Inédit

La culture du trauma

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018 s’est tenu un colloque international sous l’égide de Transitions consacré à « Littérature et trauma ». Il a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en demi-journées. Alexandre Gefen est intervenu lors de la première demi-journée, celle du 13 décembre au matin, consacrée à « Un champ émotionnel en débat », lors de la session « L’entrée du trauma(tisme) dans la culture littéraire ».

Cette entrée, Alexandre Gefen la place sous le signe de la « culture victimaire » dont il déploie toutes les figures actuelles tout en les différenciant des formes littéraires antérieures de la souffrance.

H. M.-K. et T. P.

 

Alexandre Gefen a rejoint en 2017 l’unité mixte de recherche THALIM (Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité) de l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 comme directeur de recherche. Il a fondé en 1999 le site Internet Fabula, consacré à la recherche en littérature. Il a notamment publié Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle (José Corti, 2017).

 

 

 

 

 

La culture du trauma

 

 

Alexandre Gefen

02/03/2019

 

 

Dans La Condition de victime, Didier Fassin a suggéré que la notion de traumatisme était devenue un élément culturel global et déterminant de notre époque : elle « énonce une vérité de l’humain au détriment d’autres registres possibles de qualification et d’action[1] », vérité qui s’est universalisée pour devenir « une vérité ultime de la condition humaine[2] » ; elle produit un « savoir spécifique » : un rapport à l’indicible[3] pensé sur la matrice de la Shoah et compris de manière transgénérationnelle, possédant certaines caractéristiques fortes dont l’indifférenciation entre trauma individuel et trauma collectif. Que l’on accepte ou non la généralisation critique de Didier Fassin, indéniablement marquée par la nostalgie d’une époque « politique »où l’exigence d’action aurait été supposée première vis-à-vis de l’appel à la reconnaissance traumatique, d’autres essais[4] ont, de manière congruente, montré la diffusion d’une culture victimaire. Celle-ci s’accompagne de modalités expressives propres comme de formes de réparation particulières : la « compassion »qui, comme l’a montré Myriam Revault d’Allonnes à la lecture de Tocqueville, est une forme de pitié dépolitisée[5] et déconnectée de l’action propre à l’individualisme et aux modes de déliaison de la société démocratique moderne. Serge Tisseron a montré dans Comment Hitchcock m’a guérique cette idéologie avait pris en France le nom de « résilience »depuis les années 1980[6], à partir notamment d’une référence obligée à Boris Cyrulnik. Le trio trauma, résilience et compassion est entré en littérature selon plusieurs modalités. Un signe en est le développement accéléré en France ces dernières années de ce que l’on appelle les trauma studieslittéraires. Ces « études »culturelles, qui sont nées aux États-Unis lorsque la littérature a été appelée, dans les années 1970, à avoir une utilité sociale auprès des communautés, enregistrent cette aspiration thaumaturgique en proposant un paradigme largement fondé sur une conception psychanalytique du traumatisme[7]. Étudiant aussi bien les discours des survivants de la Shoah que celui des victimes d’abus sexuels, les trauma studies et toutes leurs variations (violence and trauma studiesdisaster and trauma studies, abuse and trauma studies, etc.) considèrent la littérature comme une forme de « parole »en réponse à une souffrance subie. Non sans problèmes : Kali Tal a souligné la difficulté à intégrer les récits traumatiques à la critique littéraire conventionnelle[8], difficulté encore accrue dans la culture académique française, rétive à la singularisation catégorielle. En France, grâce aux travaux de Catherine Coquio notamment, c’est avant tout les traumas historiques qui ont fait l’objet d’études (centrées autour de l’observation de la parole collective face aux guerres et aux catastrophes ou encore autour de la question de la décolonisation), même si nos voisins francophones, notamment la Suisse et le Canada, ont commencé à étendre l’espace d’application du champ.

