Trop vrai  n° 5

 

Préambule

« Cela reste mystérieux », dit Santiago Amigorena à propos de cet étrange petit signe dont les linguistiques débattent souvent, je. Et encore : « J’écris avec une forme de conscience que ce que j’écris ne m’appartient pas. Cette conscience appartient au moment de l’écriture. C’est pour cela que cela aboutit logiquement à la publication. »

La publication n'est pas un faire-valoir du « je ».

Est-ce la raison pour laquelle la douleur est si présente dans ses textes ? Transitions avait choisi de rencontrer l'écrivain dans le cadre de notre réflexion sur « Trop vrai », en raison, disons, de la vérité référentielle de son écriture. Au cours de l'entretien dont nous publions ici la troisième et dernière partie (voir la première et la deuxième), nous aurons vu se complexifier la notion. Peut-être la question du dessaisissement constitue-t-elle une entrée juste pour comprendre comment, pourquoi, le « vrai » peut ne pas être « trop ». L'écriture d'Hervé Guibert par exemple est à mes yeux agrippement plus que dessaisissement, elle lance le lecteur dans l'irritant désir de savoir, parce qu'elle procède à une effraction de la sensiblité : le trop (vouloir) savoir s'accompagne d'un trop voir. Au contraire, il y a du chant des autres (un paysage ?) dans les récits de Santiago Amigorena.

 Le dernier, cependant, Des jours que je n'ai pas oubliés, est plus nu que les autres (non sans rapport avec le silence d'Another silence) : nu, et presque sans nom propre. Présence réelle, dirait-on - la brûlure presque pure - presque trop pure. Le « je » finit par toucher un point de classicisme radical - à la manière d'un Philippe de Champaigne. Touche-t-on là à la mystique évoquée dans l'entretien ?

Le dialogue avec Mathilde Faugère et Brice Tabeling, vif, parcourt les enjeux de la beauté, de la mystique, du catastrophisme politique, de l'optimisme de la volonté, des positions de Transitions sur la transmission, déjà en débat lors de notre rencontre autour de 1978... Au passage, Santiago Amigorena égratigne Georges Didi-Huberman, défend Benjamin, Passolini, Agamben...

H. M.-K. 

Santiago H. Amigorena est écrivain, scénariste et réalisateur. Il publie aux éditions P.O.L.: Une Enfance laconique (1998), Une Jeunesse aphone (2000), Une Adolescence taciturne (2002), Le Premier amour (2004), 1978 (2009) et La Première Défaite (2012). Son dernier livre, en janvier 2014, s'intitule Des jours que je n'ai pas oubliés. Il a réalisé Quelques jours en septembre (2006), Another Silence (2011) et Les Enfants rouges (2014). 

 

 



Entretien avec Transitions (3) :

La beauté, la lumière

 

Santiago H. Amigorena
                                              
11/01/2014
                                        

Brice Tabeling : Revenons sur ce que tu as dit du Langage et la mort. Pour Agamben, le « ce », déictique ou shifter, révèle le lien fondamental entre le langage et le néant. Agamben passe, me semble-t-il, par le fait que l’énonciation est forcément du côté de la voix. Il reprend Hegel qui dit, pour noter ce que c’est que la voix, que le seul moment où la voix se fait entendre pour l’animal est le moment où il meurt. Agamben rapproche cette réflexion du langage humain. Finalement dans ton geste littéraire, si tu te réfères à Agamben, n’est-ce pas que tu perçois qu’il existe un nœud essentiel qui attache l’absence au langage ? Un épisode de La Première défaite paraît à cet égard crucial puisque l’articulation entre écriture et mémoire, entre le texte et le monde semble pouvoir s’y résoudre. Il s’agit de ton court passage au Cabo Polonio. « Vide immense », le Cabo Polonio est vécu par le narrateur comme la découverte d’un nœud possible entre passé et futur, et cela sous la forme d’une abolition du temps et de la mémoire. Dans ce séjour très blanchotien où l’absence et l’immobilité paraissent pouvoir se substituer aux affres de la matière et du signe, le texte néanmoins ne s’interrompt pas : « c’est alors que je repensai à ma machine à écrire » (p. 283). On a l’impression que se joue à cet endroit de ton texte une décision littéraire essentielle, le refus d’une résolution par l’absence. « Je ne suis pas mort cette aube-là » (p. 278). Etait-il important de marquer ton refus d’une certaine métaphysique de l’écriture et de te positionner, comme écrivain, « au-delà de l’instant qui précède le poème » (p. 280) ? Alors que ton film, Another Silence, se terminait dans ce type d’espace vide où la condition humaine, du personnage principal notamment, trouve un lieu où exprimer son chagrin absolu, sa nudité, le narrateur – et l’écriture – de La Première défaite parvient à le quitter mais non sans que le texte ait alors recours à une forme d’ellipse sinon narrative du moins argumentative. La question pratique serait de savoir comment tu – à la fois en tant que narrateur et en tant qu’écrivain – réussis à quitter cet espace du Cabo Polonio.

