Inédit

Le corps outragé : représentations littéraires et trauma

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018 s’est tenu un colloque international sous l’égide de Transitions consacré à « Littérature et trauma ». Il a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en journées. Michèle Rosellini est intervenue lors de la première journée, celle du jeudi 13 décembre, dans l’après-midi consacrée au jeu et au rire.

Elle commente un texte de Pierre-Corneille Blessebois représentant les aventures érotiques de Céladon et ses comparses.  L’intention facétieuse du texte n’empêche pas l’effraction traumatique pour le lecteur. Comme le suggère Michèle Rosellini, « le lecteur est laissé seul, sans accompagnement empathique de l’auteur, devant cette évidence du nouage d’Éros et de Thanatos que la scène brutale de l’avortement lui a révélé. Car la dérision ne fonctionne pas pour lui comme un adoucissement, mais comme une forme d’abandon ». Michèle Rosellini dénoue pour nous ces nouages traumatiques et suggère finalement que ce texte révèle « la capacité de la littérature – fût-ce la plus éloignée de nous dans le temps – à mettre au jour le noyau traumatique de l’expérience sexuelle humaine, et, de l’autre, la puissance de ses modes de transmission – ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’ils mobilisent les ressources du langage. »

H. M.-K. et T. P.

Michèle Rosellini a enseigné la littérature française du XVIIe siècle à l’ENS de Lyon. Elle se consacre aujourd’hui à ses recherches sur les auteurs « libertins », sur les problématiques de la lecture, et sur le statut des représentations sexuelles dans la littérature. Elle a notamment publié Charles Sorel, La Bibliothèque française (éd. critique avec M. Bombart et alii, Champion, 2015) et Traduire Lucrèce. Pour une histoire de la réception française du De rerum natura (XVIe-XVIIIe siècle), en collaboration avec Ph. Chométy, Champion, 2017. Membre de Transitions.

 

 

 

 

 

Le corps outragé : représentations littéraires et trauma

 

 

Michèle Rosellini

04/05/2019

 

 

Faute de temps pour développer l’étude parallèle de deux textes (très différents par le sujet et le genre) que j’avais d’abord envisagée, je m’en tiendrai au premier, extrait d’un récit en prosimètre (prose mêlée de vers) de Pierre-Corneille Blessebois, imprimé à Leyde en 1676 sous le titre : Le Rut ou la Pudeur éteinte[1]. C’est un texte dont la lecture m’a vivement perturbée quand je l’ai découvert et dont l’effet d’effraction affective subsiste dans ma mémoire. Aussi ai-je quelque raison de penser qu’il nous permettra de réfléchir à la part traumatique des représentations littéraires de la sexualité.

L’œuvre de Pierre-Corneille Blessebois serait sans doute inconnue aujourd’hui sans la passion des érudits du xixe siècle pour les textes anciens « rares et curieux » (selon la formule consacrée), et l’empressement des éditeurs de l’époque à les mettre sur le marché à l’intention des « bibliophiles », c’est-à-dire des amateurs d’obscénités littéraires. Apollinaire hérite de leurs recherches quand il édite à son tour les pièces les plus licencieuses de Blessebois dans la collection « Les Maîtres de l’Amour » qu’il dirige pour « La Bibliothèque des Curieux » des frères Briffaut (1908-1913). Nous les lisons aujourd’hui encore dans son édition.

Le Rut ou la pudeur éteinte , d’où est extrait ce passage, met en scène les aventures érotiques de Céladon dans la prison d’Alençon. Les biographes de l’auteur ont établi que le jeune Alexis Blessebois, natif de Verneuil en Normandie, avait été incarcéré à Alençon pour avoir incendié sa propre maison dans le but de détruire les archives familiales qu’elle recélait. Céladon peut donc être considéré comme un double de Blessebois, qui s’est sans doute approprié le nom de Corneille comme gage de son talent de poète et de dramaturge (il est l’auteur de trois tragédies et de quatre comédies). Le défilé des maîtresses de Céladon dans sa cellule fournit la trame romanesque du récit ; celle-ci n’est pas totalement invraisemblable si l’on considère que sous l’Ancien Régime le statut des prisonniers dépend des moyens financiers dont ils disposent, et que, dans le cadre singulier de cette fiction, les femmes pourvoient au confort de leur amant, et graissent la patte du gardien pour qu’il les laisse entrer et sortir à leur gré. Notons d’emblée que ce lieu fonctionne comme une hétérotopie et qu’il n’est pas indifférent (dans la perspective ouverte par les analyses de Michel Foucault) que les actes sexuels qui s’y déroulent soient, de ce fait, placés hors de la loi commune.

