je ne peux me résoudre au silence [...]. Lorsque j’ai accepté que le cœur de mon épouse soit prélevé pour sauver une autre vie, je ne pensais pas connaître un jour l’identité de l’être receveur. J’y songeais parfois, mais je savais que c’était impossible. Puis je vous ai trouvée. C’est une sensation étrange et belle. J’aime voir en vous la preuve éclatante que tout cela a été utile. [...] Ps Si jamais tu me lis, tu me manques douloureusement à chaque instant, j’hésite à te rejoindre. Xxx

[Dans la deuxième lettre, on peut lire...:] Je tiens à vous apporter quelques précisions. Ma femme a été victime d’un accident de voiture à Paris dans la nuit du 3 au 4 novembre 2003. Elle avait 29 ans. Lorsque je suis arrivé à l’hôpital, son corps vivait encore, mais la mort cérébrale venait d’être déclarée. "Voulez-vous sauver d’autres vies ?" en état de choc, perdu, mais désireux de prolonger la vie, j’ai dit oui. Ma femme était généreuse, elle croyait à la réincarnation. En apprenant la date et l’heure de votre greffe dans la presse puis dans votre livre, j’ai compris. Il n’y a eu qu’une seule greffe cardiaque à Paris ce matin-là. Quand je vous vois à la télévision, quand je vous entends, c’est une évidence. [...] Ps Je t’aime. Xxx

La profession et la reconnaissance médiatique de Valandrey font que l’époux sait : le cœur de sa femme bat dans la poitrine de la comédienne. Les post-scriptum un tantinet suicidaire de Xxx (nous apprendrons uniquement son prénom, Yann) installent une notable double énonciation. Dans la mesure où Yann s’adresse aussi bien au cœur de sa défunte épouse qu’à Valandrey, le lecteur assiste à une communication nécromancienne. Une des lettres stipule que Yann a accepté la greffe par « désir de prolonger la vie », mais le post-scriptum signale qu’il peut bien en aller de « prolonger l’amour » (un amour techniquement incarné par la chirurgie, un sentiment greffé...). Cette déclaration d’amour faite (partiellement) à ce que d’aucuns appellent « greffon » prendra une heureuse tournure. Après de multiples rebondissements, Yann, Charlotte (et son greffon) vivront une histoire d’amour. Cette idylle sera prédite par une visite à un second médium, plus efficace (un certain Pierre) dont la prophétie est limpide (mais sobre) : « l’amour vient à vous, les surprises de l’amour » [idem: 222] ! Ajoutons que Yann, assidu, assistera fréquemment aux représentations d’une pièce de théâtre intitulée La Mémoire de l’eau. Elle connaît le succès et relance la carrière de Valandrey. A chaque représentation Yann offre un bouquet de violettes « gros comme le poing » à la comédienne. Une copine laisse entendre que, selon le langage des fleurs « la violette, c’est l’amour secret », le bleu « est la couleur du mystère » [idem: 261]. L’amour entre Charlotte et Yann ne tiendra en effet plus longtemps du secret. Pourtant, même déclaré et consommé, Yann ment sur l’origine (cardiaque) de cet amour. Il laisse le mystère quant aux lettres anonymes dont il est l’auteur et tait son lien « matrimonial » avec le myocarde de son amoureuse. Il reste que la persévérance de la narratrice aboutira. Après avoir - sans succès - écrit au ministre de la Santé, enquêté dans les hôpitaux, la ténacité détective de Valandrey obtiendra de son amie, secrétaire retraitée du service de cardiologie, des bribes d’informations. Elle est très proche de découvrir l’identité de sa donneuse, quand un hasard lui fera ouvrir le secrétaire de Yann et trouver, soigneusement rangées, des

chemises en plastique coloré. La première contient un document dont je reconnais l’en-tête. Hôpital Saint-Paul. Un certificat de décès. Je lis le nom, le prénom : Briend Virginie… Je ne peux pas le croire. C’est le nom de l’épouse de Yann. Un certificat daté du 4 novembre 2003… Dans une autre pochette, un article de journal collé sur une feuille. "Orage : Accident mortel à Nation, Paris 12e…" Mes mains tremblent. Je déplie un journal et découvre ma photo à la une du Parisien… [idem: 290]