Santiago Amigorena : Je ne l’ai pas quitté, j’y retourne tout le temps, malheureusement. J’ai un premier lecteur de tout ce que j’écris, surtout pour les livres. Ce qu’il m’a dit la première fois où il a lu la première version de La Première Défaite m’a semblé très pertinent, c’était très proche de ceci : « ce qui sauve toujours c’est le paysage ». J’ai beaucoup de mal à comprendre les choses qu’on dit sur ce que j’écris, j’écris vraiment de la littérature narrative en essayant de m’approcher le plus possible de la poésie. C’est rare que je sente que je maîtrise tout ce que je dis. En même temps, je sais qu’il y a quelque chose qui revient dans La Première Défaite qui était déjà dans mon premier film : il y avait un moment où un personnage lisait une page de D.H. Lawrence où était évoquée cette force du paysage. Et dans un autre livre, je reprends cette idée, c’est une autre solution narrative, ce que le langage peut faire quand il n’y a pas de poésie. Dans La Première défaite, il y a un moment à Punta esto où le personnage regarde un coucher de soleil et dit : « vivre ou mourir quelle importance si cela continue à exister ». C’est ce que dit également D.H. Lawrence dans Femmes amoureuses. Donc oui, pour moi le narrateur ne décide pas de partir de Cabo Polonio, il est juste confronté ponctuellement au fait que sa vie et sa mort n’ont absolument aucune importance et que la seule chose qu’il peut faire c’est écrire, non pas pour transmettre ou sauvegarder la beauté, mais pour continuer à être ce qu’il est, à ce moment-là, une petite masse souffrante qui se répand en tache d’encre. Vivre, mourir ou écrire n’ont plus d’importance, mais ce sentiment-là, qui peut se rapprocher du sentiment de l’instant qui précède le poème, ne demande clairement pas l’écriture. Je me pose toujours une question à ce sujet. Je publie, j’écris tous les matins quelques lignes de ce qui sera un nouveau livre de prose et, la journée, j’écris très souvent de la poésie, continuellement. Je note parfois de la prose mais, très souvent, c’est de la poésie. Pourquoi est-ce que je ne me décide pas à n’écrire que de la poésie qui constitue le but idéal du narrateur de tous ces textes ? Je n’ai pas plus de réponse à cela qu’à la question de savoir pourquoi, après l’instant qui précède le poème, on écrit le poème alors que ce qui est important, c’était ce qui précédait. La Lettre de lord Chandos d’Hofmannsthal est un texte très important pour moi : c’est quelqu’un qui dit qu’il ne veut plus jamais écrire, que ça n’a aucun sens, et qui l’écrit, voilà. De ce point de vue, raconter comment le narrateur réussit à partir de cet endroit, c’est presque trop narratif. Pour moi, l’endroit sera toujours là. Ce qui suit – il part très vite –, je l’ai écrit comme un demi-rêve. J’avais alors plutôt le sentiment de l’exil, celui de la recherche d’une nouvelle terre : comment rester dans ce moment où l’on touche le réel mais dont finalement on s’éloigne quand on écrit le poème ? Ce moment n’existe que parce qu’on écrit le poème ; c’est la seule trace que l’on garde de ce moment-là. Cela rejoint la phrase choisie par Hélène [Merlin-Kajman] pour son exergue, la prise sur l’instant vertical : « l’écrire est une manière de partager l’éternité pour la rendre transitoire ». Dans ce que théorise Bachelard sur l’instant vertical, il ne fait pas, je crois, la distinction. L’instant vertical qui, pour lui, est le paradigme de la poésie, il en parle à l’intérieur du langage. Il n’en parle pas du tout par rapport à l’instant qui pourrait précéder le poème. Il est clair que, dans l’instant vertical comme dans le shifter, il y a quelque chose qui est complètement en dehors du langage. De la même manière, il y a quelque chose dans le mot « je » qui ne peut être qu’absolument extérieur au langage. Qu’est-ce que désigne le mot « je » ? Comment pourrait-on le définir en termes grammaticaux ? Chaque fois qu’il est prononcé, il est absolument différent, rien ne peut y être rattaché. Chomsky se demande, dans un de ses textes sur le sujet, comment l’enfant apprend à dire « je », qu’est-ce qui, dans notre apprentissage du langage, fait, qu’à un certain moment, on apprend qu’on peut dire « je », et il dit que ce « je », les gens l’emploient bien, toujours à propos.

Mathilde Faugère : Il y a des caractérisations linguistiques du « je » : ce que l’enfant apprend, c’est à utiliser des mots qui se réfèrent à celui qui parle. Le « je » fait partie de ces mots qui se réfèrent à l’instance d’énonciation.

SA : Cela reste mystérieux.

BT : Donc, on ne sait pas pourquoi, on ne peut pas savoir pourquoi, on continue à écrire. Tu ne sais pas pourquoi tu continues à écrire. La cohérence ce serait de ne pas écrire, d’arrêter d’écrire et, malgré tout, ça continue ; ce n’est pas un choix.

