Inédit

La figure de l'ennemi

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018 s’est tenu un colloque international sous l’égide de Transitions consacré à « Littérature et trauma ». Il a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en journées. François Jacquet-Francillon est intervenu lors de la première journée, celle du 13 décembre au matin, consacrée à « Un champ émotionnel en débat », lors de la session « Qui est là ? ».

Réponse : un ennemi. François Jacquet-Francillon fait l’hypothèse que le meilleur antidote contre le trauma, dans l’ordre de la fiction, c’est un ennemi auquel le héros est lié par une dette de vengeance, un ennemi vaincu bien sûr. Plus précisément, « les barrages contre le trauma […] résident  : 1. dans le combat contre l’ennemi les yeux dans les yeux ; 2. dans la loyauté envers l’ami ou le parent à qui il faut payer une dette absolue ; et 3. dans l’amour, satisfait si l’ennemi est tué. » Tel est le bénéfice du « discours moral des récits d’aventure » : il « ne se contente pas de célébrer une ou des vertu(s). Il déplie une intériorité complexe, engendrée dans une expérience singulière de la lutte à mort et de l’amour transcendant. »

H. M.-K. et T. P.

Francois Jacquet-Francillon est professeur honoraire à l'université Lille 3. Il s’apprête à publier La morale de l'humanité, XVIII-XXe siècle(2019).

 

 

 

 

 

La figure de l'ennemi

 

 

François Jacquet-Francillon

06/04/2019

 

 

Je parle d’ennemi pour la raison simple que ce terme peut s’appliquer à une certaine notion du trauma, en l’occurrence une notion de la causalité du trauma. Laquelle ? Celle qui nous montre que la victime s’effraie non pas seulement du choc qu’elle a subi (physique, psychique…), mais aussi de l’intervention humaine à l’origine du choc, autrement dit de l’intention humaine, de la volonté humaine qui l’a visée pour lui faire subir une violence. En d’autres termes, cette volonté de nuire, cette intention du mal, c’est ce que la victime se représente et ne peut se représenter que comme une figure d’ennemi. Entendons : une figure essentiellement et absolument traumatique. Voilà mon hypothèse. Après la tuerie du Bataclan, les gens qui n’ont pas été touchés sont autant traumatisés que les blessés : parce qu’ils ont été eux aussi pris pour cible ; un ennemi a voulu les tuer…

Quelle définition de l’ennemi, dans ce cas (indépendamment de toute référence aux guerres entre Etats, ou aux conflits domestiques ou de voisinage) ?

Dans la forme : Est ennemi celui qui me prend ou m’a pris pour son ennemi. Je souligne la circularité de cette proposition, qui recouvre la possibilité d’un courant paranoïaque, toujours envisageable.

Dans le fond : Est ennemi celui qu’anime une volonté de nuire, de causer un dommage, et c’est ce qui s’appelle la méchanceté.

Le dommage peut-être moral ou symbolique (attaquer des valeurs, des traditions, etc.) ; mais il est souvent purement matériel (dérober des ressources, entamer mon intégrité…). Cependant, que le dommage soit symbolique ou matériel, la victime lui attribue toujours un sens thanatologique. La destruction ou la privation infligées par un ennemi ont toujours peu ou prou le sens d’une perte létale - la mort. Celui, groupe ou individu, qui est connu comme un ennemi est toujours celui dont je me persuade qu’il veut ma mort, ou une mort, quelle qu’elle soit. L’action de l’ennemi et ma réaction contre lui fixent ainsi pour moi un enjeu de survie. S’il s’agit d’un supposé ennemi, dans la variante paranoïaque, cela ne change rien. Je dois le combattre pour survivre (dans cette variante paranoïaque je range les procédures institutionnelles de la persécution antisémite qui ont eu autant d’auteurs Français qu’Allemands pendant l’Occupation).

En outre, la volonté d’infliger un dommage peut n’apparaître que de manière potentielle, sous la forme d’une menace. Cependant, puisque la menace est celle de perdre la vie, son effet ne sera pas différent de celui que produirait une réalisation effective.

Au cinéma, on trouve de nombreux exemples de figuration d’un ennemi sur ce mode de la menace : voyez Le train sifflera trois fois (Zinemann, 1952) ; ou bien, dans un tout autre genre, Identification d’une femme (Antonioni, 1982).

