Inédit

Racine, le sacrifice, le trauma et la création d'un mythe national ?

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018 s’est tenu un colloque international sous l’égide de Transitions consacré à « Littérature et trauma ». Il a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en journées. Mitchell Greenberg a présenté sa contribution vendredi 14 décembre, journée consacrée aux « équivoques à éclaircir », lors de la session « Individuel vs collectif, trauma vs traumatisme ».

Il s’intéresse au sacrifice des enfants dans le théâtre racinien. « Quel sens y-a-t-il pour une société à mettre en scène l’immolation de ses enfants, le sacrifice de son avenir, et bien sûr, l’oubli de son passé, quitte à en être horrifié ou fasciné ? ». Il relie cette immolation au retour d’une mémoire originelle archaïque et fait émerger un rapport problématique à une division intérieure chez les personnages tragiques qui aspirent à l’absolu.

H. M.-K. et T. P.

Mitchell Greenberg est professeur de littérature française et comparée à l’université de Cornell, spécialiste des XVIe et XVIIe siècles. Il a notamment publié Racine: From Ancient Myth to Tragic Modernity (University of Minnesota Press, 2010).

 

 

 

 

 

Racine, le sacrifice, le trauma et la création d'un mythe national ?

 

 

Mitchell Greenberg

06/04/2019

 

 

« La grande angoisse humaine est de tendre les bras vers un être qui se révèle meurtrier[1]. » (Ch. Mauron)

 

À en croire Roland Barthes, Racine serait le plus grand des écrivains français, au sommet de toute une tradition de grandeur nationale. Comme auteur de tragédies, Racine, survole la culture française pour s’installer dans le panthéon national comme créateur de la « gloire française ». Parmi toutes les innovations que Racine apporta au théâtre du XVIIe siècle, le socle de sa renommée, on lui attribue celle d’avoir, le premier, mis un enfant sur scène[2]. Cette nouveauté transforme le monde de la tragédie classique en une irrésistible scène d’horreur et de sacrifice ; car, sous les yeux du public, cet enfant est traîné sur la scène classique pour en être sa victime. Racine met des enfants sur scène pour les immoler, ou du moins pour brandir au-dessus de leur tête la menace de l’immolation. La force de cette menace mortelle, un traumatisme pour l’enfant et une jouissance pour le public, déclenche un tourbillon de tensions dramatiques, sociales et psychosexuelles autour desquelles s’enroule le message tragique du théâtre racinien. L’enfant est offert en tant que victime propitiatoire pour satisfaire l’amour/haine des dieux, ou pour étancher l’insatiable soif de sang de ses parents et le « frisson » tragique de son immolation prochaine fonctionne comme un appât pour captiver avant d’apaiser le désir du public pour le théâtre, pour un théâtre de beauté, de terreur et de libération.

Je voudrais m’attacher à ce qui, je crois, a été laissé de côté pour être par trop traumatisant, voire impensable : l’attaque directe contre les enfants dans le théâtre de Racine et ses implications pour l’Absolutisme du XVIIe siècle et la terreur du XXe siècle. Quel sens y a-t-il pour une société à mettre en scène l’immolation de ses enfants, le sacrifice de son avenir, et bien sûr, l’oubli de son passé, quitte à en être horrifié ou fasciné ?

 

Il semblerait, et ce n’est pas pour nous surprendre, que la Loi du Père, lui venant de ses prédécesseurs, certes, mais surtout des paramètres invisibles de l’Absolutisme du XVIIe siècle, de la fascination qu’exercent les images ou l’imaginaire du Roi-Soleil-Père, gouverne également, non sans ambiguïté mais toujours avec force et détermination, l’univers tragique des femmes et des enfants chez Racine.

Chez Racine, cependant, et c’est peut-être là un signe de sa modernité, les personnages souffrent surtout parce qu’ils luttent contre une division interne qu’ils semblent incapables de résoudre, et qui refuse tout compromis avec le regard social omniprésent qui les enveloppe et accroît le sentiment qu’ils ont d’être toujours en défaut, coupables.