SA : Pour ne pas écrire, il faut écrire. On ne peut dire « je n’écris pas, je n’écris plus » qu’en écrivant.

BT : Une autre solution, ce serait de donner la parole aux autres.

SA : Il faudrait donner la parole aux autres sans silence.

BT : Est-ce que ton roman, par exemple, pourrait se terminer en donnant la parole à Philippine ?

SA : J’ai beaucoup de mal à donner la parole à mes personnages. Mais il y a un de mes livres qui se finit, je crois, sur les mots par lesquels Silesius finit le Chérubin errant : « Au delà de ces mots, va et écris toi-même ». Il pourrait se terminer ainsi. Il y a peu d’idées obsessives dans tout ce que j’écris.

MF : Cet « au-delà de l’instant qui précède le poème » peut-il être rapproché d’une certaine définition de la littérature ? Dans la dernière partie du livre, tu évoques ton « dernier projet » en le distinguant de ce qui t’a occupé depuis toujours, l’écriture. Tu soulignes que tu ne peux plus « écrire sans écrire » et qu’il faut que ton écriture affirme son « devenir littéraire ». Tu affirmes alors que seule « la littérature pouvait me guérir de ma souffrance ». Qu’entends-tu alors par « littérature » et en quoi constitue-t-elle pour toi une issue à la question de l’écriture ?

SA : C’est embêtant, je pensais que cette idée de littérature arriverait beaucoup plus tard dans ce que j’écris. Une Vieillesse discrète, la partie qui suit La Première défaite, comprend un chapitre qui s’appelle « Le Premier Silence » et que j’ai conçu comme un silence sans écriture. Ce chapitre correspond à une période de ma vie réelle où je n’ai écrit que des scénarios et à la suite de laquelle j’ai entamé l’écriture de ce projet. Il y avait pour moi, à la suite de ce chapitre, un enchaînement très simple qui devait m’amener à la compréhension que l’écriture, pour le reste de ma vie, prendrait la forme d’un projet littéraire. Mais, tout d’un coup, je me suis rendu compte que les premiers recueils de poèmes, dans la façon même de les écrire, et non pas seulement dans la manière de les assembler, je les écrivais pour qu’ils aient une existence littéraire. Je pensais donc que ça arriverait plus tard, ce moment où le narrateur en arrive à un tel point qu’il se dit que la littérature peut sauver l’écriture pour lui. Comme cela arrive souvent, la narration me contraint à la théorie : ce n’est pas la théorie qui amène à la narration, pas du tout ; ce qui m’a contraint à la théorie à ce moment-là, c’est que le narrateur commence à donner une forme définitive à ses textes, à les faire lire, ce qu’il ne faisait pas avant. Donc, quand je dis qu’il y a un devenir littéraire, c’est qu’il se dit : « ce recueil de poèmes, ce n’est pas important qu’il soit publié ou non, mais je le présente comme un recueil de poèmes et donc c’est un objet artistique ». Pour moi, ce qui est important, c’est de noter qu’à un certain moment, on écrit avec la conscience que ce qu’on est en train d’écrire est de la littérature et que ce n’est pas une question d’adresse. Je pense que ma façon d’écrire n’a pas du tout changé depuis le début de mon adolescence. Je n’écris pas pour publier. J’écris avec une forme de conscience que ce que j’écris ne m’appartient pas. Cette conscience appartient au moment de l’écriture. C’est pour cela que cela aboutit logiquement à la publication.

MF : Ce n’est pas l’adresse, donc.

SA : Non, parce que je pense que le plus important c’est le moment où cela se passe.

MF : Est-ce que littéraire pour toi, ça veut simplement dire « dessaisi » ?

SA : C’est le sentiment que les mots sont justes. Il y a le désir de formuler quelque chose, et tout d’un coup, les mots sont justes et ça suffit, et c’est là. C’est ce sentiment-là, qui peut-être était là depuis le début : quand les mots sont justes, ce n’est plus à moi.

MF : Alors que l’écriture est encore à toi en quelque sorte ?

SA : Avant, elle était encore à moi ! Après, ça devient un système, une cuisine, ou je ne sais quoi. Dans le quotidien, cela s’articule d’une certaine manière : je le sais quand je cherche des mots justes pour les donner tout de suite, ou quand j’écris n’importe quoi. En dehors de cette écriture programmée du matin, très souvent j’écris et je me dis que c’est un simple exercice d’écriture, je suis en train d’écrire juste pour exercer ma main à écrire ; je fais par exemple une description avec la conscience qu’elle ne servira jamais à rien. Mais sinon l’écriture est toujours littéraire.