Deux questions possibles sur la base de ces définitions liminaires.

D’abord, posée à l’histoire des sociétés, une question sur la présence et l’efficacité de la désignation d’un ennemi (en dehors des conflits militaires, je re-précise). L’exemple des nazis auquel je viens de faire allusion est des plus criants : pour les nazis, les Juifs sont toujours des ennemis mortels. Et c’est parce qu’ils sont appréhendés comme mortifères qu’il faut les éliminer. Dans les images nazies de propagande, l’ennemi juif a toujours le visage de la mort. Cette représentation n’est d’ailleurs pas propre aux seuls nazis, car on la trouve tout au long de l’histoire européenne. Au Moyen âge, lors de la peste de 1350, ont eu lieu des massacres de Juifs accusés d’avoir empoisonné les puits (à Strasbourg, en février 1349). Aujourd’hui, à Téhéran, sur le mur de l’ancienne ambassade des USA, est peinte une statue de la liberté avec un visage squelettique qui la transforme en faucheuse prête à dévorer ses ennemis musulmans.

Je ne traite pas cette question. J’indique cependant qu’on pourrait relire toute l’éthique des Lumières, c’est-à-dire de la morale fondatrice des droits de l’homme, comme une doctrine tendue vers ce but majeur : créer un monde sans ennemis, un monde d’amis (cf. les valeurs de tolérance, bienveillance, bienfaisance, etc., sans oublier la prédilection de cette époque pour le mot « philanthrope » : ami des hommes, précisément).

Une autre question peut être adressée cette fois aux pratiques de récit, la littérature et le cinéma notamment, où la figure de l’ennemi est également très présente ; elle est même centrale dans de nombreux récits, très appréciés du public.

Mais dans ce cas, je me propose d’examiner une situation narrative typique, très fréquente, et qui expose une violence dirigée cette fois contre l’ennemi avéré, en réponse à sa propre violence, virtuelle ou réelle. Car dans la situation où l’ennemi est objet d’une violence destinée à contrer sa méchanceté, cette violence est libératrice, jouissive sans doute pour le lecteur ou le spectateur, donc non traumatique. Lorsqu’elle frappe un ennemi que tout porte à identifier comme tel (il a commis des crimes, etc.), la violence, devenue légitime, c’est ce qui s’appelle la vengeance (étant entendu que l’ennemi y est conforme à la définition que j’ai donnée en commençant : il est animé par une méchanceté létale, donc vecteur d’une menace suprême).

Quelques références évocatrices pour tout un chacun :les Trois mousquetaires (A. Dumas, feuilleton, 1844) ; LeComte de Monte-Cristo (A. Dumas, feuilleton, 1844-46) ;Le Bossu (Paul Féval, feuilleton de 1857) ; Michel Strogoff (J. Verne, 1876) avec un duel final comme dans les westerns (mais qui n’est pas une vengeance à proprement parler). Et au cinéma, dans le genre du western : au sommet, Il était une fois dans l’Ouest (S. Leone, 1968) ; idem pour les films hollywoodiens des années 50 : L’homme de l’Ouest, Anthony Mann, 1958 (un des grands maîtres),L’homme qui n’a pas d’étoile, King Vidor, 1955, et surtout, Le train sifflera trois fois (High noon), Fred Zinnemann, 1952.

L’hypothèse de description que je vous propose est la suivante. Dans les scènes de vengeance, sur le mode du duel à mort, qui sont souvent des scènes finales du récit, un moment clef de la dramaturgie, la figure de l’ennemi a pour fonction première de soutenir un discours moral. C’est le triomphe du bien (le héros, vengeur en l’occurrence), et la mort du méchant (l’ennemi). Je dis là une banalité, certes, mais je crois qu’il faut accorder de l’intérêt au fait que la vengeance est violente et morale à la fois, car, de ce fait, elle a un caractère défensif contre l’angoisse que l’agression initiale a provoquée.

Ceci implique que, contrairement à une opinion répandue, la vengeance, loin de s’opposer à la justice, en est la réalisation pratique puisqu’elle rétablit un ordre moral que le « méchant » (traître etc.) a troublé. La vengeance est une conjugaison de violence et d’esprit (belle formule qui n’est pas de moi).

