Trop vrai  n° 2

 

Préambule

Écrivain, Santiago Amigorena nous donne pourtant ici une belle leçon de critique littéraire. D’abord, parce qu’il nous montre qu’entre celle-ci et l’écriture, l’hiatus est en quelque sorte impossible à résorber. Mais aussi, paradoxalement, parce qu’il parle des textes qu’il lit et avec lesquels il écrit avec une liberté et une pertinence auxquelles on se prend à rêver que le discours critique puisse atteindre.

Ici, dans cette première partie d’un entretien autour de son dernier roman La Première défaite avec Mathilde Faugère et Brice Tabeling, entretien que Transitions publiera en trois temps, le point de départ est la vérité référentielle de son œuvre : ne serait-elle pas « trop vraie », cette œuvre qui donne envie de reconnaître, derrière tel ou tel « personnage », telle ou telle personne appartenant à un cercle d’amis, à la sphère du cinéma, etc. ? Un critère tout à fait crucial lui permet de repousser ce soupçon : toutes les personnes apparaissant ici sont aimées, et l’écrivain cherche un langage juste pour les accueillir. Ce même critère lui permet en fait de réfuter certaines questions critiques, indiscrètes et, elles, autoréférentielles : pourquoi chercher les clefs de La Recherche du temps perdu – ou pourquoi, à l’inverse, ranger l’autofiction dans la littérature ?

On voit bien ici qu’il y a clefs et clefs : celles dont Edward Wilson-Lee nous faisait l'éloge étaient des clefs allégoriques. Mais l’allégorie en appelant sans cesse de nouvelles, il s'agit alors d'un possible libre. Celles d’un texte autobiographique, quand on les cherche et pire encore quand on prétend les donner, deviennent contraignantes pour le lecteur, tyranniques, excitantes: trop vraies.

Le mot juste n’a pas d’extérieur : à lui seul, il convoque le hors-texte qui est le sien et dans lequel tout lecteur se trouve accueilli, avec ou sans partage biographique réel mais dans un dessaisissement qui appartient tout simplement au monde humain.

Fin du dilemme interne/externe ou narrateur/auteur : nous pourrions enfin passer à autre chose, non sans nous débarrasser des oeuvres « trop vraies » qui nous transforment en voyeurs plus ou moins repus, et nous font parler d’autre chose que de la littérature, comme Santiago Amigorena nous le dit ici avec force.

H. M.-K. 

Santiago H. Amigorena est écrivain, scénariste et réalisateur. Il a publié aux éditions P.O.L. Une Enfance laconique (1998), Une Jeunesse aphone (2000), Une Adolescence taciturne (2002), Le Premier amour (2004) et 1978 (2009). Son dernier livre, publié en septembre 2012, toujours chez P.O.L, s'intitule La Première défaite. Il a notamment réalisé Quelques jours en septembre (2006) et Another Silence (2011).

 

 



Entretien avec Transitions :

Littérature et autofiction

 

Santiago H. Amigorena
                                              
15/06/2013
                                        

Mathilde Faugère : Ton livre se présente comme une entreprise autobiographique. Il est écrit à la première personne, ton patronyme complet apparait plusieurs fois et annule, semble-t-il, tout jeu entre le narrateur et l’auteur. Autofiction ? Pourtant, il est intitulé « roman »...

Santiago Amigorena : L’autofiction est une question que l’on m’a beaucoup posée. Cela fait longtemps que l’on m’en parle. Je pense que ce livre-là et sa publication ont beaucoup changé ma manière de voir l’autofiction. Je n’en suis pas un spécialiste. J’ai lu un peu, il y a très longtemps, les quelques espèces de définitions qu’a données Doubrovsky. Le propos le plus intéressant que j’ai lu de lui est un entretien qu’il a fait une trentaine d’années après avoir employé pour la première fois le terme d’autofiction, entretien dans lequel il disait lui-même que s’il avait pu prévoir le triomphe de ce nom, il ne l’aurait sans doute pas employé. Cela m’a montré son intelligence. Le souvenir que j’ai de sa première définition s’articule autour de deux critères : d’un côté, un contrat passé avec le lecteur sur la vérité. C’est ce qui a été repris par Philippe Lejeune , qui ne m’a jamais intéressé. De l’autre côté, une réflexion sur l’utilisation des moyens narratifs issus de la fiction pour s’occuper de cette soi-disant vérité. Le passé ne peut pas être établi simplement, naturellement, par la simple invocation, ou existence, de souvenirs extérieurs au texte. Notre propre mémoire, on ne peut pas lui faire confiance. J’ai totalement écarté l’autofiction car je ne vois pas ce que cela définit de nouveau par rapport à Proust, Joyce, Montaigne, Rousseau, ou Saint Augustin. Tous les grands auteurs de l’autobiographie ont, a un certain moment, utilisé les moyens narratifs de la fiction même si c’est contre elle. Pour Rousseau, par exemple, c’est évident qu’il se bat avec ce problème de la vérité, qu’il essaie constamment de convaincre de sa bonne foi. Mais quiconque lit Rousseau, le lit comme un paranoïaque. Cela met au moins un premier filtre. Quoique. Mon frère aimait beaucoup dire, à une époque, que le monde était plein de paranoïaques qui lui voulaient du mal. Quelle spécificité a l’autofiction ? L’utilisation des noms propres ? Mais je ne vois pas de différence évidente entre le Marcel de La Recherche et les noms qu’on emploie dans l’autofiction ou que j’emploie moi. Il n’y en aucune. Qu’il y ait un nom de famille n’établit rien de différent. Personne ne doute que Marcel est Marcel Proust dans La Recherche, c’est une absurdité.