BT : Nous avons déjà évoqué Georges Didi-Huberman, notamment autour de la citation de Blanchot mais sans nous attarder sur la critique plus large que tu fais de La Survivance des Lucioles dans ton livre. Tu y repousses les critiques que G. Didi-Huberman fait des théories « catastrophistes » (Agamben, Pasolini) (p. 265 sq.) qu’il estime coupables de se rendre aveugles aux lueurs d’espoir en ne se dégageant pas d’un horizon trop général. Mais n’y a-t-il pas dans La Première défaite, en fin de compte, un même dispositif scénique, une même opération de distinction ? Car il nous semble que tu as procédé à une forme de partage entre un monde toujours respecté, jamais véritablement soupçonné (le narrateur, tes personnages que tu « aimes ») – qui serait l’espace de l’histoire, et un monde au contraire largement dénoncé (les années 80, la société dans son ensemble) – l’espace de l’Histoire. L’un et l’autre se croisent parfois mais, globalement, le particulier semble préservé des reproches adressés au général. N’est-ce pas, à cet égard, un peu à la manière de G. Didi-Huberman, ce danger des conceptions totalisantes que tu pointes dans les dernières pages de ton livre en soulignant ta crainte d’être dans le « ressentiment » et en optant pour une compréhension aporétique de l’écriture ?

SA : La Survivance des lucioles, je le prends avec Didi-Huberman à côté et, en deux heures, il retire ce livre ! A la fin de La Survivance des lucioles, il y a les dates : il a écrit ça en deux mois ! Les textes qu’il attaque n’ont vraiment pas été écrits en deux mois. Son livre, c’est un pamphlet. S’attaquer à des choses très sérieuses dans un pamphlet, c’est absurde. Il a plus peur d’attaquer Pasolini qu’Agamben ; avec Foucault et Bataille il tremble alors que c’est la même chose. Il pardonne à Bataille, quand il parle de l’idée d’un cri qui reste à l’intérieur et qui est un cri de douleur extrême. Il lui fait toujours le crédit de l’hypothèse que si c’est écrit, c’est que ça ouvre. Par ailleurs, c’est très clair, pour les choses les plus sombres de Benjamin, il dit « Oui, mais bon, il les a écrites quand même à ce moment sombre de l’Histoire ». Agamben aussi il écrit !

BT : La manière dont il commente Bataille, Blanchot, Benjamin et une partie de Pasolini n’est peut-être pas entièrement convaincante : il tend à réduire leurs propositions de façon à retrouver cette configuration qui lui permet de condamner franchement Agamben et la deuxième période de Pasolini. Mais malgré cela, c’est justement dans la critique d’Agamben que son texte est le plus intéressant car, précisément, il ne tente pas d’adoucir ses propos. Pour reprendre ton expression : sur Agamben, il n’a pas peur. Il fait notamment l’histoire des sources d’Agamben et montre qu’il y a quand même un choix délibéré d’Agamben, généalogique, d’arriver à un certain type de conclusions desquelles on ne peut pas sortir.

SA : Ça, je suis tout à fait d’accord. Je pense qu’Agamben – je ne le connais pas bien mais on le sent nettement à l’occasion du truc des spaghetti – est dans une impasse. Mais je n’ai jamais lu une critique qui permette de dire qu’il y avait un autre chemin, un chemin meilleur, politiquement plus efficace que celui-là. C’est pour cela que je le rapprochais de Günther Anders par exemple. Je ne l’aime pas beaucoup, je ne le trouve pas très efficace, je ne trouve pas que tout est génial mais ce qu’il dit sur le catastrophisme est très clair : le but, c’est d’être catastrophiste pour être encore là demain, debout mais ridicule. Pour moi, Agamben c’est ça. Agamben pousse dans différents sens, jusqu’au bout, des analyses du réel qui pourraient aboutir à une proposition politique mais qui n’aboutissent pas. Dans la proposition de Didi-Huberman il n’y a rien, il n’essaie même pas de proposer quelque chose. La seule chose à laquelle il arrive c’est que, bon, finalement, les choses ne vont pas si mal. Et il en donne pour preuve les œuvres photographiques de je ne sais plus quelle photographe.... C’est carrément risible comme conclusion. J’ai enlevé une partie trop agressive, trop méchante dans le livre. La beauté du texte de Pasolini sur les lucioles... Pour moi, s’il ne voit pas la beauté qu’il y a dans ce texte-là, tant pis pour lui. S’il la voit, lui, dans les photos de cette fille qui fait des photos... qu’est ce qu’on peut lui dire ? Il n’y a rien à dire. Agamben est tout le temps tiraillé entre le politique et l’esthétique. De ce point de vue, c’est vraiment grossier d’aller aussi vite et aussi simplement et de penser qu’il a droit de parler de tout ça sous forme du pamphlet. Cela ne se prête pas au pamphlet ces choses-là. On peut parler de Sarkozy sous forme de pamphlet comme le fait Badiou. C’est pas génial mais on s’en fout que cela ne soit pas génial. Mais parler de Benjamin, et même du rapport qu’entretient Agamben avec Benjamin, de cette manière-là, je ne comprends pas... D’ailleurs je crois qu’il n’y a eu aucune réponse à La Survivance des lucioles. Ce n’est pas par hasard. Quand j’ai lu La Survivance des lucioles, c’était après avoir lu un peu de Gramsci. Voilà quelqu’un qui n’est pas un grand philosophe mais quand on lit ses articles de journaux, qui sont d’une simplicité absolue, on voit ce qu’est une possibilité de pensée dans une période où il n’y a rien. Qu’est ce qu’on pouvait espérer en 1905, 1915 ou 1917, en Italie ? Et malgré tout, il se livre à une analyse du réel qui est clairement politique et qui, de ce point de vue, est clairement optimiste. J’ai lu un article, écrit après l’arrêt de la grève des ouvriers de Fiat, en je ne sais plus quelle année, entre 1910 et 1920 je pense, où il écrit : « Respectons ces hommes qui ne sont pas allés au bout de leur bataille ». Cela rejoint ce qu’il y a à la fin de La Première Défaite, cette idée que j’aime beaucoup et qui vient de Deleuze : l’idée des Troyens qui respectent en Hélène la cause de leur malheur. C’est même une proposition de communauté, simple à sa manière, qui dépasse l’adhésion facile à ce qui est fédérateur, comme les lucioles de Didi-Huberman (mais pas celles de Pasolini). On peut dire qu’on défend une petite parcelle, un progrès social... On peut être socialiste, pourquoi pas ? Hollande c’est mieux que Sarkozy, d’accord. Mais à quoi on s’attache dans ça ? Quelle est la proposition politique ?