Pour nous, dans la vie de nos institutions, subsiste évidemment une grande différence entre vengeance et justice des tribunaux. Je ne le conteste pas. Le tribunal et les juges instaurent une médiation par laquelle l’accusé n’a plus affaire directement à sa victime, ni la victime directement à son agresseur, si bien qu’aucun des deux n’est réduit à sa qualité d’ennemi de l’autre…

Voici alors, tirés des récits que je cite, trois constats à l’appui de mon hypothèse du caractère moral (et jouissif) de la violence sous forme de vengeance.

1. La vengeance est accomplie en paiement d’une dette envers un ami (un frère, un père, etc.). Dans Il était une fois dans l’Ouest, la vengeance est en quelque sorte promise au frère mort, tué par le méchant (joué par H. Fonda). Dans Le Bossu, la vengeance est administrée au titre d’une dette de Lagardère envers le duc de Nevers, assassiné par son cousin Gonzague. D’Artagnan est de même toujours absolument fidèle à la reine Anne d’Autriche (il a donc pour ennemi l’ennemi de la reine : Richelieu). Enfin, tout le comportement de Michel Strogoff est déterminé par sa soumission au Tsar et par son désir de combattre les ennemis du Tsar, les Tartares.

Le ressort de la vengeance par conséquent, c’est l’assomption d’un devoir de loyauté. La loyauté inscrit la vengeance dans l’univers d’un devoir, elle en fait une obligation impérative, quasi sacrée, à laquelle on ne peut déroger. Telle est en ce point la véritable noblesse de la vengeance. (Précision : la loyauté n’est pas une simple fidélité, elle appartient au champ pratique de l’honneur).

Dans « Le train sifflera trois fois », la loyauté est typiquement mise en scène. A l’annonce de l’arrivée de l’homme qui veut le tuer, le héros, joué par Gary Cooper, qui vient d’épouser sa promise (jouée par Grace Kelly), quitte la ville dont il a cessé d’être sheriff ; mais brusquement il rebrousse chemin, au désespoir de son épouse, car il ressent le besoin impérieux de ne pas abandonner ses concitoyens. Ce sentiment de loyauté domine donc chez lui la peur d’être tué.

Les Misérables (1862) est sans doute le grand roman de la loyauté. Jean Valjean restera toute sa vie loyal envers l’évêque de Dignes, Monseigneur Myriel (après avoir reçu l’invraisemblable don des chandeliers d’argent), comme ensuite envers une série d’autres personnes vénérées : Fantine et Cosette, Marius ; et il est même loyal envers les institutions : envers la justice quand il se dénonce pour ne pas laisser condamner à sa place un innocent, et envers la police quand il épargne à son âme damnée, l’inspecteur Javert, l’exécution sommaire à laquelle les insurgés de la barricade l’ont condamné. Même Thénardier, le traître, le félon, le menteur, pillard de cadavres sur le champ de bataille de Waterloo, qui en plus se fait passer pour sauveur, Thénardier, ce stéréotype de la déloyauté, l’ennemi maximal en fin de compte, bref le pire ennemi, le plus perfide donc le plus menaçant, sera lui aussi épargné ; il ne fera pas l’objet d’un châtiment à la hauteur de ses méfaits.

2. Un deuxième élément rend morale la violence du duel à mort. C’est que la vengeance n’y est pas conçue sur le mode de la vendetta, laquelle consisterait à attendre l’ennemi dans un coin sombre pour l’attaquer dans le dos… ou bien à s’en prendre à sa famille, à l’un de ses proches, etc. Ce mode caractérise les gangsters et les maffias (cf. Le Parrain, F. Coppola, 1972, 1974 et 1990). Au contraire, dans le duel des westerns, les protagonistes se font face. Le duel est un face à face ; on se bat les yeux dans les yeux, sans ombre, sans masque (je doute sur ce point des intéressantes conclusions de J.-F. Bossy, dans L’Amour de la vengeance, Ed. de l’Opportun, sd., p. 140). D’où la mise en scène de Il était une fois dans l’Ouest, avec des gros plans sur les visages, ou plutôt sur les regards, où l’on voit les ennemis avancer l’un vers l’autre avant de se tirer dessus. On pourrait parler de loyauté envers l’ennemi (voir le volume Le Western…, dir. R. Bellour, Gallimard, 1993, p. 138, qui parle d’une « loyauté réciproque »). A l’approche de l’accomplissement il n’y a donc plus de colère, juste le plaisir calme du héros au moment d’œuvrer en faveur de la justice.