Cet intérêt pour les manifestations littéraires des traumas collectifs a ouvert la voie à une conception thérapeutique de l’expression littéraire : comme le résume Barbara Havercroft, « la narration du trauma […] demeure absolument essentielle à la guérison, même partielle, de la victime, selon les théoriciens », elle « permet aussi à la victime d’intégrer l’épisode dans sa vie (avant et après l’incident), et à devenir un sujet actif, au lieu d’être un objet passif de violence[9] ». Comme l’a montré Ruth Leys[10], les réflexions sur les mécanismes d’action de cette remémoration ont, dès les années 1920, opposé deux hypothèses, l’une purement mécanique, fondée sur l’idée d’une guérison par une décharge où les souvenirs remontent à la conscience et libèrent le patient, l’autre sur une représentation et un déplacement dans le présent de la mémoire. C’est ce second modèle, mieux adapté à décrire une narration littéraire élaborée, dans sa capacité à fouiller profondément les couches profondes de la conscience et à recomposer des scénarios complexes, qui a été généralement adopté : le célèbre psychiatre catalan François Tosquelles a été ainsi jusqu’à faire l’hypothèse que le discours d’un patient en psychothérapie pour recouvrer sa singularité était tout à fait similaire à la quête d’identité d’un poète[11]. Dans les termes psychanalytiques de Serge Tisseron, il s’agirait, notamment grâce à la métaphorisation, de « réintroduire la dimension de la créativité là où le traumatisme l’avait ébranlée[12] ». Dit autrement, la capacité d’action contre le traumatisme de la littérature tiendrait à sa capacité à « désingulariser sans cesser d’individualiser[13] », à permettre de jouir du double bénéfice du rattachement à des généralités consolatrices et des privilèges d’une douleur toujours incomparable et offrant quelque chose qui ressemble à un support définitionnel de l’individu. Le substrat d’une telle thèse est essentiellement psychanalytique : malgré le scepticisme de Freud à l’égard des possibilités d’autothérapie, sa théorie pourtant très spécifique du trauma (infantile et d’origine sexuelle), poursuivie jusqu’à Lacan par des Ferencziet Winnicott, se trouve généralisée à des traumatismes accidentels[14]. La psychanalyse freudienne visait à offrir une « narration dépuratoire » mettant « en pleine lumière le souvenir de l’accident déclenchant[15] », mais cette narration cathartique est étendue aux traumatismes historiques autant qu’aux accidents de l’existence.

On trouvera ce projet en filigrane des innombrables écritures, notamment féminines, où la mise en narration de l’expérience, réelle ou fictionnelle, est toujours pensée comme réponse aux petites et aux grandes meurtrissures de l’existence[16]. En France, tranchant avec la tradition littéraire de la plainte et de la déploration, la veine se développe, me semble-t-il, d’abord à travers des formes de mise en récit personnelle des blessures historiques. W ou le souvenir d’enfance, de Georges Perec (1975), allégorisation de la déportation de ses parents à valeur d’« auto-psychothérapie »,selon une expression de Philippe Lejeune[17], parvient « à une délivrance, sans cesse différée et néanmoins effective[18] ». Pensons encore aux œuvres de Marguerite Duras, deHiroshima mon amour (1960) à La Douleur (1985) — ce dernier texte jouant, à mon sens, un rôle déterminant car il exprime, à travers l’attente du retour de Robert Antelme, le passage du traumatisme historique à un traumatisme privé. Ces textes déclinent en fiction les empreintes sur le sujet de la Seconde Guerre mondiale et de la décolonisation, ils installent le trauma au centre de la scène littéraire. Ils trouvent vite des relais chez des écrivains plus grand public, qui viennent témoigner sur la psychiatrie dans les années 1970[19], puis s’emparent de manière autonome des traumas privés à partir des années 1980. Le succès de Grand reportage de Michèle Manceaux (1980) et de Les Mots pour le dire de Marie Cardinal (1984), récits de dépressions, est, me semble-t-il, un bon indicateur : « Pour leur faire comprendre et pour aider ceux qui vivaient dans l’enfer où j’avais vécu, je me promettais d’écrire un jour l’histoire de mon analyse, d’en faire un roman où je raconterai la guérison d’une femme qui me ressemblerait comme une sœur[20] », programme Marie Cardinal. À la dernière page de son récit, se guérissant, Michèle Manceaux prend-elle aussi la décision d’écrire un roman, comme dans une mise en abyme. Autant que les feel good books, dont il est l’avers en matière de récits d’expérience dans lesquels un lecteur peut aisément se projeter, le genre devient au tournant des années 2000 caractéristique de la littérature « grand public », caractérisée par une sorte de concurrence dans l’ordre du pathos à travers une série d’œuvres faisant place à une parole féminine nouvelle sur des sujets supposés tabous, comme par une mode des récits de maladie et de deuil. Il s’agit de « reprendre la main » après une rupture (Françoise Chandernagor, La Première Épouse, 2006), une dépression (Pascal Quignard, Les Désarçonnés, 2012, les derniers récits de Pierre Guyotat ou, plus récemment, Un quinze août à Paris : histoire d’une dépression, d’Hélène Curiol en 2014), un avortement (Annie Ernaux, L’Événement, 2000), une séparation traumatique (Yves Charnet, Le Divorce, 2013), voire un viol chez Virginie Despentes, Christine Angot, Ludovic Degroote ou Édouard Louis, en triomphant d’un trop long enfouissement du trauma dans la mémoire. Ainsi d’une écrivaine comme Delphine de Vigan, contributrice d’un recueil de nouvelles dont le titre dit explicitement le projet : Mots pour maux[21]. Spécialiste grand public de la douleur, l’écrivaine a en effet parcouru le thème de l’exclusion (No et moi, 2007), de l’anorexie (le récit autobiographique Jours sans faimrelate comment un psychiatre a sauvé une de ses patientes anorexiques : « Quelqu’un l’appelle qui lui promet la vie. Ses mots traversent l’obscurité, emportent tout, font taire les cris, font taire le silence[22] »), du harcèlement moral (Les Heures souterraines, 2009), des pervers narcissiques (D’après une histoire vraie, 2015) et du suicide de sa mère (Rien ne s’oppose à la nuit, 2011).