Dans la première partie, Céladon a subi les assauts de trois femmes en une seule journée. Épuisé, il passe un accord avec son codétenu, un certain Poquet incarcéré pour escroquerie, pour qu’il le seconde par la suite. Lors de la scène qui précède notre extrait, ils ont eu affaire aux jeunes femmes Dorimène et à Hïante, et le geôlier, qui se nomme le Rocher, s’est mis de la partie. Il y a donc dorénavant trois hommes disponibles quand Hïante et Dorimène reviennent dans le cachot pour dîner. Se pose donc, pour la scène sexuelle qui doit s’ensuivre, un problème de distribution ; mais, fort à propos, arrive Marille, la sœur de Dorimène. Poquet s’empare d’elle, tandis que Céladon allonge Dorimène sur l’autre lit du cachot. Hïante étant logiquement échue au geôlier, un problème matériel se pose au troisième couple, le cachot ne contenant que deux lits. Ce détail fait basculer le récit licencieux dans le burlesque par dégradation triviale de l’action érotique : en effet, les deux partenaires laissés pour compte en sont réduits à « culeter » à même « les carreaux » du sol « à la façon des pauvres gens ». On doit noter que le lexique lui-même, qui s’est jusque-là maintenu dans le registre noble (tout le sel de l’évocation provenant de l’écart entre la nature « basse » de l’objet et sa désignation en langue soutenue), accueille ici un terme obscène : culeter. On pressent qu’ici le burlesque n’est pas seulement un style, au sens où il serait une autre manière de présenter la scène, mais qu’il constitue un régime de représentation alternatif, qui introduit du dysphorique dans l’ euphorie hédoniste du partage libertin des plaisirs. Ce caractère dysphorique est d’ailleurs souligné par la métaphore du loup cherchant un lieu propice pour dévorer sa proie (« après avoir quelques moments promené sa proie, comme un loup qui mène une chèvre par sa barbe »). Certes, la métaphore est fondée sur l’analogie comique entre les poils pubiens de la partenaire et la « barbe » de la chèvre captive, mais elle suggère déjà la perspective de la mort. Ainsi la forme de l’expression génère une inquiétude latente, accentuée dans les phrases qui suivent par la mention de la posture incommode des partenaires, et franchement douloureuse pour la jeune femme qui « s’usait le croupion contre le pavé ». Enfin, la chute du « cabinet », qui est un meuble assez lourd, achève de mettre à mort (du moins le croit-on dans un premier temps) ce personnage féminin déjà fort malmené. Ce n’est toutefois pas elle qui meurt, mais « le poupon » dont la présence « dans [ses] flancs » a été signalée comme incidemment. L’image du petit cadavre est d’abord refoulée par l’emploi absolu du verbe technique avorter (« la fit avorter sur place ») qui escamote l’objet. Mais elle ressurgit en tant qu’embarras pour les personnages de la diégèse (comment s’en débarrasser, alors qu’on est dans une prison, où tout ce qui s’y passe tombe sous la responsabilité du gardien ?). C’est là, me semble-t-il, une projection fictionnelle de l’embarras probable du lecteur, sidéré par cette soudaine confrontation avec la mort dans le cours d’une lecture présentée comme plaisamment érotique (dans le registre du licencieux-facétieux). La manière dont la femme du concierge envisage de se sortir d’embarras (« je ne vois pas, dit-elle, qu’il y ait là de quoi se tant embarrasser »), c’est d’en embarrasser un autre « innocent » (c’est-à-dire non impliqué dans l’affaire). Et de fait le procureur général du présidial d’Alençon qui sera choisi pour cible sera fort embarrassé embarrassé de voir une foule rassemblée au matin devant chez lui autour de la vision incongrue et effrayante de la tête du « monstre mort-né » clouée sur sa porte, d’autant qu’il se passerait bien de cette publicité, ayant à se reprocher de nombreuses exactions envers la population locale[2]. Cette suite satirique donnée à l’avortement, on le voit, réintègre l’événement potentiellement tragique dans les codes de la facétie puisqu’il donne lieu à un mauvais tour qui prête à rire, une sorte de canular collectif qui ressoude la communauté des libertins. Mais cette réintégration générique suffit-elle à résorber l’effraction produite par l’événement dans la sensibilité du lecteur ? Non, me semble-t-il, car il y a un reste, potentiellement traumatique, qui est pris en charge par la forme poétique.