J’insiste sur la signification de ce face à face. Il est patent que celui qui veut se venger (ou venger quelqu'un d’autre) assume un risque d’échec, c’est-à-dire de mort pour lui-même. Le duel, c’est le moment où, après une longue poursuite ou une épopée pleine de dangers surmontés, de combats gagnés, de pièges déjoués, on fait enfin face à son ennemi pour le tuer, mais en risquant de se faire tuer soi-même (dans Il était une fois dans l’ouest, il y a même une scène où le vengeur protège son ennemi contre d’autres sales types qui en veulent à sa peau, car il ne doit laisser le soin de le tuer à personne d’autre). Le héros ne se soustrait pas au risque de mort. C’est donc ce refus de la vendetta et la prise de risque mortelle qui satisfait le besoin de justice et donne à la vengeance son caractère moral, qui en fait une modalité de justice punitive. La vendetta maintient toujours ouvert le cycle de la violence, alors que la vengeance (morale) clôt le cycle de la violence, définitivement. C’est une violence qui instaure un passé de la violence. Après cela, la violence est périmée, et le héros-vengeur peut partir vers d’autres aventures, ou bien retrouver son amour, l’épouser et lui faire beaucoup d’enfants.

Pour souligner encore la relation de la vengeance et de la morale, je pense à un très beau passage de Monte-Cristo, lorsque Edmond Dantès s’aperçoit que le fils d’un de ses ennemis est mort. Dumas commente alors : « Monte-Cristo pâlit à cet effroyable spectacle ; il comprit qu’il venait d’outrepasser les droits de la vengeance » (p. 696, t. 2, éd ; Livre de poche, 2018). « les droits de la vengeance » : cette belle formule me paye à elle seule de mes ruminations hasardeuses !

3. Dans le récit moderne, littéraire ou cinématographique, le héros vengeur est presque toujours un amoureux. Voir d’Artagnan et Constance Bonnacieux, Edmond Dantès et Mercédès, Lagardère et Aurore de Nevers, Michel Strogoff et Nadia (sans parler de sa mère). Est toujours objet d’amour une personne très estimable, admirable, certainement pas une gourgandine. Dumas parle de Constance Bonnacieux comme d’une simple lingère, mais qui est mal mariée, donc qui mérite la passion que lui voue le jeune homme nommé d’Artagnan… Certes, dans Il était une fois dans l’Ouest, l’homme à l’harmonica (Joué par Charles Bronson) a une forte attirance pour une fille de saloon (jouée par Claudia cardinale), mais celle-ci est tout à fait honnête voire héroïque en fin de compte. Quant à Lagardère, il épouse sa protégée, la fille qu’il a recueillie très petite, Aurore de Nevers (c’est donc un étonnant inceste : est-ce qu’en ce domaine, tout serait permis au héros magnifique ?). D’Artagnan a ma préférence, à cause de l’amour impossible (j’aime les beaux clichés romantiques) : sa bien aimée, Constance, a été assassinée par Milady !

Voilà donc en quoi consistent les barrages contre le trauma. Ils résident : 1. dans le combat contre l’ennemi les yeux dans les yeux ; 2. dans la loyauté envers l’ami ou le parent à qui il faut payer une dette absolue ; et 3. dans l’amour, satisfait si l’ennemi est tué. Sur ce dernier point, je pense (excusez le recours à une association d’idées, peut-être inadmissible) à l’injonction biblique qu’on trouve dans le Livre des Nombres, lorsque Moïse reçoit de YAVH le commandement de se venger de Madian et des madianites : « Et ensuite tu seras réuni à ton peuple » (31. 11). Vengeance, soumission à la loi, et accès à l’objet d’amour. Quel bonheur !

En fin de compte, le discours moral des récits d’aventure ne se contente pas de célébrer une ou des vertu(s). Il déplie une intériorité complexe, engendrée dans une expérience singulière de la lutte à mort et de l’amour transcendant.

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