La narratrice sera choquée, croira devenir folle, appellera en urgence sa psychanalyste et rompra avec Yann. Cette rupture ne sera pas définitive (le médium n’avait pas tort...). La fin du témoignage laisse en effet fortement présager que l’amour renaîtra (au printemps de l’année 2010). Yann (parti quelques années en Australie pour des raisons professionnelles) reçoit de Charlotte [idem: 319], « sur des feuilles de papier Stafford [...] quelques mots volés à une chanteuse lumineuse : "Dis quand reviendras-tu ? Dis, au moins le sais-tu ?"». La réponse de Yann, un « texto » sera : « Au printemps tu verras, je serai de retour. Le printemps, c’est joli, pour se parler d’amour ». Il semble donc légitime de dater un « happy end » printanier en 2010.

On annonçait, fondée sur une attention esthétique s’essayant à « comprendre les compréhensions », une interprétation optimiste, qualifions plutôt celle-ci d’optimale sur le plan « cognitif » auquel donne accès la narration. Elle l’est parce que la mise en intrigue médicale, sentimentale et policière qui innerve  optimalise et valide toutes sortes de savoirs sans exclusion (ni hiérarchisation avérée). On aurait beau jeu de faire de l’ironie et de comparer le goût de Valandrey pour la tarte au citron (apparu soudainement après la greffe et que le texte pose comme une conséquence de la « mémoire cellulaire ») avec le sentiment amoureux goûté par l’actrice pour Yann (et ses violettes). L’ironie n’est pas interdite. Toutefois, osant une dernière allusion au livre de Lainé, « faire de sa vie » une telle « histoire » relève de courage (c’est une certitude) et affiche un optimisme épistémologique « de battante » radicale. Bien plus, dans ce récit la narratrice va toujours de l’avant et « tout est bon [17]» : trithérapie, médicaments anti-rejets, benzodiazépines, explications médicales reconnues, thèses curieuses sur la « mémoire cellulaire », voyances « professionnelles », notions de bouddhisme, informations liées au secret médical amicalement vacillant... C’est un tour de force narratif d’arriver à faire converger autant de savoirs bigarrés requérant des logiques peu compatibles. Les fâcheux remarqueraient que ce livre, co-écrit, n’est testimonial que dans la mesure où il fait croire (à un témoignage) pour faire vendre. C’est probablement vrai, mais : là encore c’est un succès ! Ne le nions pas, de grosses ficelles symboliques et fantasmatiques sont immanquables (coucher avec son cardiologue, redonner physiquement et sentimentalement les battements de « son » cœur, etc.). Il n’en demeure pas moins que comprendre les compréhensions de Valandrey dans De cœur inconnu impose de cumuler toutes les couches des savoirs expérimentés par la narratrice. Qu’un témoignage parvienne à tenir ensemble des manières aussi disparates de donner du sens à l’expérience d’une greffe et à ses conséquences est, si ce n’est extralucide, du moins extraordinaire. Des esprits chagrins pourraient critiquer ce pouvoir d’une narration amalgamant des logiques hétéroclites que le lecteur doit partager afin de suivre l’intrigue dont le dénouement est hors la loi. De cœur inconnu aboutit en effet à lever le secret sur l’identité du donneur d’organe. Le récit invalide donc son titre (le cœur greffé n’est nommément plus « inconnu », mais Virginie Briend - la donneuse donnée par le texte - est assurément un pseudonyme, tant il est vrai que la loi interdirait pareille révélation sur autant d’exemplaires vendus). Alors, malgré la prouesse cumulative « du parcours de vie » commenté, mieux vaut sagement rejoindre la littéralité du titre et considérer qu’en matière de cœur (transplanté) il est une raison déontologique qu’on respecte : l’« inconnu » !