Brice Tabeling : Pourtant il y a des lectures qui vont au contraire insister sur la différence entre le personnage du narrateur et de la personne auteur.

SA : Pour moi, la mauvaise lecture c’est d’essayer d’isoler l’un ou l’autre. Comme Proust, quand il utilise le prénom Marcel – cela n’arrive pas souvent, il y a peut-être deux ou trois occurrences... Il utilise ce prénom non pas pour dire « c'est moi » ou « ce n'est pas moi ». Déjà, il était évident que son amour hétérosexuel d'écrivain n'avait rien à voir avec son amour homosexuel d'être humain. Ce jeu de différences a conduit, dans les années 90, à toute cette littérature des clefs, ces dictionnaires des personnages de La Recherche, littérature qui, à mon avis, n'a aucun intérêt parce qu'elle ignore la liberté qu'il a donnée à son écriture. Il y a, par ailleurs, tous les auteurs qui ne sont absolument pas autobiographiques comme Borges dont on pourrait dire que le jeu référentiel est presque nul et pourtant, si vous avez lu le conte de l’Aleph, il y a cette phrase où il dit « C'est moi, c'est Borges »  un des grands moments de Borges dont on rigolait beaucoup avec Max [de Carvalho]. De la même manière qu’il ne faut pas lire Proust en se demandant si c'est vrai ou ce n'est pas vrai, il ne faut pas lire l'ensemble de la littérature en se posant la question de savoir si c'est autobiographique ou si cela ne l'est pas. C'est une question qu'on ne pose à aucun autre art – la musique ou la peinture, par exemple. On a pu chercher la représentation des peintres dans leurs tableaux. Lorsqu'un peintre intègre son visage à un tableau, celui-ci appartient pleinement à la fiction représentée. Van der Weyden faisait un casting pour trouver les paysans qui allaient composer sa crucifixion : ces visages viennent certifier, peut-être, quelque chose du réel de l'époque mais ils ne composent pas un ordre de lecture – ils donnent au contraire une liberté de lecture. On peut aller aussi loin qu'on veut dans ce type de lecture, à condition d'en conserver la valeur de simple possibilité, de possibilité relative. Toute aussi problématique à mon avis, quoiqu'inverse, est l'affirmation de Philippe Lejeune selon laquelle toute autobiographie est une œuvre d'art littéraire et qu'autour de ce précepte, se mettent en place des ateliers d'écriture, une approche strictement technique. Pour revenir à l'autofiction, aux questions récurrentes qu’on me posait, je répondais toujours que je ne savais pas ce que c'était que l'autofiction, que je ne comprenais pas. Cela a un peu changé à la suite notamment d’une émission de France Culture, en juillet 2012, à laquelle j'ai participé avec Cécile Guilbert qui venait de publier un roman qui portait sur le coma de son mari, Réanimations, un des livres un peu remarqué de la rentrée littéraire. On m'a posé, de nouveau, la question de l'autofiction et j'ai dû faire mes réponses habituelles. Cela l'a un peu énervée car elle s'était clairement positionnée pour durant l'émission. Sa réponse fut un peu agressive. Mais alors que je l'écoutais parler – je crois que c'est quelqu'un qui écrit bien, que son livre est fort et intéressant –, je réalisais qu'elle ne parlait que de la réalité, de tout ce qui lui était vraiment arrivé. Autrement dit, il n'y avait pas un mot de littérature, d'écriture, pas la moindre question sur ce que c'est la littérature. Quelques temps plus tard, je suis tombé sur une émission de télé, consacrée notamment à Christine Angot. On n'avait pas cessé tout au long de l'émission de parler du père de Christine Angot, de l'inceste etc. A la fin, Philippe Djian, qui était également invité, a tenu, avant de répondre aux questions qui lui étaient adressées, à souligner que le livre d’Angot était aussi une grande œuvre littéraire. J'ai trouvé cela exemplaire. Je me suis rendu compte à ce moment-là que l'autofiction était devenue un jeu à trois entre les médias, l'auteur et le lecteur. Cela permettait quelque chose d’assez génial puisque les médias ne veulent pas parler de littérature. Le journaliste a d’ailleurs répondu à Djian que, oui, on ne pouvait pas parler du langage, que ça, c’était ce que le lecteur allait découvrir en lisant le livre. Il considérait donc que son travail d'émission littéraire était très clairement de ne pas parler de littérature mais de parler des événements autour qui allaient donner envie de lire. Là, l'autofiction est parfaite car il n'y a rien qui se prête mieux à ce type de commentaires. Ce que je disais en rigolant à mon éditeur, c'est que moi, mon argument c’est « voilà, quand j'avais vingt ans, j'étais amoureux d'une fille, elle m'a quitté, j'étais super triste et cela fait 600 pages ». La discussion risque d’être limitée. Je pense que l'autofiction a évolué. Elle n'est plus du tout ce que définissait Doubrovsky mais elle est devenue quelque chose de très clair, de très évident, qui permet aux médias de ne pas s'occuper de littérature. Les vrais auteurs d'autofiction comme Christine Angot participent, d'une manière consciente ou inconsciente mais très clairement, à ce jeu-là.