Le conflit interne condamne les personnages raciniens à une prolepse manquée : ils projettent toujours dans l’avenir une harmonisation dans le monde (extérieur) de ce qui ne peut être résolu en eux-mêmes. D’autre part, cette division les force à retourner à leur passé, à remonter leur généalogie où, de nouveau, ils ne peuvent échapper à une dualité inhérente, à être toujours un individu double, le produit d’une union sexuelle. Nous verrons que cette union, c’est-à-dire la sexualité, ce « deux » qui produit un « un » et cet « un » qui est toujours « deux », est inévitablement au centre du dilemme tragique. Cet impossible, cette dichotomie essentielle, est insoutenable dans le monde de l’Absolu.

Il est intéressant de noter que l’intensification de la complexité tragique racinienne est représentée comme un mouvement de retrait dans la représentation. Racine, pour ses plus grandes œuvres : Andromaque, Iphigénie, Phèdre, quitte la scène historique et retourne à la cosmologie plus archaïque du mythe. Tous ces drames, comme l’a montré Philip Lewis, sont liés généalogiquement au mythe central d’Œdipe, sa famille, ses descendants, avec toutes les conséquences liées à ce destin tragique[3]. Les tragédies historiques, Britannicus et Mithridate, ou la tragédie biblique, Athalie, en conjurant les forces d’une terreur « inconsciente » familio-sexuelle, laissent de côté en quelque sorte les qualités purement pittoresques de la dimension historique et plongent dans le monde mystérieux et sacré des fantasmes Œdipiens.

C’est ici que, d’une façon pratiquement tautologique, nous pouvons entrevoir l’intime et inextricable relation qui lie la naissance du sujet individuel en tant que sujet d’une loi qui lui est préexistante, aux mystères de la famille dans l’élaboration d’un réseau social qui passe inexorablement par le mythe, réel ou non, du sacrifice humain :

La vertu de cette thériaque qu’est le mythe provient donc d’une sorte d’unification, comme d’un entraînement, à partir justement des différences que chacun découvre dans sa relation au mythe, et qui, en définitive, rejoignent ainsi une « voie commune ». De sorte que partant d’une singularité sans avenir, ou même pouvant être néfaste, il entretient une fascination, des identifications, quant à un projet commun. L’individu, par ce biais, arrive à accepter, d’ailleurs, à son insu, les lois sociales, morales surtout, pour lesquelles sa structure n’était point faite. Nous y verrions un effet « fétiche » du mythe par rapport aux pulsions du sujet[4]

Les tragédies raciniennes nous resituent à cette époque où la Loi en tant que loi de la différence et de la négation est sur le point de naître ; ce moment agité de violence et de terreur, lorsque le sujet est assujetti à ce qu’il désire et refuse, ce moment lorsque nous devenons « Un » par le sacrifice de nos ambivalences. Ce sacrifice est l’épiphanie dans laquelle nous engagent les tragédies raciniennes, en nous imposant les rôles à la fois de prêtre sacrificiel et de victime propitiatoire pendant que l’immolation joue sur notre subjectivité, tout en se jouant d’elle.

Au milieu de nombreux détails pittoresques sur les Juifs anciens, leur religion et le schisme qui sert de support historique à Athalie, Racine, dans la préface, nous rappelle que le temple, le lieu du drame, était exactement situé sur la « montagne » où Abraham amena son fils Isaac pour le sacrifier à son Dieu :

C’était une tradition assez constante que la montagne sur laquelle le temple fut bâti était la même montagne où Abraham avait autrefois offert en sacrifice son fils Isaac[5].

C’est là, dans la ré-inscription des mythes fondateurs de la culture occidentale dans son théâtre, dans le mélange de la trajectoire du désir individuel (le complexe œdipien) et de l’idéalisation sociale, que nous pouvons commencer à comprendre le rôle et la fascination, dans l’univers tragique classique, pour l’infanticide/parricide. La scène racinienne fonctionne comme un autel sur lequel, à travers l’imaginaire d’un auteur, nous sont montrées toutes les ambivalences qu’une société peut avoir à l’égard des structures sexuelles et politiques qui définissent sa culture.