Le second témoignage que nous commenterons brièvement, celui de Desarzens, admire l’ouvrage de Valandrey en ces termes : « remarquable et émouvant » [2013: 170]. Notre interprétation sera ici également optimiste, mais un chouia perverse (au sens d’un détournement que le texte rend licite). C’est que, Un homme au cœur de femme, n’accomplit pas uniquement le programme narratif de son sous-titre (Leçon de vie). Le témoignage recèle en effet une forme de subversion (ignorée de l’auteur, croit-on). En plus d’être un vibrant plaidoyer pour le don d’organe, le contenu narré utilise la médecine de l’allogreffe pour prouver, non seulement l’efficacité de cette dernière, mais surtout : les pouvoirs chamaniques de l’auteur. Tout se présente comme si l’expérience de la greffe et la haute technicité chirurgicale qui est alors nécessaire, confirmaient et affermissaient les pouvoirs médiumniques du « thérapeute » Desarzens. La rationalité scientifique a pour fonction narrative de servir et de révéler une logique extralucide. Avouons qu’en termes de thérapies lorgnant vers « l’autre médecine », Desarzens bénéficie d’une colossale formation. En voici quelques éléments :

Vers l’âge de 30 ans, je fis une précieuse découverte. Ne trouvant pas de solution satisfaisante à mes problèmes de santé, j’avais commencé à lorgner vers l’autre médecine comprenant la diététique, les plantes, les massages, etc. J’ai essayé le régime macrobiotique d’Hoshawa, suis devenu végétarien [...il pratique la] méditation, stages, visite à l’ashram du Bost en Auvergne. [...il suit] l’enseignement de Swâmi Prajnânpad retransmis [...] et aussi d’autres disciples comme David Roumanoff (père de Anne Roumanoff, la célèbre humoriste), le Docteur Frédéric Leboyer, me parlait jusqu’au fond de mes cellules. Les textes sacrés indiens, les Upanishads, la Bhagavad Gîtâ revisités par "Swamiji" devenaient clairs, limpides et m’aidaient à me transformer. [...] En 1987, j’eus la chance de faire la connaissance de Patrick Drouot, physicien et guérisseur. Il compléta ma formation aux techniques poussées des régressions mémorielles et m’éveilla à la guérison médiumnique. [idem: 144, 97 et 127]

Grâce à cette copieuse formation - et filant une quête identitaire similaire à celle menée par Valandrey -, Desarzens découvrira l’identité féminine de celle qui, d’un point de vue chirurgical, lui a donné son cœur. La technique des « régressions mémorielles » sera la plus efficace et livrera jusqu’à la signification « alchimique » qui découle de la greffe. La révélation extralucide de l’identité de sa donneuse a lieu autour d’une conversation professionnelle. Voici ses grandes lignes :

Un soir de l’été 2008, un ami masseur, me raconta que, le jour même, une cliente lui avait fait part de ce qui suit (encore le "hasard" me direz-vous !) : sa manière de la masser lui rappelait sa thérapeute et amie d’école, hélas décédée le... jour de ma greffe ! [...] Le besoin de vérifier [...] m’anima et j’appelai la personne en question. J’appris que celle-ci avait été l’amie d’enfance de ma donneuse [...] qu’elle me connaissait à travers "La Nébuleuse du Cœur" et que son mari était greffé du cœur également. [idem: 174]

Le paroxysme de la révélation semble atteint lorsque l’ancien patient greffé du service de cardiologie du CHUV (en Suisse) inverse résolument les rôles et exerce sa profession de médium expert en « régressions mémorielles ». Desarzens exerce. Il est avec un patient et parvient à découvrir ce qui suit. Voici leur conversation :

Quelques secondes après, les yeux fermés il [le patient] rajoute, alors que je ne lui ai rien dit sur moi. -Je vous vois couché dans un lit d’hôpital, mais vous ne paraissez pas souffrir. Au pied du lit, une femme vous fait face. Elle est morte et se tient debout. Elle a l’air serein et joyeux, et prononce ces mots : -Faites-en bon usage ! Cela a-t-il du sens pour vous ? Emu, je lui raconte ma greffe et ce que je sais de ma donneuse d’organe. Il paraît rassuré et poursuit. -Ils me disent que tout ce qui vous est arrivé est juste. Cela était prévu par le plan divin. Ah, oui ! Ça c’est intéressant : vous avez consommé avec cette personne ce qu’ils appellent des "noces alchimiques"» [idem: 147]

Si l’histoire de Charlotte et Yann finit en somme par une belle histoire de cœur sur le plan organique et sentimental, celle de Desarzens suit « le plan divin » et un tiers (le patient) peut fonctionner comme témoin de « noces alchimiques ». Les deux témoignages opèrent une grande réconciliation identitaire dont nous avons vu la diversité généreuse des « rationalités ».