Le trauma est ainsi une manière de voir le mal et le malheur d’un point de vue narcissique, c’est la contrepartie de l’accomplissement individuel dans une pensée faisant le départ entre une internalité heureuse et exempte de souffrance ou de mal et un monde extérieur imposant au moi en devenir des agressions traumatiques. Il appelle une version contestable et contestée du travail littéraire, considérée comme un exutoire de la psyché et une forme de « parole » ordinaire, qui suscite évidemment des réserves dans une tradition littéraire française déterminée par une exigence de réélaboration stylistique et narrative des affects.

 

[1] Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, coll. « Documents et essais », 2007, p. 21.

[2] Ibid., p. 118.

[3] Ibid., p. 113.

[4] Voir, par exemple, les critiques de B. Leclair, L’Industrie de la consolation, op. cit. ; Guillaume Erner, La Société des victimes, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2006 ; Michel Richard, La République compassionnelle, Paris, Grasset, 2006 ; Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière, Le Temps des victimes, Paris, Albin Michel, 2006.

[5] Myriam Revault d’Allonnes, L’Homme compassionnel, Paris, Éd. du Seuil, 2008.

[6] Voir Serge Tisseron, Comment Hitchcock m’a guéri : que cherchons-nous dans les images ?Paris, Hachette littératures, coll. « Pluriel », 2011, p. 90-92.

[7] Voir Susannah Radstone, Janet Walker, Noah Shenker, « Trauma theory », site « Oxford Bibliographies », dernière modification le 30 septembre 2013, URL : http://www.oxfordbibliographies.com/view/document/obo-9780199791286/obo-9780199791286-0147.xml. On consultera en particulier les travaux de Cathy Caruth, Trauma: Explorations in Memory, Baltimore (MA), Johns Hopkins University Press, 1995.

[8] Voir Kali Tal, Worlds of Hurt: Reading the Literatures of Trauma, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

[9] Barbara Havercroft, « Questions éthiques dans la littérature de l’extrême contemporain : les formes discursives du trauma personnel », Les Cahiers du CERACC, no 5 (« Proses narratives en France au tournant du xxiesiècle », études réunies par Anne Sennhauser), avril 2012, p. 20-34, cit. p. 24.

[10] Ruth Leys, Trauma: A Genealogy, Chicago, University of Chicago Press, 2000, p. 94 et suiv.

[11] François Tosquelles, Fonction poétique et psychothérapie, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2003.

[12] S. Tisseron, Comment Hitchcock m’a guéri, op. cit., p. 99.

[13] H. Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup, op. cit., p. 271.

[14] Voir E. Illouz, Saving the Modern Soulop. cit., p. 152 et suiv.

[15] Sigmund Freud et Joseph Breuer, Études sur l’hystérie[1895], trad. de l’allemand par Anne Bermann, Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse », 1967, p. 25, 4.

[16] La meilleure synthèse sur les écritures contemporaines du trauma est l’article déjà cité de Barbara Havercroft, « Questions éthiques dans la littérature de l’extrême contemporain ».

[17] Philippe Lejeune, La Mémoire et l’Oblique : Georges Perec autobiographe, Paris, P.O.L., 1991, p. 65.

[18] Dominique Rabaté, « Le récit moderne et la promesse cathartique », in Poétiques de la voix, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 1999, 205-222, op. cit., p. 221.

[19] Voir Françoise Tilkin, Quand la folie se racontait : récit et antipsychiatrie, Amsterdam, New York, Rodopi, 1990.

[20] Marie Cardinal, Les Mots pour le dire[1976], Paris, Hachette, coll. « Bibliothèque H », 1984, p. 269.

[21] Voir Delphine de Vigan, « Mes jambes coupées », in Mots pour maux : nouvelles, préface de Philippe Grimbert, Paris, Gallimard, 2008.

[22] D. de Vigan, Jours sans faim : roman, Paris, J’ai lu, 2008, p. 117. Sur l’anorexie guérie par la littérature, on pourra également consulter le très beau récit de Tieri Briet, Fixer le ciel au mur, Arles, Éd. du Rouergue, 2014, et le roman de Geneviève Brisac, Petite, Paris, Éd. de l’Olivier, 1994.

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