BT : Mais la proposition de Deleuze n’est-elle pas également hors du politique ? Qu’est ce qu’on fait d’Hélène ? N’est-elle pas aussi la beauté ?

SA : Justement, ce n’est pas important pour les Troyens, c’est ça qui est génial. Si on se met du côté des Grecs, alors on peut se poser cette question, on peut dire qu’Agamemnon la trouvait belle, qu’Achille n’en avait rien à foutre etc. Mais pour les Troyens assiégés, c’est autre chose. C’est assez mystérieux aujourd’hui. Aujourd’hui, qui pourrait dire avoir du respect pour la cause de ses malheurs, à un niveau politique ? Deleuze souligne dans son Nietzsche à quel point le respect des Troyens pour Hélène n’a rien à voir avec sa beauté. Cela se joue par rapport au ressentiment et à ce qu’on peut faire à l’intérieur de la mémoire qui a en soi du ressentiment. Comment, avec cette mémoire, ne pas être l’homme du ressentiment ? Hélène aurait pu être laide, cela aurait été pareil.

BT : Tu es convaincu que la beauté de l’objet ici est indifférente ?

SA : J’ai un ami d’enfance qui dit tout le temps que j’esthétise tout. Je mentirais si je disais que je n’attache pas d’importance à ce qu'Hélène soit belle. J’aime bien croire qu’il y a quelque chose dans la beauté qui anéantit les questions morales. Mais je n’ai pas lu cette phrase de Deleuze de cette façon-là ; je l’ai lue sans du tout penser à la beauté d’Hélène. Je la rapprocherais plus de cette phrase de Valery que je cite souvent et que j’aime beaucoup : « Pour que soit ce qui est ». C’est une manière d’adhérer au réel qui, en soi, provoque de la beauté d’un côté et qui est complexe de l’autre, qui n’est pas du tout simple. Je pense que la première chose que j’ai entendue dans cette phrase, c’est : voilà ce qui est réel, Troie est assiégée parce qu’Hélène a été amenée, parce que Pâris l’aime, et cette réalité-là, qu’est-ce qu’on en fait ? On y adhère et on la respecte.

MF : Il y a un certain abandon aussi dans le fait de respecter la cause de son propre malheur. C’est consentir absolument au monde.

SA : C’est vraiment ça : « Pour que soit ce qui est ». Je trouve que c’est une formulation assez incroyable. Il y a de la volonté, ce n’est pas un abandon passif, c’est un abandon absolument productif, absolument créatif.

BT : Revenons très rapidement à Didi-Huberman. Très grossièrement, ce qu’il reproche à Agamben, c’est de généraliser son horizon théorique négatif et d’être aveugle aux lueurs d’espoirs, aux beautés marginales. Ton roman contient une critique très lourde du présent. Celle-ci apparaît à propos des années 80, dans ce que le narrateur dit à Paulo ou encore à l’occasion du voyage en autocar en Amérique du Sud. Elle est apparue à nouveau, par moments, lors de cet entretien. Malgré cela, le monde le plus proche de toi – tes amis, certains lieux qui te sont propres etc. – semble, au contraire, tout à fait épargné par cette critique. Il est sauvé par ton amour et rendu beau par ton écriture. Bref, comme Didi-Huberman, tu parais refuser toute forme de généralisation. Le roman est, malgré la laideur des années 1980, aussi un espace de beautés locales, intimes. En ce sens, la scénographie ne serait pas si éloignée de celle que propose Didi-Huberman et à distance des horizons totalisants dépressifs qu’il reproche à Agamben.