BT : La position de Philippe Djian était, selon toi, correcte ?

SA : Ce qui est intéressant, c'est ce que dit Philippe Djian. Il demande un tout petit peu de littérature là où il est très facile de ne pas en mettre du tout. L'autofiction se prête beaucoup mieux qu'un roman à ce genre d'émission. Avec un roman, après avoir parlé de l’histoire, des personnages, quelque chose va bloquer, quelque chose qui reste sans intérêt hors de la question du langage écrit, du style, de l'écriture. Pour l'autofiction, le style n'a aucune importance. Il est possible d'en parler en disant simplement : « C'est la réalité ».

BT : Est-ce que ce que tu viens de dire n'implique pas que la question des médias n'est pas aussi importante que ce que tu le supposais ?

SA : Non parce que les médias certifient la réalité. Si Christine Angot ne pouvait pas dire (dans son livre, je ne pense pas qu’elle le dise) que c'est vrai, cela m'est arrivé, cela ne marcherait pas. Mais son texte est lu parce que, dans les médias, elle peut le dire. Les médias sont le lieu où se certifie la réalité externe de l'autofiction; ils font partie de l'établissement de son pacte autobiographique d'une certaine manière. L'autofiction arrange tout le monde : l'éditeur, l'auteur et les médias peuvent, ensemble, esquiver la question de la littérature. Le texte peut être beau, bien sûr. Christine Angot écrit probablement mieux sur l'inceste que d'autres qui ont essayé de faire la même chose. Ce n'est donc pas exactement que cela change le pacte autobiographique mais cela l'établit à un autre niveau.

MF : Il ne s'agit pas d'autofiction donc. Mais pourquoi ne pas avoir intitulé ton texte « Mémoires » ou « Confessions » ? Le choix du genre romanesque n'est-il que par défaut ?

SA : Si cela ne tenait qu'à moi, je ne mettrais rien sur les couvertures. Je trouve cela ridicule. Mais, comme pour les quatrièmes de couverture, c'est une bataille que j'ai abandonnée il y a très longtemps. Mais « roman » me semble beaucoup plus neutre que tous les autres genres littéraires qu'on peut mentionner sur un livre. « Mémoires » et « Confessions », ce serait prendre parti à l'égard de quelque chose ; j'écris et des mémoires, et des confessions et, en même temps, je pense que j'écris sur les confessions, sur les mémoires.

BT : Tu ne veux pas qualifier ton texte.

SA : Ce qui est roman dans ce que j'écris, ce qui est purement de la fiction, bien qu'il n'y ait rien de pur dans tout cela, c'est l'œuvre dans son ensemble. Si on prend chaque fragment – La Première défaite étant la moitié d'une partie – on peut me dire que c'est des mémoires, des confessions, que c'est de l'autofiction  je n'exclus pas d'écrire de l'autofiction pure, pourquoi pas ? Peut-être je le ferai dans ce que j'appelle une annexe, comme 1978. La prochaine que je vais publier, qui s'appelle 2003, est peut-être davantage de l'autofiction, je ne sais pas. Mais l'ensemble de l'œuvre, je ne vois comment elle peut être définie d'une autre manière que par roman ou fiction.