Mon avis sur ces quêtes identitaires réussies dans la mesure (d’Etat civil) où elle parviennent à percer le secret médical s’en tiendra à saluer la force que peut avoir un récit (lequel peut passer de l’Etat civil aux constellations alchimistes en quelques pages). Je crois néanmoins important d’illustrer le mouvement inverse, à savoir l’expérience d’une étrangeté maintenue et constitutive de l’être. C’est dans le beau livre de Jean-Luc Nancy intitulé L’Intrus qu’on la comprendra le mieux. En guise de conclusion, l’on citera [2010: 35-36] :

A travers tout ça, quel "moi" poursuit quelle trajectoire ? Quel étrange moi ! Ce n’est pas qu’on m’ait ouvert, béant, pour changer de cœur. C’est que cette béance ne peut pas être refermée. (D’ailleurs, chaque radiographie le montre, le sternum est recousu avec des bouts de fil de fer tordus.) Je suis ouvert fermé. Il y a là une ouverture par où passe un flux incessant d’étrangeté [...]. C’est donc ainsi moi-même qui deviens mon intrus, de toutes ces manières accumulées et opposées. Je le sens bien, c’est beaucoup plus fort qu’une sensation : jamais l’étrangeté de ma propre identité, qui me fut pourtant toujours si vive, ne m’a touché avec cette acuité. "Je" est devenu clairement l’index formel d’un enchaînement invérifiable et impalpable.

 

 


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[1] Les tentatives et les tentations de caution et de légitimation scientifiques de la « discipline » ne manquent pas. Les « humanités médicales » sont souvent associées au terme anglais de « care ». Donnons ici une définition qui met en avant le rôle crucial, mais fragile de l’interprétation dans ce domaine. Le « care » consiste à « s’entretenir de façon proprement humaine avec des humains (à travers de multiples médiations non humaines). Le care est à la fois soin et attention, d’une attention qui ne devrait se contenter ni de reconnaître des signaux prédéfinis ni de suivre une liste de procédures préétablies, mais qui doit interpréter la singularité de chaque situation, pour y découvrir des significations inédites et leur apporter des réponses et des solutions non programmées. » [Citton, 2010: 139]. Consulter également la mise au point de Laugier, Molinier et Paperman [2009].

[2] De manière plus neutre et nette, on tient pour acquis le constat suivant : « on a assisté, dans les vingt dernières années, à un phénomène radicalement nouveau : le discours sur la santé, à la fois chez les utilisateurs de la médecine et chez les représentants officiels de la politique médicale, a tendu à se substituer au discours sur la maladie. » [Augé et Herzlich, 1984: 11]

[3] « Si la paternité des ateliers d’écriture peut être pour partie attribuée à Celestin Freinet au travers des pratiques du "texte libre" développées dans sa classe dans les années 1920, c’est surtout à partir de 1935 dans les universités américaines, puis au lendemain de 68 en France que ces pratiques vont se déployer. Elles recouvrent aujourd’hui des usages et des objectifs très diversifiés : ateliers littéraires, de développement personnel, de lutte contre l’exclusion [...]. Le point de convergence minimal de toutes ces approches se traduit par la présence d’un groupe de personnes qui, sous la direction d’un animateur, produisent de l’écrit. » [Niewiadomski, 2012: 225]