SA : Mais je ne pense pas qu’Agamben fasse vraiment cela. Il suffit de lire Le Langage et la mort. Il le fait lorsqu’il s’occupe de problèmes ponctuels, politiques mais il ne le fait pas du tout dans sa pensée générale. Il cherche. Je me souviens d’un jour où on avait diné avec lui et qu’il parlait de communauté. Ce qu’il cherchait, c’était les formes de communauté d’amis qui se rapprocheraient de ce qu’il a écrit à propos du langage franc, du langage des ports qui est complètement affranchi de tous les langages. Il passe son temps à chercher. D’ailleurs, à l’évidence, le rattachement de Tiqqun à Agamben va dans ce sens. Je sens beaucoup plus d’optimisme chez ces gens-là que dans tout ce qui peut se rattacher à Didi-Huberman, que je connais aussi et qui m’est le plus proche. Je pense que cela a, fondamentalement, un rapport à la beauté ; pour moi, la défense de ces formes de petites beautés, de points de beauté possibles, contredit une beauté à laquelle moi je crois. Je pense qu’Agamben y croit aussi, ce qui le dérange énormément parce que ça ne peut pas rentrer dans une vraie forme de réflexion théorique. C’est une beauté qui est mystique, qui ne peut pas être formulée ailleurs que dans la poésie, dans la peinture, qui est très dure à défendre dans des textes théoriques, philosophiques, très difficile à formuler dans des textes critiques d’histoire de l’art. Mais je sens un effort constant d’Agamben pour aller vers cette beauté, vers une formulation possible de cette beauté. Dans Stanze, c’est évident. Didi-Huberman va vers ce qui est le plus rassurant dans la pensée. Ce que, moi, je propose est sans doute totalisant et n’est pas dépourvu d’un devenir mystique. Je ne sais pas si c’est à proprement parler mystique mais c’est comme si le seul but qu’on pouvait se fixer était par là.

MF : Plus je t’entends parler, plus j’ai le sentiment que tu refuses un certain nombre de choses que tu nommes compromissions et que, oui, d’une certaine manière, il y a une conception mystique derrière, ou plutôt, au bout de cette volonté totalisante. Dans la mesure où j’ai adhéré au livre, je me demande quelle place j’ai accordé à cet aspect dans ma lecture et la représentation de la littérature que j’en ai tirée.

SA : Si je parle de « devenir mystique », c’est que je ne suis pas du tout sûr qu’on puisse y parvenir. La foi, ce n’est pas vraiment quelque chose qu’on choisit. Il y a très peu d’artistes religieux, même en peinture. Fra Angelico a la foi, et Michel Ange, Leonard ou même Bellini ne l’ont pas. C’est comme ça. Excepté Tarkovsky, il est très difficile de trouver des cinéastes qui ont la foi. Peut-être qu’aujourd’hui les conditions de la foi ne sont pas réunies. Mais cela reste tout de même le seul horizon possible et suffisamment lumineux pour qu’on ne s’extasie pas devant l’existence des lucioles. On ne s’extasie que devant la possibilité d’un horizon absolument lumineux.

MF : Mais cela reste toujours un horizon ; cela reste toujours un devenir.

SA : Bien sûr, mais la mort des lucioles ne clôt pas tous les horizons. C’est là où ce que Didi-Huberman donne à Benjamin en disant que Benjamin affirme que tout est fini mais qu’il l’écrit, j’aimerais qu’il le donne également à Pasolini. Benjamin et Pasolini disent la même chose ; ils disent que les lucioles sont mortes.

BT : Pourquoi mettre cela du côté de la foi ou du mysticisme ?

SA : C’est vrai, ce ne sont pas les seuls termes possibles. Ce que Gramsci dit du pessimisme de l’intelligence et de l’optimisme de la volonté, c’est que l’une doit être à la hauteur de l’autre : plus on décrit un horizon sombre, plus la volonté et la lumière doivent être grandes. Notre possibilité de voir le coté sombre de tout cela, pessimisme de l’intelligence, ne doit pas nous amener à ne proposer que la préservation des trente-cinq heures. L’effort pour dire l’obscurité la plus totale doit être accompagné de la volonté de proposer vraiment quelque chose. Pour Gramsci, c’était le communisme. Faute de quoi, si on met les deux un peu à niveau, on fait ce que font Didi-Huberman et pratiquement tous les intellectuels : un art de dire que « tout n’est pas si sombre... ». En termes de politique, de vie politicienne, l’opposition ne m’intéresse pas tellement. Mais quand on écrit, comment ne pas se poser cette question-là ?

BT : Ton livre ne me semble nullement mystique ; je ne crois pas que la question de la foi apparaisse une seule fois.

SA : Je pense que si, ça apparaît à un moment. Lors de la nuit dans l’île Saint-Louis. Elle est mystique. Cette nuit a à voir avec la foi.

BT : C’est-à-dire l’assentiment au monde tel qu’il est, l’émerveillement continuel parce que les choses sont ? L’instant théogonique dont tu parlais tout à l’heure ?

SA : Oui, dans l’instant qui précède le poème, il y a quelque chose qui est de l’ordre de la foi, si on enlève justement le fait que le poème vient certifier que ça existe et rendre l’éternité transitoire.