BT : Ce choix du genre romanesque reste cependant singulier. On peut appréhender ce problème du côté du lecteur. Régulièrement, tu interpelles ton lecteur, t’excusant de lui imposer de vieux textes « naïfs » ou la « banalité » d’un récit de rupture amoureuse. Ce qui est lu est ainsi très largement présenté comme une parole irrépressible, offerte à ton corps défendant ; un tel motif est par ailleurs redoublé par le caractère selon toi maladif de l’écriture, par ta « graphomanie ». Bref, ton livre semble reposer sur une forme de spontanéité de la parole, sur le caractère impérieux d’un aveu ou d’une confession, à distance donc de tout effort de construction fictionnelle, de tout privilège accordé à la structure narrative. Et, pourtant, « roman ». Il nous semble, à cet égard, que le lecteur de La Première défaite n’est pas, ne peut pas être, tout à fait un lecteur de roman : un autre type d’accueil n’est-il pas inscrit dans ton texte, qui impliquerait une forme d’inquiétude d’abord référentielle, d’adhésion empathique et de curiosité pour l’auteur même ?

SA : Tout d'abord, cette question de la graphomanie, c'est quelque chose que je n'aurais absolument pas pu penser avant que vous me posiez cette question. Un de mes livres de référence, depuis mes vingt ans, est Le Bavard de Louis-René des Forêts. Je le cite énormément. Il m'a écrit une lettre sur mon premier livre. C'est ma lettre la plus précieuse. En lisant votre question, je me suis dit que l'influence du Bavard était en effet peut-être passée dans ça, dans ce livre qui, plus que les autres peut-être, tient de la logorrhée. C'est assez surprenant parce que ce qu'il y avait de taciturne, d'aphone, de laconique dans mes premiers livres sur mon enfance semblait me prémunir contre cette manière d'influence. C'est un détail de ma vie qui maintenant prend une nouvelle importance. Mon écriture était beaucoup moins bavarde. Elle devient bavarde, je ne sais pas si c'est bien ou non. J'établis avec l'écriture le rapport qu'établit le personnage du Bavard avec la parole. Cela m'est apparu tout à coup. J'aurais été incapable de décrire mon écriture de cette manière – comme spontanéité de la parole, impétuosité de l'aveu. J'ai un regard d'ensemble sur mon œuvre qui m'empêche un peu de remarquer ce type de caractérisation puisque peuvent s'y opposer, de mon point de vue, mes autres textes. C'est ce qui me sépare des lectures qu'on peut faire de mes textes, je me réfère à un ensemble qui n'existe que dans ma tête, qui n'existera peut-être jamais pour personne. Je n'arrive pas à le voir autrement [1]. Mais il est très clair pour moi que la question de la fiction n'existe qu'au sein de cet ensemble, parce que j'ai déjà écrit un texte sur la mort du narrateur, parce que la partie qui suit cette partie-là, Une Vieillesse discrète, au moment où je l'ai formulée il y a vingt ou trente ans, elle ne s'apparentait pas du tout à quelque chose qui était réel, même si aujourd'hui, malheureusement, ce qui est écrit commence à me ressembler.

MF : Est-ce que tu veux dire que le fait d'avoir donné ce titre, Une Vieillesse discrète, a influencé la manière dont maintenant, trente ans plus tard, tu vis ?

SA : C'est dans une autre annexe, intitulée 2086, que je parle de la mort du narrateur. J’aimerais bien qu'elle influence la réalité de l'auteur puisque, lui, le narrateur y meurt à 124 ans et que c’est l’avant-dernier être humain à mourir. C’est un livre apocalyptique ; il est pratiquement fini mais je ne sais si j’aurais le courage de le publier. Mais c’est évident que ce que j’écris influence ma vie. La relation entre ma vie et ce que j’écris est terrible. Je n’ai presque plus envie d’en parler car je ne sais pas du tout dans quel sens cela marche. Je peux dire, par exemple, que j’ai écrit Le Premier amour à un moment très heureux de ma vie, j’étais très amoureux, avec des enfants tout petits. De la même manière, j’ai écrit La Première défaite à un moment horrible de ma vie, après une séparation. Mais je ne peux pas du tout savoir si c’est ce que j’écrivais qui me rendait heureux ou si c’était ce que je vivais qui déterminait ce que j’écrivais. J’ai commencé à écrire la partie qui précède Le Premier amour ; elle portera sur les années soixante-dix et j’espère que cela va influencer non seulement ma vie mais la réalité qui m’entoure. Un peu d’années soixante-dix aujourd’hui, ce serait pas mal non ? Plus sérieusement, je ne pourrais pas être sincère sur cette question. Je vis ces allers-retours constamment, je pense une chose puis l'autre. Le lien est inextricable. Je ne peux pas l'éclairer.