[4] Recopions une définition du terme. Elle fait ostensiblement écho à la philosophie de Temps et récit. « La recherche biographique [...] s’intéresse tout particulièrement aux processus de "biographisation" néologisme visant à rendre compte de l’inscription de l’expérience humaine dans des schémas temporels résultant de projets biographiques qui organisent comportements et actions selon une logique de configuration narrative. » [Niewiadomski, Delory-Momberger, 2013: 17, il s’agit de l’introduction]. Voir aussi mon article s’intéressant aux limites de la « fonction thérapeutique de la narrativité » [Guignard, 2014: 123]. Un des points relevés est, selon l’article cité, le suivant. L’identité narrative (dont la biographistation ne peut faire fi) implique une relation esthétique. Dès lors on doit entendre le « muthos » aristotélicien comme un travail sur le nécessaire, sur le lien, sur la causalité, qui verse la fiction (aristotélicienne) du côté de la philosophie. Si la fiction est, selon la célèbre formule de la Poétique, plus « philosophique » que l’histoire, c’est que, contrairement au texte référentiel (un manuel de soins infirmiers, un traité d’oncologie, par exemple), la fiction met au jour les mécanismes inapparents et l’articulation nécessaire des actions. La fiction ou le récit doté d’une identité narrative me font ainsi connaître (par une relation esthétique) la causalité. Cette articulation nécessaire des actions tiendrait au pouvoir de l’intrigue d’un récit (fictionnel ou pourvu d’une identité narrative) qui, pour citer Ricœur, « prend ensemble » et intègre dans une histoire les événements multiples et dispersés. De fait, on admet cette phrase souvent citée : le récit « répond au besoin d’imprimer le sceau de l’ordre sur le chaos, du sens sur le non-sens, de la concordance sur la discordance. »

[5] On doit impérativement souligner que, dans le collectif de 2013, s’essayant à l’état des lieux de La mise en récit de soi et sous-titré Place de la recherche biographique dans les sciences humaines et sociales, l’article de Delory-Momberger [2013: 45] ne néglige pas la notion de biopolitique et ne cède aucunement à des facilités qu’elle dénonce comme des « formes de contractualisation biographique à l’œuvre dans les politiques sociales : donne-moi ton récit et je te donnerai une allocation, un stage ».

[6] L’apparition du statut (grade ?) de « patient expert » est un exemple. Un autre, plus probant et qui ne nécessite pas directement un recours au concept d’identité narrative sera tiré de la quatrième édition d’un manuel : « Aujourd'hui, on tend à considérer le patient, au-delà de son rôle de consommateur de santé, comme un producteur de santé. Cela veut dire qu'il valorise constamment par une action volontaire et réfléchie son propre capital de santé. Le processus par lequel le patient s'approprie son problème de santé est nommé "empowerment". [...] L'éducation thérapeutique contribue évidemment à cette transformation. Cela n'est possible que si les soignants acceptent de transférer une part importante de leur savoir et favorisent chez le patient des compétences. Celles-ci concernent l'intelligibilité de soi et de sa maladie, l'auto-observation, l'auto-soin, le raisonnement et la décision, ainsi que les relations à l'entourage et l'utilisation correcte du système de santé. » [D’Ivernois et Gagnayre, 2011: 29].

[7] Van Sevenant aborde ce qu’on nomme « care » en heideggerienne. Sa démarche se distingue de l’engouement pour cette notion et va jusqu’à [ibidem] « inciter à rompre avec cette exploitation de l’angoisse. Poser que l’homme est a priori un être angoissé et soucieux devrait en principe lui permettre de faire face à toutes les dimensions de son existence [...], y compris l’expérience sans fond la plus abyssale. Mais on constate que l’angoisse est souvent exploitée pour mieux préparer l’homme à la soumission ». 