BT : Cela ne contredit-il pas ce que tu disais tout à l’heure à propos d’une forme de complexité ou d’irrésolution nécessaire face à un certain nombre de questions, dont celle de l’écriture ? En quoi a-t-on besoin de foi pour accepter ce qu’il y a d’aporétique à la fois dans l’existence et dans le réel ?

SA : La foi n’est pas là pour accepter ça, mais la foi est une des possibilités pour faire à partir de cela, pour ne pas nier le coté aporétique et continuer.

BT : Il me semble que l’aporie comporte sa propre énergie, au moins logique.

SA : Elle a une énergie logique, est-ce qu’elle a une énergie créatrice ? Est-ce que tu peux la sortir de la logique ?

BT : L’aporie a un effet critique et surtout elle appelle au moins à l’exploration, à la découverte des solutions possibles. L’aporie est, me semble-t-il, une force au moins de déambulation, de marche. On ne peut pas s’arrêter à une aporie. Ton livre me semble avoir cette énergie.

SA : Il a cette énergie mais est-ce que l’aporie ouvre vraiment à quelque chose qui ne cesse pas de la nier ? Comment peut-on rester à l’intérieur de cette négation, de ce suicide perpétuel tout en faisant quelque chose de simple ? Si tu dis que l’aporie ouvre à quelque chose qui pourrait complètement la surmonter, ce n’est pas une aporie.

BT : Ce n’est plus une aporie, mais c’est la foi précisément.

SA : La foi, pour moi, n’est pas entière, elle est bourrée de doute. Quand on lit les mystiques, ils ne font que dire à quel point ils doutent et ne savent pas.

BT : Il y a un problème car ils ont malgré tout un moment où ils vont essayer d’écrire, un moment qui répond au doute. L’instant mystique est celui qui donne la réponse a priori à la question de savoir s’il a bien eu lieu.

SA : Oui, un instant qui est la beauté.

BT : Le rôle tenu par l’oubli dans ton livre s’apparente à l’aporie. Jusqu’à quel point constitue-t-il une énergie dans ta conception de l’écriture ?

SA : L’oubli est une aporie, oui, dont l’énergie est une évidence matérielle. L’oubli, on peut l’appréhender comme nécessité biologique : la vie continue parce qu’on oublie, s’il n’y avait pas d’oubli, il n’y aurait pas de vie. Mais c’est une aporie qui est surmontée sans nier l’aporie. Je pense qu’écrire pour oublier touche à quelque chose qui est fondamental dans l’oubli en tant qu’énergie de vie absolue qui ne peut-être que niée constamment, niée et surmontée.

MF : Hélène Merlin-Kajman a, dans l'un de ses exergues, relevé une phrase de ton texte pouvant être rapprochée d'une question qui nous est chère : la valeur transitionnelle de la littérature : « [...] si on ne l’écrivait pas, l’instant vertical n’existerait peut-être pas. L’écrire est une manière de partager l’éternité pour la rendre transitoire. » Comment lire cette transition ? S'agirait-il d'un transitoire purement interne à l'écriture : l'instant qui fluctue et revient en lui-même, mais différent, séparé et partagé ? Ou peut-on penser que cette valeur transitoire de l'éternité est destinée à un partage selon une métaphysique devenue, par le livre, présente à tous ? De quel souci de transmission ton travail est-il animé ? Pourrait-on te demander, enfin, si tu rapprocherais cette écriture transitoire du projet de Transitions ?

SA : Transition et transmission... Quand j’ai lu cette question, j’ai repensé à certaines choses. Avec Hélène, c’est vrai qu’on s’engueule beaucoup, amicalement. Je pense qu’elle m’énerve plus que je ne l’énerve, qu’elle y gagne dans cette histoire. D’une certaine manière, nous poursuivons notre discussion sur l’aporie : rendre transitoire effectivement mais sans nier l’éternité car il ne faut pas que dans le « rendre transitoire » il y ait quelque chose de l’éternité qui se perde. Pour revenir à ce qui pourrait énerver Hélène, pour moi, il n’y a pas de transmission. Il n’y a pas d’un côté la parole et de l’autre côté, l’écoute ; d’une part, le savoir, d’autre part, l’ignorance ou un désir d’apprendre. C’est ce que j’essayais de dire le jour où vous m’aviez reçu à la Sorbonne. Je ne nie pas la possibilité de l’enseignement mais, pour moi, il n’est pas dans la littérature. Dans la littérature, il peut y avoir un énorme partage autour d’un texte, il peut y avoir des choses sublimes qui se passent dans la découverte concomitante d’une nouvelle lecture du texte par deux personnes qui sont l’une, étudiant, l’autre, professeur. Mais il n’y a pas de transmission de quelque chose où l’objet transmis resterait le même. Il me semble que tous les professeurs seraient d’accord aujourd’hui pour dire que les élèves apprennent aux professeurs. C’est un discours pédagogique déjà extrêmement vieux. Mais il faut respecter le fait que la bonne littérature n’a pas une seule lecture. Un professeur et un élève créent quelque chose de nouveau. Le texte est créé à nouveau. Ce n’est pas juste un rapport entre le professeur et l’élève.