BT : Cette perplexité-là n'est-elle pas inscrite dans ton texte ?

SA : Oui, je pense. Elle est même inscrite à travers la référence un peu constante à Proust. Comment écrire sur sa propre vie alors que quelqu'un l'a fait jusqu'à sa mort ? L'écrivain terminant d'écrire sa vie dans son lit de mort, que peut-on faire après cela ? Le plus simple serait de se suicider. Finir d'écrire ses confessions et se suicider. Et encore. Ceal aussi a été fait. Mais réussir à écrire jusqu'à en mourir sans se suicider, c'est tellement plus élégant. La vie et l'écriture sont, dans ce cas, absolument liées. Proust écrit, de plus, une œuvre très impressionnante qui se termine par cette théorie un peu inépuisable que la vie doit aboutir à un livre. Je ne peux écrire que par rapport à cette figure qui, pour moi, est de l'ordre de la mythologie d'écrivains. Il n'y a plus grand-chose à en dire, ni à en faire.

MF : Mais si cette perplexité est inscrite dans ton œuvre, cela ne veut-il pas dire que, puisque vie et écriture sont mêlées, il n'est donc pas possible pour le lecteur de se détacher de ce rapport au référent ? Et, par conséquent, qu'il ne peut pas vraiment s'empêcher de solliciter la personne réelle de l'auteur  de s'interroger sur lui ou de s'en inquiéter ? Cet entremêlement que tu revendiques est-il uniquement positif dans ce qu'il promet de littérature, ou ne rejoint-il pas aussi ce que tu as critiqué de l'autofiction ?

SA : Je parle d'un entremêlement inextricable mais non pas au sens d'un « Lisez-moi, voici ma vie ». Je n'attache pas plus d'importance à ce que toi tu peux sentir comme lecteur, sans me connaître, comme des parcelles de vécu pur, qu'à ce qui relève de références à des auteurs. De la même manière, entre souvenirs et imagination, j'essaie toujours que cela apparaisse au même niveau. Mais cela ne veut pas dire que mes souvenirs, je les transforme autant que me semblent transformées les images qui m'apparaissent par l'imagination. J'essaie de les mêler, qu'on puisse toujours douter des deux. Il y a beaucoup de moments où j'utilise d'autres textes que les miens : mes textes anciens, mes textes anciens apocryphes et les textes qui ne sont pas de moi, je leur donne le même statut. Il est arrivé que l'on me dise que « Ce poème si beau, qui dit tellement de choses sur ce personnage de vingt ans, on sent que tu l’as écrit à l'époque » alors qu'en fait, il a été écrit par Valéry quand il en avait soixante-quinze. C'est toujours un peu la même bataille : ne rien établir que l'on ne puisse pas partager entre ce qui est écrit avec de la vie, des tripes et du sang et ce qui est citation, intertexte, qui n'a peut-être pas même été écrit.

BT : La question n'est peut-être pas de distinguer. Je n'ai pas cherché à séparer ce qui était, dans ton texte, Santiago Amigorena et ce qui ne l'était pas. D'une certaine manière, j'ai tout pris comme du Santiago mais un Santiago dont il ne m'importait pas de savoir si c'était toi ou si c'était un autre. Ne pas ignorer que s'y mêlent de l'intertexte, du citationnel, n'empêche pas, me semble-t-il, de poser globalement la question référentielle. Ton livre, ce n'est pas du théâtre. Ce n'est peut-être pas non plus, en ce sens, du roman si l'on considère qu'il m'était difficile de lire cela comme une histoire fabriquée, une représentation, une œuvre faite à l'aide de techniques représentatives. Je pense qu'il est difficile de lire ton livre comme un roman.