[8] Dans Le Temps raconté [1985: 341], Ricoeur montre bien les limites du récit factuel (historique). Il permet, soit la « commémoration révérencieuse », la légende des victimes, soit le décompte des morts; mais il ne peut restituer quelque chose de la singularité. Ricoeur propose alors de sortir de la réification de l’histoire par la fiction. Car seule la fiction peut donner une approche sensible, une approche par la subjectivité, elle permet d’explorer de l’intérieur le cheminement singulier de la victime ou du malade. Là où l’historien ne peut qu’établir des vérités collectives, la fiction reconstitue le parcours de l’individu, articule son histoire singulière avec l’Histoire, en souligne les réactions et les affects et permet l’identification par un mouvement de compassion. Dans le domaine des humanités médicales philosophiques, on voit peu de pensées divergentes, nommons toutefois ici le difficile livre de Zaoui dont le mot d’ordre teinté d’humour (deleuzien ?) est « détruire et oublier ». Voici comment, s’inspirant de Nabokov, Zaoui [2o10: 372] commente ces verbes (provocateurs) : « Il faut détruire parce qu’il faut que la beauté et les amours meurent, pour renaître ailleurs, plus tard [...]. Et il faut oublier parce qu’il n’y a pas de vie dans la mémoire ressassante, parce qu’il faut aller sans cesse au-delà, traverser, passer outre pour vivre encore. [...] On ne saurait mieux dire, là est la splendeur des expériences passées : au nom de la vie présente, il faut les détruire et les oublier, mais en prenant son temps et en saisissant clairement la dérision des exigences d’oubli du présent. La vraie vie est dans ce suspens du temps, pas dans son abolition ni, à l’inverse, dans l’exhaustion de son sens extatique ou prophétique. Et les voies qui autorisent ce suspens sont ici merveilleusement explicitées : ce sont celles de l’humour, de la légèreté, de l’impertinence et du coq à l’âne. Il n’y en a pas d’autres. Les catastrophes ne s’enchaînent pas, ne font pas une histoire. Elles dessinent seulement le continent des vies humaines où chacun est libre de circuler comme en une carte du tendre avant de se livrer à l’essentiel des injonctions du présent : détruire et oublier pour aller prendre le thé. »

[9] Artières [2013: 254] cite des travaux de Thévoz, spécialiste de l’art brut. L’étude convoquée n’est pas aussi essayiste que la thèse proclamant une muséographie totale clôturant L’Esthétique du suicide, où l’on peut lire [2003: 135] une narquoise objurgation à « continuer à vaquer tranquillement à nos occupations quotidiennes, comme les figurants ouvriers et paysans dans les éco-musées, avec la conscience de participer à une œuvre d’art totale, à la dimension de la planète [...] l’accomplissement du earth art, pour ainsi dire, en une installation finale exhaustive. » J’oriente et sélectionne sciemment les travaux érudits d’Artières qui, historien, n’accorde pas un statut littéraire aux pièces analysées. Dans son Police de l’écriture [2013: 12], on lira en effet : « La thèse que développe cette enquête [...] est simple : les savoirs médical, policier et marchand sur l’écrit construisent l’écriture comme un véritable objet social; plus que la littérature, ils participent de la construction d’un "ordre du discours" particulièrement efficace et dans lequel, à bien des égards, nous vivons encore ».

[10] Voir, pour citer deux publications balisant une bonne quarantaine d’années : [Janie, 1975] et [Guignard-Nardin, 2014]. Quant au livre cité de Forest, il est un essai, écrit 10 ans après L’enfant éternel (paru en 1997, qualifié de roman). Forest me paraît refuser la notion d’auto-fiction. On peut déduire des textes une identité narrative. Le chapitre « De la littérature et de ses vertus thérapeutiques supposées » dont sont extraites les citations prend l’allure d’un réquisitoire contre la fonction curative de la narrativité. Il n’est pas un plaidoyer contre la stupeur, l’intensité et l’indicible, aux parages desquels conduit, parfois, la littérature. Le mot « scandale », employé par Forest, renvoie à Bataille qui est souvent convoqué dans le livre. Faire entrer des notions comme la pure « dépense » sans fruit, ou les difficiles paradoxes érotiques liés à la mort (selon Bataille) dans les humanités médicales, demeure hautement problématique. Pour ce qui regarde Forest et le traumatisme, on pourrait peut-être proposer ces lignes de Tellier [1998: 6] : « Il convient toutefois de relever que la dimension curative de l’écriture trouve ses limites et sa contradiction dans sa qualité de pharmakon (Platon, Derrida) : écrire le trauma, c’est aussi gratter (gratter, démanger, effacer, écrire : une vie de "gratte-papier"), par feuille de papier interposée, là où ça fait mal. En effet, transposer le trauma, le faire passer de la sphère psychique à la scène scriptique, ne va pas sans réveiller, voire entretenir, le point de douleur. La "solution" de l’écriture reviendrait ainsi à trouver le remède dans le mal. »