La joute poétique qui succède à l’accident et au départ des femmes obéit à la fois aux codes du prosimètre et aux règles de convivialité lettrée qui régissent le groupe des hommes. Or, sous le couvert de la poésie de circonstance, les deux sonnets mettent au jour la portée traumatique de l’événement, de deux points de vue différents.

En tant que témoin de la scène « sinistre » de l’avortement au milieu des ébats sexuels, Céladon fonde son impromptu sur la révélation d’un « secret » censé nuire aux femmes en éloignant les amants (« Vous allez être négligées, / Si je dis le secret de ce sinistre jour. ») L’image de la tourterelle fuyant le vautour au second quatrain inverse la structure topique du rapport sexuel entre le prédateur et sa proie, en mettant les hommes en position de victimes. Victimes de quel prédateur ? rien moins que de la mort elle-même (« la hideuse Mort », avec majuscule…). Or la mort réside au ventre des femmes (« vous renfermez cette méchante »), comme vient de le prouver l’avorton sorti de celui d’Hïante, qui en est l’incarnation. Le « secret » ainsi dévoilé déborde l’acception à laquelle le thème du sonnet tend à le réduire (c’est-à-dire la dissimulation par un individu ou un groupe d’un fait portant atteinte à sa réputation), pour acquérir la dimension d’une expérience humaine fondamentale : le nouage dans les profondeurs de la psychè de la sexualité et de la mort.

Le sonnet suivant renchérit sur cette révélation en la présentant comme une expérience directement subjective. En effet, le second improvisateur est le gardien Le Rocher, qui était le partenaire sexuel d’Hïante lors de l’accident. Le sonnet qu’il improvise sur-dramatise la circonstance en faisant coïncider le moment du coït et celui de l’avortement. Cette évocation fantasmatique du rapport sexuel place le pénis (ou vit : terme marqué comme obscène dans un environnement lexical soutenu, ce que souligne l’élision typographique dite « de pudeur ») en contact direct avec l’avorton, c’est-à-dire la mort incarnée. Dans le tercet final, les majuscules à l’initiale des vocables majeurs que sont l’Amour et la Mort dessinent une autre scène où s’allient les deux puissances qui régissent l’existence du sujet. L’opérateur de leur mise en relation, le pénis en mouvement, est désigné par la périphrase « cet aveugle ministre » qui suggère la méconnaissance pulsionnelle qui meut le sujet dans l’acte sexuel.