S’appuyant sur les travaux cliniques et métapsychologiques de Freud, Guy Rosolato a examiné l’importance fondamentale du rôle du sacrifice d’enfants dans les trois monothéismes occidentaux. D’abord avec les anciens Juifs, le sacrifice interrompu d’Isaac par son père, Abraham, scelle l’alliance entre Dieu et son peuple élu. Dans le christianisme, l’immolation de Dieu lui-même en la personne de son fils, qui n’est sauvé que par le seul mythe de la résurrection. L’Islam aussi a recours au sacrifice du fils (Ali) comme point central de sa fondation[6]. Alors que dans la religion grecque, l’infanticide semble être le moins important des crimes familiaux, avec la montée des grands monothéismes, toutes religions du Père, l’infanticide devient l’acte central le plus lourdement investi, l’acte originel incompréhensible fixant la relation entre Dieu et le monde[7].

En voulant situer ses pièces, et tout particulièrement Athalie qui en est l’exemple le plus accompli, au centre violent du sacré, au lieu où le sacrifice et le spectacle se rencontrent et forment le cœur signifiant de la tragédie, Racine répond toujours à une autre scène, encore plus primitive, une scène de carnage, une mémoire originelle pour laquelle le sacrifice présent n’est qu’un substitut, une sorte de propitiation.

Il y a, dans ces scènes, une réversibilité entre parent et enfant qui est constitutive du rôle de sujet dans un patriarcat ; d’autre part, les scènes de carnage et de mort représentent toujours, avec une sorte de délectation béate, la mort comme dispersion, démembrement, retour violent du corps au multiple, à un état de désintégration ou de pré-intégration. Aussi le fantasme de cet état est-il inséparable de la fin du sujet. Chez Racine, la subjectivité flotte au-dessus des fantasmes de sa propre impossibilité : soit que la multiplicité pré-œdipienne a été réprimée et détruite pour que justement le sujet puisse être ; ou que ce sujet, en tant qu’être déjà sexué, et par conséquent coupable, enfermé dans une dialectique familiale, se condamne à sa propre fin.

Il faut noter que lorsqu’on lit avec Serge Leclaire l’un des essais de Freud les plus difficiles sur la subjectivité, la sexualité, le masochisme et le sadisme, « Un enfant est battu[8]», on comprend l’importance de la surprenante ambiguïté à l’origine de la violence racinienne :

La formulation indéterminée du fantasme « on tue un enfant » est parfaitement adéquate : seul le verbe indiquant l’action de tuer, de mettre à mort, est précisé, mais on ne sait pas qui tue, ni quel « enfant » est tué… La série des figures susceptibles d’occuper la place du « on » qui tue est indéfinie[9].

Dans l’article de S. Leclaire, ce qui est surprenant dans le fantasme de l’enfant sacrifié, c’est l’indétermination sexuelle de la victime et de son bourreau. C’est la même indétermination que nous trouvons dans l’œuvre racinienne. La victime peut être un enfant mâle (Astyanax, Xipharès, Joas, Hippolyte) ou femelle (Iphigénie, Ériphile, Phèdre), et le meurtrier peut être un homme (Pyrrhus, Mithridate, Agamemnon, Thésée), ou une femme (Agrippine, Ériphile, Athalie, Phèdre). Derrière, ou plutôt juste au-dessous de la surface d’un personnage spécifique, individualisé, se trouve donc un fantasme bi-sexuel où le plus important est la dialectique du pouvoir, de l’action et de la passivité dans un monde pré-sexué, terriblement déroutant.

  

[1] Ch. Mauron, L’Inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine, Paris, J. Corti, 1969, p. 37.

[2] J. Schérer, Racine et/ou la cérémonie, Paris, PUF, 1982, p. 89.

[3 ]P. Lewis, « Sacrifice and Suicide : Some Afterthoughts on the Career of J. Racine », Biblio 17, 1986, p.  58-59.

[4] G. Rosolato, « Trois générations…. », in Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard, 1969, p. 92.

[5] Racine, « Préface », éd. Rat, p. 651.

[6] G. Rosolato , Le Sacrifice, repères psychanalytiques, Paris, PUF, 1987, p. 83-123.

[7] Ibid, p. 74.

[8] « Un enfant est battu. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles » [1919], trad. D. Guérineau, in Névrose, psychose et perversion, Paris, Presses Universitaires de France, 1973 (anciennement : « On bat un enfant »).

[9] Ibid.

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