[11] Les emplois les plus fins, précis et informés de Ricoeur dans le champ philosophique du « care » sont dus aux récents travaux et articles de Claire Marin [cf. Marin et Zaccaï-Reyners, 2013]. Son livre, paru la même année que Hors de moi (un roman homodiégétique), est moins ouvertement ricoeurien et se veut surtout moins thérapeutique, crois-je. Après avoir commenté un passage de Logique du sens (Deleuze), elle écrit [2008: 67] : « La maladie est l'expérience du pur devenir que l'homme préfère le plus souvent esquiver, parce qu'elle le déstabilise, lui interdit de définir de manière fixe qui il est, de penser son existence comme une construction. Parce qu'elle met en évidence la fragilité de l'édifice qu'il croit bâtir et révèle l'effondrement inévitable de ce que l'on pensait être des fondations inébranlables. C'est toute notre représentation du temps et de la réalité comme stable, autrement dit notre système de représentation ontologique immuable, psychologiquement rassurant, que la maladie balaie. Elle est ce devenir-fou, imprévisible, cette identité labile qui affole l'intelligence. Elle sort du cadre de la représentation par l'homme de sa propre réalité. Elle est par excellence  une expérience au-delà des limites de notre compréhension. »

[12] Bourdieu convoque sérieusement dans son argumentation les théories analytiques de Kripke [1982] sur La Logique des noms propres. Le positivisme de cette philosophie rétive à l’herméneutique et le grand cas qu’elle fait du concept de « désignateur rigide » sont discutables. Kripke soutient qu’un« désignateur rigide » n’a pas de sens, mais fait référence (qu’il désigne le même objet dans tous les univers possibles). Mais, dans un régime textuel comprenant une identité narrative (ou en régime fictionnel), le nom propre se re-sémantise et acquiert des sens interprétables (c’est en fait ce que Bourdieu montre lorsqu’il cite « l’Albertine caoutchoutée des jours de pluie » et l’on sait toute l’encre qui a coulé pour saluer la beauté « des êtres de fuites » proustiens). De nombreux récits (ordinaires) de maladies jouent avec le nom de l’auteur (le désignateur rigide, par excellence). Le plus connu est Mars de Zorn, dont le nom d’Etat civil était Angst. A propos du « programme narratif » assassin que cette pseudonymie libère, on consultera mon article déjà cité. Moins célèbre et moins cité : un livre d’Agnès Pierron, intitulé Fin au fauteuil. Il relate la mort de son père et assouplit - avec théâtre ! - la rigidité désignative du patronyme. Voici qui devrait donner du fil à retordre aux encodages policiers ou médicaux du récit de vie. En effet, le nom « Pierron » qui est aussi celui de l’auteur en deuil va basculer un bon siècle : « Et voilà qu’il était dans un état que le XIXe qualifiait de pierrotique, c’est-à-dire ni mort, ni vif, en perte de substance. Qu’il était rattrapé par son propre nom. L’état pierrotique est celui de Pierrot, dans le même temps tué par les Barbaresques et lutinant Colombine. Un revenant, en quelque sorte. » Sur la couverture du livre, l’on retrouve une image de Pierrot et l’auteur - une spécialiste de la commedia dell'arte - le commente dans le fil du texte : « Quand je regarde l’objet qui fait référence à "ma chandelle est morte", à l’impuissance de Pierrot, qui présente la tête du personnage posée sur une collerette plate comme la tête de saint Jean-Baptiste sur un plateau d’argent, une scène se substitue, d’office, à lui : dans la salle à manger du mouroir de Baccarat, mon père est installé sur un fauteuil roulant près de la porte. » [2007: 23 et 47]

[13] J’ose et en prends la perverse responsabilité signaler que la théorie des noms propres (voire des descriptions définies) de Kripke n’est pas éloignée de l’effet produit par le passage de Macbeth. Bien entendu, quand je le lis, il y a sémantisation des énoncés, j’y détecte une mise en abyme, je contextualise en fonction de la construction théâtrale acte V, etc. Pourtant, si un « désignateur rigide » fait référence sans signification, qu’il ne fait que désigner, toucher sans « savoir » et « pourquoi », eh bien : la tirade shakespearienne me touche avec cette rigidité dénuée de sens. On peut aussi penser à la lettre K dans le fameux Procès.