Voilà ce que nous donnent à entendre ces deux sonnets pour peu que l’on prête attention, par une lecture réflexive, aux échos qu’ils entretiennent entre eux et aux mises en relation qu’ils opèrent entre leurs éléments signifiants. Mais la scénographie qu’ils proposent à la première lecture – et qui est censée coïncider avec la temporalité de leur composition « impromptue » – est tout autre. C’est le registre de la plaisanterie, voire de la dérision qui domine, conformément aux codes qui régissent les petites pièces de circonstance – ce qui est le statut fictionnel de ces deux sonnets. Sans détailler l’analyse, on peut en relever quelques traits : raillerie (sous le voile de l’expression honnête) de l’incontinence sexuelle des femmes (« Femmes que le plaisir d’amour, / Tient sous sa douce loi rangées »), raillerie de l’impuissance masculine (« J’étais comme un perclus qui ne se peut mouvoir, / Et ma marche semblait celle du dromadaire »), raillerie de la mort même : ce pays « où la paresse est bonne »… Autant de traits destinés à atténuer la force du motif central, voire à en masquer l’effet de vérité. Que cet évitement se produise à l’insu de l’auteur – de par son souci de se conformer aux codes du genre qu’il adopte –, ou, tout au contraire, qu’il soit mis en place de propos délibéré, il agit comme une dénégation. Tout à la fois, le poète met au centre de la scène d’énonciation le trauma fondamental de la sexualité et l’enveloppe d’une mise en scène verbale qui dissimule son importance sous l’apparence d’un jeu de pure virtuosité. Il affirme et nie en même temps. Pris dans ce dispositif, le lecteur est laissé seul, sans accompagnement empathique de l’auteur, devant cette évidence du nouage d’Éros et de Thanatos que la scène brutale de l’avortement lui a révélé. Car la dérision ne fonctionne pas pour lui comme un adoucissement, mais comme une forme d’abandon. Il est victime de cette transmission traumatique qu’Hélène Merlin-Kajman attribue au genre de la facétie[3]. Si cette condamnation globale du genre me paraît discutable, je reconnais que dans ce cas l’analyse tombe juste, et qu’elle rend compte de l’effroi initial que j’ai ressenti à la première lecture de l’extrait que je viens de présenter.

Une question subsiste pour moi devant un tel texte. Rien n’obligeait l’auteur à introduire cet accident qu’il qualifie lui-même de « sinistre » dans une scène d’intention hédoniste. Pourquoi donc avoir cédé à une telle incongruité si elle était gratuite ? Peut-être a-t-il été poussé par sa propre jouissance de scripteur-voyeur à s’approcher au plus près du sombre secret de cette jouissance : son intime liaison avec la pulsion de mort. Mais ce secret, aussitôt entrevu, devait rester enfoui, d’où l’impérieuse nécessité de le recouvrir, en l’énonçant, des atours de la facétie. N’est-ce donc pas sa force irradiante qui se manifeste au lecteur, passant outre le voile facétieux, sur le mode du malaise, du dégoût, ou pire encore de l’insensibilisation traumatique ? Et si le malaise s’étend, par contamination, à l’ensemble du récit, n’est-ce pas que l’apparition brutale de la mort au sein de la scène sexuelle révèle le pouvoir de destruction intra-psychique de ce qu’Hélène Merlin-Kajman nomme « l’idée nue de la sexualité, sa forme quasi pornographique[4] », que précisément représente, sur le mode licencieux-facétieux, le récit de Blessebois ? Or l’agressivité destructrice est un effet du texte conforme à sa destination. Les épîtres liminaires révèlent que l’auteur l’a écrit comme une satire dirigée contre une personne réelle, Marthe Le Hayer, alias Mademoiselle de Sçay, qui fut sa maîtresse, agençant les scènes érotiques où elle figure sous le nom d’Amarante comme des révélations scandaleuses destinées à provoquer sa mort sociale.

Ce que nous confirme le cas si singulier de ce récit de Blessebois, c’est, d’une part, la capacité de la littérature – fût-ce la plus éloignée de nous dans le temps – à mettre au jour le noyau traumatique de l’expérience sexuelle humaine[5], et, de l’autre, la puissance de ses modes de transmission – ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’ils mobilisent les ressources du langage. Cette observation me paraît fonder en légitimité les interrogations actuelles sur le caractère potentiellement traumatique de la transmission des textes littéraires en contexte scolaire et en direction de publics d’âges, de cultures et d’expériences divers.

 

                                                                                             Annexe

Pierre-Corneille Blessebois, Le Rut ou la pudeur éteinte [1676], 2e partie, in Le Zombi du Grand Pérou et autres œuvres érotiques, Paris, La Bibliothèque des Curieux, « Les Maîtres de l’Amour » (éd. G. Apollinaire), 1921, p. 96-99.