SA : C'est une position que j'ai très clairement par rapport à l'histoire de la littérature. Je pense que le roman est fini. Il n'y a pas, pour moi, de roman contemporain. Je ne vois pas comment cela peut exister. Ecrire seulement pour que cela soit lu comme un roman, ce serait affirmer, d'une certaine manière, que Proust et Joyce n'ont pas existé. Il y a plusieurs fins possibles du roman. Borges fait une remarque que je trouve très sympathique à propos de Dostoïevski : quand on a écrit qu'un personnage tuait une troisième personne par amour, qu'un personnage se tuait lui-même par amour et quand Dostoïevski écrit que le personnage par amour tue la personne qu'il aime, c'est fini, il n'y a plus rien, il n'y a plus de fiction possible. Pour moi, Dostoïevski marque la fin absolue de cette forme de fiction où l'on a une confiance absolue que tout est de la fiction. Proust et Joyce, et Musil, la théorisent, font de cette fin du roman autre chose. C'est comme le cubisme et la peinture abstraite : il y a un moment où on peut revenir à de la figuration, mais on ne peut pas ne pas tenir compte de ce qui s’est terminé avec le cubisme, ce n'est pas possible. Le roman contemporain, en général, ne tient pas compte de l'événement de sa propre fin. Cela peut durer des siècles. Ce n'est pas une question de bêtise : c'est l'époque dans laquelle on vit, c'est là où on en est aujourd'hui dans l'histoire de la littérature. Je pense écrire dans une période assez indéfinie, que j'appelle parfois Moyen âge, où l'on n'a pas encore trouvé les formes qui pourraient devenir vraiment contemporaines. Ma forme contemporaine est d'essayer, peut-être de trop près, peut-être en étant trop prisonnier de cette histoire, une non-séparation entre fiction et autobiographie.

MF : Comment tes proches ont-ils reçu ce que ton texte semble livrer de toi, d’eux et de tes relations ? Jusqu’à quel point la question des égards pour une matière intime (amicale, familiale, amoureuse) s’est-elle posée dans ton travail d’écriture ?

SA : Il y a des réactions de proches qui m'énervent beaucoup. Quand quelqu'un dont je parle dans le livre réagit de manière très factuelle et exprime son mécontentement à propos de ce que j'ai écrit de tel détail. Cela arrive très rarement mais j'ai beaucoup de mal à comprendre ce type de réaction car c'est me dire : « il n'y a pas de littérature ». Cela m'est arrivé avec l'histoire des tomates en Grèce par exemple ; or, de mon point de vue, il n'y a pas d'histoire de tomates [2] .

BT : Est-ce vraiment si simple ? Un ami avait écrit un court texte non pas vraiment sur moi mais en prenant quelques éléments de ma vie (des paroles dites, la profession de mon père) et, en gros, je ressemblais, par certains côtés, au personnage principal qui n'était pas très sympathique. Mon ami m'avait envoyé son texte et, d'abord, je l'avais simplement remercié de son envoi, en lui disant « pas de problème, soyons modernes, tu écris ce que tu veux ». Mais vingt-quatre heures plus tard, je lui ai envoyé un email d'insultes.

SA : Ce que moi je défends toujours, c'est que, quand j'écris sur quelqu'un, je l'aime. Il y a un personnage dans ce livre, Paolo, qui est un ami que je ne vois plus avec lequel je me suis engueulé. J'ai essayé de l'appeler pour lui donner le livre. Finalement, je ne l'ai pas fait. C'était presque la première fois que je sentais que j'étais peut-être encore en train de régler des problèmes et cela me dérange énormément de les régler dans un livre.

MF : Tu écris d'ailleurs, lorsque tu rapportes en détail votre dispute dans ton livre, une phrase en italique pour préciser le mode de réception de ce passage. Tu écris : « J'ai gravé en ma mémoire ce qui est exprimé dans ce dialogue, je l'expose ici à ma manière ».