[14] Sur cette distinction, les lumières philosophiques et médicales de Draperi [2010: 119 et 141] constituent une excellente synthèse. Draperi commente Dilthey Origine et développement de l’herméneutique (1900). Pour nous, un geste explicatif entreprend de ramener les phénomènes à la structure formelle d’une théorie et considère les objets en tant qu’événements qui sont des cas anonymes d’une loi universelle. La formule « comprendre les compréhensions » est de Geertz [1996: 94] qui l’emploie dans un contexte un rien ironique. Nous l’entendons sans ironie comme le moyen de comprendre comment une subjectivité s’approprie et donne un sens particulier à sa maladie, sans qu’un jugement épistémologique ou éthique intervienne préalablement.

[15] En 2005, l’actrice C. Valandrey publie aux éditions Le cherche midi dans la collection « Documents » son premier livre L’Amour dans le sang. Comme le deuxième, il est écrit avec J. Arcelin. On peut lire sur la couverture des deux livres le mot « témoignage ». Son premier livre révélait sa séropositivité et se terminait sur la greffe cardiaque, objet du deuxième qui est donc une forme de suite (je n’ai pas lu son troisième livre). Citons, l’avant-propos de L’Amour dans le sang : « Voici le roman de ma vie, puisque la stricte vérité m’est interdite par la loi ». Les différents « seuils » paratextuels affirment de fait que nous avons entre les mains à la fois un document, un témoignage et un roman : le tout étant fruit d’une co-écriture. Quant à Desarzens, guérisseur de son état, il qualifie lui-même son récit de « témoignage » [2013: 183]. L’identité des personnes mentionnées y est tue mais supposée sue. Pour le cas de Valandrey [2005 et 2011], la généricité, on le voit, est délicate. Il serait déplacé de débattre sur les imbroglios de l’autofiction (l’hypothèse d’une contrainte juridique impliquant un régime autofictionnel serait une piste, mais incomplète). Moins déplacé, parce que les mots apparaissent noir sur blanc aussi bien chez Valandrey que Desarzens, lâchons que ces livres appartiennent au genre « leçon de vie », une généricité commerciale qui ne dispose pas de critères formels stables, mais qui passe - en effet - de plus en plus partout.

[16] Un intérêt persistant pour la « mémoire cellulaire » traverse le livre, ainsi [2011: 148], lit-on : « J’ai lu ces expériences incroyables de mémoire cellulaire [...]. Cette Américaine, dont la véracité du témoignage fut contrôlée par la justice. Elle rêva de son donneur, un jeune homme, de son nom, son prénom. Elle épousa beaucoup de ses goûts, de ses expressions, ses mots, au point que la famille du jeune homme qu’elle rencontra finalement fut bouleversée en retrouvant l’esprit de leur fils dans cette femme. »

[17] Je fais ici une allusion au livre connu de Feyerabend intitulé Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance.(1975, chapitre « Anything goes !»), où l’on peut lire : « La science est beaucoup plus proche du mythe qu’une philosophie scientifique n’est prête à l’admettre. C’est l’une des nombreuses formes de pensées qui ont été développées par l’homme, mais pas forcément la meilleure. La science est indiscrète, bruyante, insolente; elle n’est essentiellement supérieure qu’aux yeux de ceux qui ont opté pour une certaine idéologie, ou qui l’ont acceptée sans avoir jamais étudié ses avantages et ses limites. » Plus valables que l’« anarchisme épistémologique » de Feyerabend, renvoyons aux travaux de Le Breton, ceux-ci confirment nos propos : « On assiste dans les sociétés occidentales à une multiplication des images du corps, plus ou moins organisées, en rivalité les unes avec les autres. […] A l’heure actuelle, un malade s’adresse en priorité à un médecin généraliste ou au spécialiste de l’organe ou de la fonction qui le fait souffrir. Il accrédite ainsi le modèle anatomo-physiologique du corps. Mais il sollicite également l’homéopathe ou l’acupuncteur, l’ostéopathe ou le chiropracteur. Et cela, sans se soucier de passer ainsi d’une vision du corps à une autre en toute discontinuité. » [2008: 146]