[…] Le Rocher se disposait à fringuer[6] avec Hiante ; il lui leva le cotillon et empoigna hardiment son histoire, mais il fut assez embarrassé, lorsqu’ayant voulu prendre un divertissement plus entier, il ne trouva point de place pour étendre sa maîtresse. Il n’y avait que deux lits dans la chambre, et Céladon et Poquet les occupaient. Ainsi, après avoir quelques moments promené sa proie, comme un loup qui mène une chèvre par sa barbe, ils se plantèrent sur les carreaux et culetèrent[7] à la façon des pauvres gens. Mais Le Rocher était si prodigieusement gros qu’il avait toutes les peines du monde à mettre le Grand Turc dans Constantinople, et d’ailleurs Hïante recélait un poupon dans ses flancs, de manière que le donjon de son ventre était fort élevé et n’apportait pas un petit obstacle au mouvement de leur traquenard[8]. Je crois qu’il faisait beau voir Le Rocher piquer en vieux Gaulois cette haquenée[9] qui s’usait le croupion contre le pavé. Mais les allures de Hïante étaient trop vives ; c’est pourquoi elle désarçonna cinq ou six fois son chevaucheur et l’essouffla de telle manière qu’il fut nécessité de demander quartier. Elle fut sensiblement outragée à la connaissance de sa faiblesse et vomit des injures et des imprécations effroyables contre lui. Mais les dieux, qui s’en offensèrent, la punirent incontinent ; car Poquet, qui, pour mieux enfoncer son flageolet, raidissait les gigots[10] à l’allemande contre un grand cabinet[11] qui était au pied du lit, lui donna une si terrible secousse qu’il le renversa sur elle. Cette chute lui fut si fatale qu’elle lui déroba la parole pour longtemps et la fit avorter sur place. Ainsi la fête fut troublée et nos amoureux divertis de leurs ravissements, dont Céladon ne fut guère fâché, car son amour ne battait plus que d’une aile.

Hïante revint enfin de son évanouissement, et le Rocher, qui craignait furieusement qu’elle ne fût morte, en rendit à deux genoux grâces à Dieu ; et après avoir appelé sa femme, il la conjura de leur donner son avis de ce qu’ils feraient de la petite créature qui était venue au monde sans vie et de la manière dont l’on en sort. Afin de l’engager à cela, Dorimène, qui était beaucoup affligée, lui graissa la patte de trois beaux louis d’or. Alors la femme du concierge, qui faisait tout pour de l’argent, leur parla en ces termes : « Je ne vois pas, dit-elle, qu’il y ait là de quoi se tant embarrasser, ni que si peu de chose vous doive beaucoup faire d’inquiétude. Dès que la nuit aura fourni la moitié de sa carrière et que les hommes seront dans les bras de leur second sommeil, il faudra porter cette trop tôt venue à la porte de quelque innocent ; ainsi nous en serons dépêtrés, et nous verrons avec plaisir la grimace de celui à qui nous l’aurons donnée. »

Ce conseil fut trouvé merveilleux, et comme l’on rêvait à qui l’on en ferait présent, Céladon voulut que ce fût au Hayer, procureur du roi du lieu, homme, comme j’ai dit, indigne de la société humaine.

En attendant cette expédition, l’on secourut si bien Hïante qu’on lui rendit une partie de ses forces ; après quoi, elle se retira chez elle avec Dorimène et Marille.

Cependant Céladon, qui ne laissait guère échapper l’occasion qui se présentait de rimer, fit cet impromptu :

Sonnet.

Femmes que le plaisir d’amour,
Tient sous sa douce loi rangées,
Vous allez être négligées,
Si je dis le secret de ce sinistre jour.

La tourtre [tourterelle] qui fuit le vautour
Par des forces bien ménagées
Ne voit point ses plumes chargées
De l’estomac fatal de ce tyran si lourd.

L’homme qui de vos embrassades
Sait éviter les embuscades
S’affranchit de l’aspect de la hideuse Mort.

Vous renfermez cette méchante ;
Et preuve que je n’ai pas tort,
Elle vient de sortir du ventre de Hïante.

Après que Poquet et Le Rocher en eurent fait la lecture, l’émulation leur mit aussi la plume à la main ; ce dernier eut le plus tôt fait et laissa voir ce

Sonnet.

Je ne savais pourquoi mon v… plein de colère,
Entrant la tête haute en un endroit si noir,
En bonne intention d’un généreux devoir,
En ressortait si flasque, impuissant à rien faire.