SA : Cette phrase n'est pas de moi. C'est une phrase que j'aime bien qui vient de De l'Amitié, de Cicéron. Je crois, je ne suis pas sûr. Mes références sont assez éclectiques et mon classement très bordélique. La phrase d'ailleurs que cite Hélène dans son exergue, « pour rendre l'éternité transitoire », je sais seulement que ce n'est pas de moi. J'ai quatre ou cinq possibilités... Il faudra que vous veniez chez moi pour voir mon système de citations, qui n'est absolument pas au point. Cela fait trente ans que je note les choses que je pense qu'il faut citer dans mes livres. Parfois, quand j'écris, je vais chercher une citation car une phrase peut me faire écrire plusieurs pages. Je n’arrête pas de prendre des notes. Il y a en a partout. Il arrive que cela soit décourageant. J’ai découvert que dans Le Loup des Steppes, lu il y a trente-cinq ans, j'avais marqué qu'il fallait absolument… je ne sais plus quoi. Je ne suis pas Borges. Ma mémoire est malheureusement assez catastrophique. Mais, pour revenir à notre discussion, quand j'écris sur quelqu'un, je l'aime et donc, je ne peux en dire que du bien. Evidemment, ça m'est arrivé  par exemple avec Le Premier amour  qu'une personne m'écrive une lettre un peu agressive. Je lui ai fait une réponse extrêmement longue en lui expliquant à quel point dans La Première défaite, j'allais parler d'elle d'une autre manière et aussi dans le livre qui précède Le Premier amour mais qu'à ce moment-là, ce n'est que cela que je pouvais dire. Dans le livre, elle s'appelle Marianne et je raconte que j'ai passé une nuit avec elle alors que j'étais avec Philippine. Je crois que ce sentiment n'est pas extérieur à l'écriture. Il y a une phrase que j'aime bien de Wilde où il dit que les souvenirs tristes ou heureux provoquent tous les deux de la peine, car quand on se souvient d'un instant douloureux, c'est la douleur vécue qui revient et quand on se souvient d'un moment heureux, la disparition du bonheur également est douloureuse. Je pense que dans l'écriture, c'est le contraire. C'est là où l'écriture est complètement du côté de l'ami. Quand j'écris quelque chose, même si j'écris sur Paolo, sur des choses qui pourraient ne pas être de l'ordre de l'amitié, finalement, ce qui l'emporte, c'est la joie. Cela me renvoie à de l'amour que j'ai éprouvé pour lui et l'amour se renouvelle dans le présent. Cela agit donc complètement à l'inverse du souvenir selon Oscar Wilde. Tout cela, c'est instinctif. Je n'ai jamais le sentiment que quelqu'un peut être blessé par ce que j'écris ou même dérangé. Cela arrive – dans La Première Défaite, j'ai dû changer le prénom d'un personnage, ce qui me semble absurde et me mécontente. J'ai une relation très compliquée avec cette personne qui est extrêmement proche et importante dans ma vie mais qui m'a dit : « Je ne veux pas qu'il y ait mon prénom ». Ce qui est ridicule car il n'y a pas le prénom mais tous les gens dont elle craint la lecture savent parfaitement de qui il s'agit. Dans la réalité, il peut donc y avoir des relations conflictuelles mais dans l'écriture, je ne vois pas de failles ou de contradictions.

MF : Une partie importante des écrits passés contenus dans La Première défaite est présentée comme des lettres adressées à Philippine ou des textes qu’idéalement, elle pourrait lire un jour. Par ailleurs, dans le récit même, tu interpelles souvent un « ami lecteur », figure dont la présence familière accompagne très ostensiblement ton travail d’écriture. Le livre, dans son ensemble, est ainsi habité par un souci très fort de la destination, comme s’il ne pouvait y avoir, pour toi, de texte sans l’affirmation d’un lien qui le légitime et l’explique. Bien qu’une telle relation, dans le cadre du récit d’un désespoir amoureux, paraisse condamnée, au premier abord, à porter une matière intime et à nouer ainsi un collectif de lecteurs saisis par un référent pathétique, il ne nous semble pas que La Première défaite fonctionne sur ce mode-là de la communauté. S’il y a, comme nous le pensons, une politique de ton livre, quelle est-elle ? Ou encore : quelle est cette « amitié » que tu espères de tes lecteurs ?

SA : Une petite correction tout d’abord : « qu’idéalement, elle pourrait lire un jour». Au lieu de cela, il faudrait mettre : « qu’idéalement, elle eût pu lire un jour». Je le dis beaucoup dans le livre, j’insiste sur le fait que ce que j’écris n’est pas un passé fixe qui se fige dans l’écriture. Je crois que j’ai écrit avec ce sentiment-là. Quand j’écris ce texte qui pourrait être adressé à Philippine et qu’elle n’a pas lu à l’époque, je n’ai plus le sentiment d’écrire pour qu’elle – je ne sais pas à quel temps sur-composé il faudrait mettre ce verbe – le lise. En tous cas, je n’écris jamais pour qu’elle puisse le lire, que ce soit pris comme une adresse présente, mais toujours pour voir s’il est possible de modifier quelque chose de la réalité passée où elle ne l’a pas lu, réalité qu’à mon avis on peut essayer de questionner.

MF : Dans le roman, le narrateur lui envoie bien certains de ses textes ?

SA : Oui, il lui envoie plein de textes mais il y a plein de textes qui n'ont pas été envoyés, des textes apocryphes. Les textes qui sont apocryphes font plutôt partie pour moi de la volonté de transformer le passé et non pas d’établir une communication au présent. On dira que même ces textes étaient potentiellement destinés à être lus par Philippine un jour, aujourd’hui par exemple. Je pense qu’il y a des livres qui sont faits comme cela. Par exemple, dans le prochain livre que je veux publier qui est l'annexe qui s’appelle 2003 et qui s'appellera Un voyage en Italie, il y a cela. Même si ça raconte quelque chose qui s’est passé en 2003 et qu’il y a une adresse assez claire, c’est d’abord une adresse au présent. Ce sont des choses écrites à l’époque ou apocryphes mais qui sont adressées à une réalité que l’on sent à l’intérieur du langage. Dans La Première défaite, le rapport auteur-narrateur du livre passe plutôt par une indistinction entre le présent et le passé.

BT : Est-ce que cette indistinction pourrait passer par le fait que, t’adressant fictivement à Philippine, tu t’adresses en fait réellement à la personne de 2003 ?

SA : Oui, il y a de ça, c’est sûr. C’est assez étrange parce que dans Le Premier amour, par exemple, c’est limpide, tout le livre est dédié à Julie. C’est écrit sur la page de garde, c’est clair. La Première Défaite pour moi, c’est moins clair, mais l’on va rentrer dans des choses trop personnelles et pas vraiment intéressantes. Dans Le Premier amour, il y avait le désir que dans l’ensemble du projet, ce soit le livre sur l’amour. La Première défaite est le livre sur une forme de désespoir amoureux, sur la création d’un écrivain à travers ce sentiment-là. Il n’y en aura pas d’autre, donc. C’est un mélange de mon présent, du passé et d’œuvres qui ne sont pas à moi. J’essaye de concentrer tout ça, mais, dans l’un, Le Premier amour, il y avait cette possibilité de dire que je l’adresse très clairement à quelqu’un d’autre ; dans La Première défaite, non.

MF : On anticipe sur une des dernières questions. Dans La Première défaite, ce que le narrateur veut faire passer, c’est qu’il est possible de se sauver du désespoir par la fiction ?

SA : Quand tu as commencé la question, je pensais que tu allais dire « par l’écriture ». Par la fiction, c’est compliqué. Est-ce que j’arrive à faire une vraie différence entre fiction et écriture ? Est-ce que j’ai envie que quelqu’un la fasse aussi dans la lecture ? Je ne suis pas sûr.

(A suivre...)



 

[1]« La Première défaite est le second chapitre de la quatrième partie d’un projet littéraire commencé il y a vingt ans. Ce projet, je l’ai nommé, pour moi-même, Le dernier texte. Il comporte six parties qui couvrent chacune six années de la vie du narrateur, l’auguste crapaud graphomane Santiago H. Amigorena. La première partie s’intitule Une Enfance laconique et se compose de deux chapitres, Le Premier cauchemar, qui raconte ce que fut la vie du narrateur jusqu’à une certaine nuit de l’été 1963 où, à l’âge de dis-moi, l’obscurité commença de lui faire peur, et La Première lettre, qui s’achève en 1968, lorsque le narrateur, muet de naissance et plus, apprend enfin à écrire et envoie sa première lettre à sa jeune tante partie vivre à Londres. De la deuxième partie, Une Jeunesse aphone, n’a été publié, pour l’instant, que le second chapitre, intitulé Les premiers arrangements. Il révèle la manière dont le narrateur, en 1973, découvrit la politique et sa plus noble possibilité : l’amitié. L’écriture du premier chapitre de cette deuxième partie, Le Premier exil, n’est pas encore achevée. Une Adolescence taciturne, troisième partie du projet, couvre les six années suivantes. Seul le premier chapitre, Le Second exil, a été publié. On y découvre, principalement, l’une des deux douleurs aiguës autres que dentaires les plus déchirantes endurées par le narrateur : celle d’avoir été arraché à sa terre d’Uruguay – terre non pas natale, mais devenue pour lui naturelle – afin d’être livré, sans espoir de retour, aux limbes glaciales de l’hémisphère boréal. Le second chapitre, qui conduit le narrateur jusqu’en 1978, aura pour titre Les Premiers textes. La quatrième partie, Une Maturité coite, comporte également deux chapitres : Le Premier amour, et celui qui nous occupe à présent, La Première défaite. Le Premier silence et L’Autre silence seront respectivement le premier et le second chapitre d’Une Vieillesse discrète, cinquième partie du projet. Enfin – et ouf ! oserai-je dire et observer –, la sixième partie, pour des raisons qu’il me semble prématuré d’expliquer ici, aura pour titre La Septième partie. Un certain nombre d’annexes, 1978, 2003, 2086, 1983, 2008, 1780, 2005, 2011, écrites sur des modes mineurs, sont également au programme. » (Avant-propos à La Première défaite, 2012).

[2] Santiago Amigora, La Première défaite, Paris, P.O.L., 2012, p. 604-607.