BT : Il me semble que Hélène Merlin-Kajman serait d’accord avec ce que tu viens de dire. Elle ne pose pas la question de l’enseignement à partir de ce type de problèmes qui ne sont quasiment pas des problèmes.

SA : Je sais très bien où elle n’est pas d’accord, elle n’est pas d’accord sur les cartables ! Cela l’énerve, je le comprends. Quand on voit un horizon extrêmement sombre, moi j’ai envie qu’on propose une lumière très forte, qu’on ne s’extasie pas devant les lucioles, mais qu’on s’extasie devant une lumière très forte qui serait mystique, qui serait la beauté. De la même manière, je dis que si l’on veut s’occuper politiquement de quelque chose, il faut commencer par s'occuper de ce sur quoi on a du poids directement. Moi je n’ai pratiquement de poids sur rien à part sur le mec qui me demande de l’argent dans la rue et à qui je donne de l’argent. Mais quand on est professeur, s’il y a un truc qui se passe d’ensemble, de syndicat, je pense qu’il y a des choses sur lesquelles on peut avoir du poids.

BT : Mais Hélène n’a plus du tout de problème de cartable... Il me semble que la principale différence entre tes positions est qu'Hélène est sensible aux menaces de choses dont tu soulignes surtout la positivité mais sans qu’elle nie pour autant entièrement cette positivité. Elle rappellera, par exemple, que, dans les formes de communauté que ton éloge comprend, il y en a certaines qui, historiquement, ont été des catastrophes – ce qui est un peu l’objection que nous t’avons faite. Sur la beauté, je crois qu’elle s’opposera à la perspective de sa transmission enseignante si et seulement si on la définit comme mystique et comme foi. A partir du moment où cette conception fonde la question de ce qu’il y a dans la littérature, la transmission enseignante de la littérature n’est pas sans menace pour l’individu et elle n’est pas non plus sans exclusion. Une telle beauté, elle marche si tout le monde y résiste.

SA : Oui, comme tout ce qui est « grand », c’est beaucoup plus dangereux.

BT : Or il se trouve que certaines personnes ne résistent pas à cette beauté : elle trouble, elle blesse, elle détruit. De tels effets appartiennent à l’éloge même de la conception mystique. Alors la question devient frontale : faut-il choisir la beauté au prix de la personne ? Car cette beauté verticale, précisément parce qu’elle est verticale, quelqu’un ne sera pas capable de la soutenir. Dans le cadre de l’enseignement, une telle question ne me semble pas devoir être posée. En général, il n’est pas sûr non plus que cette conception soit tout à fait vivable : elle manque précisément d’aporie, l’aporie étant ce qui ne cesse de résister, de trouer, l’éternité. Consentir au monde, dans cette perspective, est aussi consentir à ce que le monde ne soit pas. Une telle conception est probablement moins engagée que celle que tu as présentée.

SA : Je ne comprends pas pourquoi tu penses que c’est moins engagé.

BT : Elle implique une forme de représentation, le monde comme représentation. On consent au jeu né de la distinction entre la représentation et le réel. Il me semble qu’on a besoin de ne jamais être sûr du lieu du réel.

SA : Je ne dis pas qu’on ne peut pas ponctuellement consentir à ça, mais je ne vois pas comment je pourrais le faire dans l’écriture.

BT : C’est vrai.

SA : Donc ce n’est pas l’enseignement en général, c’est l’enseignement de la littérature qui me pose problème. Il y a plein de choses qu’on peut enseigner, plus ou moins à côté de la littérature, qui ont à voir avec la littérature.

MF : Une dernière question, un peu à rebours : comment peut-on à la fois respecter en Hélène de Troie la cause de nos malheurs et soutenir en même temps cet optimisme de la volonté dont tu parlais ?

SA : Pour moi, la phrase « Pour que soit ce qui est » est du côté de l’optimisme de la volonté. C’est le contraire de « Contentons-nous de ce qu’on a ». Si j’aime beaucoup cette phrase, c’est parce qu’elle est difficile. Je ne vois pas de lecture unique possible de cette phrase. Elle me demande beaucoup d’effort, elle me demande un effort qui n’est pas du côté du contentement. Alors, qu’est-ce que ça demande comme effort ? C’est un effort qui va au-delà de la volonté de changer ce qu’il y a. C’est, de nouveau, une aporie. En un sens, cette phrase dit : « Voilà ce qu’on a et on ne peut pas le changer » ; mais aussitôt elle va au-delà. Quelle est cette volonté fondamentale qui est pour ce qui est et, en même temps, qui n’est pas, tout au contraire, un abandon à la simplicité, à l’idée qu’on a ce qu’on a et qu’il faut faire avec ? Qu’est-ce que voulait dire cette phrase pour Valéry à ce moment-là ? Je ne sais pas d’où elle lui est venue…

MF : Probablement d’un désespoir amoureux ...

SA : C’est possible, oui.

 

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