J’implorais vainement Cupidon et sa mère ;
Immobile et confus, sans force et sans pouvoir,
J’étais comme un perclus qui ne se peut mouvoir,
Et ma marche semblait celle du dromadaire.

Mais je suis bien instruit du sujet à présent ;
Ce n’est pas sans raison que mon v… était lent :
Il faisait un voyage où la paresse est bonne.

Par l’ordre de l’Amour, qui gouverne mon sort
Et dont la volonté plus que jamais m’étonne,
Cet aveugle ministre allait quérir la Mort.

Le Rocher admira longtemps cette production de sa muse qui avait aussi bien avorté que dame Hïante. […]

[1] L’extrait en question est cité intégralement en annexe de cet article. Il provient de Pierre-Corneille Blessebois,Le Rut ou la pudeur éteinte [1676], 2e partie, in Le Zombi du Grand Pérou et autres œuvres érotiques, Paris, La Bibliothèque des Curieux, « Les Maîtres de l’Amour » (éd. G. Apollinaire), 1921, p. 96-99.

[2] Il avisa une infinité de monde qui s’y entrepoussait pour voir la tête du monstre mort-né, si bien que mille remords de ses crimes lui donnant d’éternelles appréhensions, il crut infailliblement que son heure était venue et qu’on n’assiégeait sa maison que pour tirer vengeance des cruautés qu’il avait exercées contre le public. » (op. cit., p. 115-116).

[3] H. Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, Gallimard, « NRF Essais », 2016 ; chap. 5 : « Gaîtés traumatiques ».

[4] Ibid. , p. 179.

[5] Voir sur ce point la synthèse freudienne de Claude-Noële Pickmann dans « La rencontre traumatique du sexuel », érès / Figures de la Psychanalyse, 2003/1 n° 8, p. 41-49.

[6] « Fringuer, v. act. Agiter, remuer. Il ne se dit au propre qu’en cette phrase. Fringuer un verre : c’est l’agiter et le remuer en jettant de l’eau dessus pour achever de le rendre net. Ce mot vient de fricare [la poésie latine érotique emploie ce verbe dans le sens de masturber (ndlr)]. On le dit aussi des personnes actives qui ne peuvent demeurer en une place, qui dansent, sautillent, et sont toujours en action. Il vient de fringal, vieux mot Celtique, ou bas-Breton, qui signifie, se donner du bon temps », Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.

[7] « Culeter. Vieux mot hors d’usage, signifiant que la femme remue le derrière en faisant l’acte vénérien. » Louis de Landes [Auguste Scheler], Glossaire érotique de la langue française depuis son origine jusqu’à nos jours , Bruxelles, 1861.

[8] « Traquenard, s. m. Terme de Manege Enttrepas, qui est un train ou amble rompu, qui ne tient ni du pas, ni du trot, mais qui approche de l’amble. Ce mot vient par corruption du Latin tricenarius, qui se dit de ceux qui marchoient avec des pas prompts et mal reglez. Menage après Saumaise a ainsi dit, ex eo quod intricet pedes. D’autres disent qu’il vient de trac, ou mouvement de haquenée. […] est aussi une espece de danse qui a des mouvements particuliers du corps », Furetière, op. cit.

[9] « Haquenée, s. f. Cheval qui va l’amble. Ce mot ne se dit plus guère dans les maneges. Il vient de haginea diminutif de haca, qui est encore en usage chez les Espagnols pour une haquenée. On appelloit aussi autrefois un petit cheval haquet. [Amble : Cette alleure est bannie des maneges, où l’on ne veut que le pas, le trot, et le galop. La haquenée est un cheval qui va l’amble. […] Menage derive ce mot de ambulare, qu’on trouve chez les Auteurs Latins en la même signification.] », ibid.

[10] « Gigot, se dit aussi burlesquement des cuisses des hommes. Il a de grands gigots qui incommodent dans un carrosse. », ibid.

[11] « Cabinet est aussi un buffet, où il y a plusieurs volets et tiroirs pour y enfermer des choses les plus précieuses ou pour servir simplement d’ornement dans une chambre, une galerie. », ibid.

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration