Le contresens n° 6

 

Préambule

En ouvrant ce thème d'Intensités en janvier dernier, Hélène Merlin-Kajman interrogeait, dans les termes de Michel Pêcheux, «  Ce qui cloche ». Florence Naugrette, quant à elle, questionnait la mise en scène, Erik Leborgne liait contresens et idéologie à partir des notes de lecture de Voltaire sur Rousseau, Bruno Blanckeman rapprochait la figure du contresens des « [...] incertitudes d'un monde qui a désappris un rapport au sens se devant d'être fixe [...] ». Dernier en date, Francis Goyet s'attelait au commentaire d'un tableau de Cranach l'Ancien, La Nymphe de la source.

Cette grande diversité des corpus et des réflexions s'accroît aujourd'hui une nouvelle fois : c'estpar le biais de la lecture de textes « hermétiques » que Paul Laborde se joint à l'échange entamé depuis maintenant dix mois autour du contresens. De ce détour nouveau, il faut remarquer l'originalité : traiter du contresens à partir de textes qui, déjà, mettent le sens à mal. Mais c'est cette difficulté même qui crée un terrain propice, puisque si l'écrivain établit « un vague qui permet [...] la multiplication des sens possibles », ainsi que l'écrit Paul Laborde, c'est aussi « la difficulté à en choisir un, à dégager un chemin dans le texte » qui apparaît.

Un autre aspect de ce texte interpellera peut-être ceux qui aiment à venir flâner sur notre site, nous rejoignent lors de notre séminaire ou en lisent les comptes-rendus ; ceux-là savent combien il est important pour Transitions de nouer un dialogue avec d'autres disciplines et, parmis elles, avec les sciences dites « dures ».  Or, c'est par l'existence d'une « théorie de la vérité », véritable poppérisme des études littéraires, que passe la réflexion de Paul Laborde. Ainsi, au-delà des disciplines, ce sont les thèmes, les questions et les débats présents au coeur de Transitions eux-mêmes qui semblent dialoguer, avec autant de relais - et de relances - que de voix.

M. E. 

Paul Laborde enseigne la philosophie à l'Université Paris Sorbonne. Il prépare une thèse sur une pragmatique de la lecture de la poésie contemporaine.

 

 



Une double infidélité

 

Paul Laborde

20/10/2012

         

« Le livre n'est pas.
La lecture le crée, à travers des mots créés,
comme le monde est lecture
recommencée du monde par l'homme. »

Edmon Jabès, Le Livre des questions

S’interroger sur le « contresens » revient à questionner directement le rapport que l’on tisse avec le texte. Aura-t-on peur de tomber dans le contresens ? Saura-t-on l’identifier ? Ou au contraire, choisirons-nous de nous en moquer, de pratiquer une lecture libérée de cette figure de péril ? La question du contresens ne peut se poser sans convoquer celle de la fidélité. C’est demander : comment être fidèle à l’œuvre ? Faut-il nécessairement chercher à l’être ? Et sinon, comment établir une « bonne infidélité » ? Ces problèmes s’expriment selon divers modes et situations. Nous avons choisi une perspective à explorer : l’hermétisme. Il s’agit alors de comprendre quel sens et contresens seraient en jeu dans un texte qui impose frontalement de grandes difficultés de lectures. C’est l’idée même de compréhension qui est alors relancée. Nous avons l’intuition qu’il existe une littérature qui ne joue pas sur le terrain de la compréhension entendue comme principe de clarté et qui esquisse alors un autre régime de dialogue. C’est cette proposition que nous voulons mettre en place ici, et indiquer quelles pourraient en être les modalités.

La question que nous voulons aborder est celle de la simple lecture. Il faut confronter cet acte qui fait le commencement de toute relation à l’œuvre littéraire avec le danger, la crainte de se « méprendre » sur le sens du texte. Quel rapport établir avec un texte opaque – un langage qui met en péril sa fonction communicative ? Le problème du contresens et son corollaire, celui de la fidélité, supposent une certaine idée de la vérité qu’on impose au langage et partant, à notre rapport à celui-ci. Nous entendons dégager un rapport au langage qui pourrait penser le sens comme événement, comme effet concret porté sur le monde et sur la vie, et rien de réductible à la signification. Dans une telle situation, le non-sens ne serait que l’absence de cette force transformante et le contresens, non pas un mouvement contraire, mais une tentative de ralentir, de freiner ou d’empêcher le changement que porte le sens.

* * *

Nous souhaitons, pour questionner la relation de lecture, nous attaquer à un cas singulier qu’on définira comme une écriture volontairement hermétique. Il est évidemment périlleux de présupposer l’intention d’un auteur, et on pourra toujours laisser entendre que cette langue que beaucoup trouvent absconse était limpide dans le cerveau de son auteur. Mais il apparaît au moins que certains poètes revendiquaient cette difficulté (Mallarmé, Chestov) et cela fera donc notre point de départ.

Quel rapport doit-on tenter d'avoir avec cette obscurité ? Est-on certain qu'il faille « l'éclaircir » ? Il semble que le problème de l'obscurité du langage poétique ne tienne pas à un changement de nature mais à un changement de fonction. Il est tout à fait banal de remarquer par exemple qu'André du Bouchet écrit avec les mêmes mots que nous et que l'allemand de Paul Celan s'est fait de plus en plus sobre par un vocabulaire toujours plus commun. Ce n’est pas non plus la syntaxe qui rend nécessairement la compréhension difficile. Nous croyons que ce qui rend leurs textes « opaques », c'est que la motivation change : ils n'expriment plus une pensée destinée à être communiquée, ils ne sont plus l’expression de quelque chose d'intérieur à l'esprit que l’homme tenterait de partager tant bien que mal à son prochain. Mais cette remarque ne suffit pas, et si le simple fait de la publication ne suffisait pas à le prouver, il faut rappeler que ces écrivains ne cherchaient pas à s’isoler. Celan, poète certes obscur, est intimement concerné par la rencontre d'autrui, la possibilité d’un dialogue – L’Entretien sur la montagne nous le rappelle sans cesse. Le poème en est le lieu privilégié, révélant « le secret de la Rencontre » (Celan, 1967 : 15). Mais pour autant, Paul Celan ne cherche pas à clarifier son langage – il n'est pas obscur par défaut, et cite justement Chestov : « ne nous reprochez pas le manque de clarté car nous en faisons profession » (id : 12). L'obscurité est inévitable car le poète s'aventure dans l'inconnu. Comme l’écrit Marguerite Duras :

Écrire c'est tenter de savoir ce qu'on écrirait si on écrivait – on ne le sait qu'après – avant, c'est la question la plus dangereuse que l'on puisse se poser. Mais c'est la plus courante aussi. Vouloir définir, dresser des remparts pour éditeurs. Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. Je ne sais pas ce qu'est un livre. Personne ne le sait. Mais on sait quand il y en a un. Et quand il n'y a rien, on le sait aussi, douleur terrible de se sentir à moitié mort. [1]

On perçoit ce déplacement fonctionnel que nous évoquions plus haut. Le pont que cherche à dresser l’écrivain avec le lecteur n’est pas rectiligne, car lui-même ne sait pas ce qu’il a à lui dire. On pourrait également rappeler le très beau texte d’Ossip Mandelstam, L’interlocuteur,dans lequel il compare l’écriture à l’envoi d’une bouteille à la mer. Partant, c’est la lecture elle-même qui est comprise comme la réception d’une telle bouteille. C’est-à-dire qu’on se situe dans un dialogue proprement ouvert : le langage n’est pas cadré par un contexte ou une détermination des signifiants. Ce « neutre » cultivé par l’écrivain est bien une source d’obscurité. Et sans tomber dans le mot-valise, le néologisme ou la phrase agrammaticale l’écrivain parvient nettement à établir un vague qui permet tout autant la multiplication des sens possibles et naturellement, la difficulté à en choisir un, à dégager un chemin dans le texte. Sa langue n’est pas « claire », car il ne peut la maîtriser. Il la rend libre et ne cherche pas, à travers elle, à élucider quoi que ce soit. Mais attention : il ne s’agit pas de présenter l’image d’un poème qui serait à lui-même sa propre fin, d’une langue parfaitement autotélique. Disons plutôt que le poète élève la dimension pratique au niveau de l’existence et de l’éthique.

Une écriture opaque correspond à un parti pris éthique, puisqu’il instaure de nouvelles conditions de dialogue – c’est une relation à autrui qui est pensée dans le texte lui-même. On pourrait alors y voir la volonté de ne plus nier la dimension d’extranéité du réel et de la langue qui l’exprime, dans la mesure où la parole est tellement ouverte à ses possibles qu’elle ne peut plus envisager saisir et objectiver quoi que ce soit. S’étant affranchie de toute prédétermination, elle propose un dialogue suspendu au-dessus de l’opposition écrivain/lecteur. C’est là aussi le sens de l’anonymat promu par Mandelstam dans L’interlocuteur : idéal d’une parole libérée de celui qui l’énonce, reçue pour elle-même. Ce n’est donc pas chercher une fluidité dans l’échange, ni aucune transparence. Bien plutôt, cette libération hors du contexte et de l’énonciateur permet de se mettre aux prises avec l’extranéité du langage – avec sa liberté intrinsèque. Comme si l’écrivain et le lecteur faisaient, d’un seul tenant, l’expérience d’une autonomie du langage vis-à-vis d’eux. Et cela dessine une éthique conflictuelle, dans la mesure où les choses ne se donnent pas d’elles-mêmes – il faut les rencontrer et leur reconnaître une indépendance qui modifie entièrement le type de rapport que l’on peut entretenir avec elles. C’est ce que l’on pourrait appeler retrouver « la notion d’obstacle ». Le poète remet en avant « ce qui ne va pas de soi ». Une telle écriture appelle un comportement dans le monde qui suppose ne pas l’instrumentaliser (ni la matière qui le compose, ni autrui qui le peuple). Mais elle n’oppose pas à cela une attitude contemplative, à distance, désengagée. Au contraire, c’est un contact qu’elle réclame, mais un contact qui n’annule pas l’altérité – qui ne nie pas la pluralité du sens.

Si l’écrivain choisit de ne pas entrer dans la dynamique d’objectivation du réel, le lecteur n’est-il pas invité à agir ainsi avec le texte lui-même – et donc à refuser toute pratique explicative ? L’appel de Mandelstam n’impose-t-il pas de saper toute prétention à la vérité d’une interprétation ? Si le poème est comme ce message adressé à tout le monde et personne à la fois par un inconnu qu’on ne retrouvera jamais, l’interprétation du poème n’est-elle pas ouverte jusqu’à l’effondrement ? Jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus reconnaître aucun critère de vérité ? André du Bouchet écrit dans L’Incohérence : « mot comme chose... qui n'est donc pas à expliquer... ouverte à sens et contresens, comme à tous les vents. compacte. Intransitive ». Si le mot est une chose, indépendante, vivante, intransitive, alors nous ne pouvons plus nous contenter de l'aborder comme « objet ». S'ils sont vivants, ils ne dépendent pas de nous, ils débordent les systèmes et les structures que nous pouvons tenter de leur imposer. À l'obscurité du langage devenu chose autonome répond comme par résonance l'autonomie du monde lui-même et des choses qui le peuplent. Et pour Celan, il y a là la condition de possibilité de toute rencontre. Nous ne pouvons rencontrer que l'inconnu, que l'autonome, l'étranger. Rendre aux choses, à autrui, une indépendance, une autonomie, c'est rendre possible ma rencontre avec elles, avec lui, c'est leur rendre la liberté, et ainsi conquérir la nôtre. Nous dirons alors que ce que le lecteur doit abandonner, c’est moins l’envie d’expliquer ou d’interpréter le texte que la croyance en une vérité de telle interprétation ou approche. Une poésie qui se vit hermétique n’oppose pas son opacité comme un obstacle ludique qui forcerait le lecteur à opérer un décryptage. Elle ne se pose pas non plus comme une idole à contempler au loin. L’hermétisme est un mode expressif lui-même et indique en cela la nécessité de couper court à tout éclaircissement qui se voudrait sinon définitif, au moins vérifiable. Le poème, dans son opacité, conserve et sauvegarde une ouverture vers l’indécidable. C’est là sa condition littéraire et une lecture qui veut respecter cela ne doit pas contourner la difficulté mais au contraire composer avec elle.

Il y a donc une sorte de frontière « infranchissable » entre le lecteur et le poète, ou entre le poète et le réel, qui n’empêche pas pour autant toute forme de contact. C’est là un paradoxe qu’il faut préciser. L’habituel reproche que l’on fait à celui qui opère un « contresens » est d’avoir « mal compris », d’être « passé à côté ». Ce mal compris s’oppose à un « bien compris » dont on peut faire l’instance, via des vérifications d’ordre divers (philologique, stylistique, historique, etc.). Mais l’idéal d’une parole fragmentaire et anonyme court-circuite tout principe de vérification. La possibilité d’un contresens entendu comme « erreur » pose le sens comme présence. Il s’agit alors de savoir si on est parvenu à l’atteindre ou si l’on s’est trompé de « chose ». Or une écriture hermétique telle que nous la présentons propose une telle ouverture au sens où elle en ferait plutôt quelque chose, sinon d’absent, au moins de fuyant. La responsabilité du lecteur devant un texte qui se pense comme une « bouteille à la mer » serait de ne jamais nier la puissance d’ouverture et par conséquent de « fuite » qu’il suppose. Cette fidélité comprend donc un « retrait » devant l’objectivation du sens comme signification. Dans le judaïsme, les quatre lectures de la Bible sont comprises comme des ouvertures, et chacune, en elle-même recèle une infinité de lectures possibles. La dernière, qui a trait au sens le plus haut, sod, suppose que celui-ci est caché et même absent. Ce qui dessine une responsabilité du pratiquant qui est ici un lecteur, une responsabilité de participation. Mais bien entendu, il n’est pas de son devoir de parvenir à « trouver »le sens manquant – bien plutôt lui faut-il participer à cette absence, s’assurer de cette insaisissabilité du texte dans son ensemble qui tient à son sens le plus haut, le plus caché. C’est le sod qui rend le texte inépuisable. Et dans le judaïsme toute interprétation doit d’abord renvoyer à son incomplétude et ne prétendre jamais à une vérité définitive : l’infinité des interprétations est source de joie et de puissance. D.ieu n’est plus ce qui vient garantir la possibilité d’un sens comme présence (un signifié transcendantal) mais au contraire, ce qui provoque la pluralité, la dissémination du sens.

Il faut donc avancer que le sens est à produire sans pour autant tomber dans l’excès inverse du relativisme. C’est dire à la fois que toutes les interprétations ne se « valent » pas et que leurs valeurs ne dépendent pas d’une instance transcendante. D.ieu ne viendra valider aucune interprétation. L’hermétisme du poète propose une rencontre ambivalente du même ordre : le poème force une appropriation tout en demeurant insaisissable. Il impose que le lecteur « en fasse » quelque chose, sous peine de ne voir qu’une série de consonnes et de syllabes, mais garde toujours un pied dehors. Le texte est « à cheval » entre sens et non-sens et renvoie toute interprétation à sa nature précaire et fugitive.

On trouve une autre notion qui pourrait probablement régler le sort du contresens entendu comme erreur : l’illisibilité. André du Bouchet consacre un petit livre au roman de James Joyce, composé de deux petits textes et traductions, et l’intitule : Lire Finnegans Wake ? Pour le poète, ce romanapparaît comme un lieu de libération de ce qui dans la langue nous emprisonne – un acte de résistance forcenée contre toute lecture réductrice. L'illisibilité de Finnegans Wake est une joie : elle rappelle le foisonnement des variations du réel et du sens, elle fait appel à l’infini. Cette illisibilité est à la source de cette « fraîcheur » dont parle si souvent André du Bouchet : cette libération du monde sensible hors des prises d'un langage rigide et systématisé, lourd des sédimentations que lui impose l'histoire et l’habitude.

Le monde est mis face à la totalité de ses virtuels, et comme en miroir, le langage retrouve la totalité de ses puissances. Tous les sens sont possibles en même temps. En ne désignant rien de précis, cette écriture fait surgir l'impossible présence que le langage tue quand il se borne à fixer. Finnegans Wake nomme, dénomme, renomme à l'infini – il débouche sur l’en-deçà du nom. Ce qui n’est pas nommable étant ce qui résiste à toute instrumentalisation, ce qui déjoue la relation technique et force un mouvement de désappropriation. Ce qui ne se laisse pas nommer est compris comme quelque chose qui ne se laisse pas fixer, saisir, objectiver, stabiliser. De telle manière que nous sommes tentés de penser le sens comme ayant à voir avec le mouvement, la transformation – une transformation sans début ni fin. L’ouverture du texte littéraire serait dégagement de transformations possibles, et l’idée de contresens, à cet égard consisterait limiter les puissances du texte, le confinant dans une logique binaire du juste et de l’injuste et plus largement du vrai et du faux.

La menace du « contresens » suppose nécessairement cette opposition binaire entre une bonne et une mauvaise lecture. Qu’on puisse envisager de se mettre d’accord sur le contresens implique une certaine idée de la nature d’un texte et du sens qui s’y déploie. On retiendra au moins que la possibilité de statuer sur un contresens suppose d’en revenir à une dimension falsifiable de l’approche : il faut pouvoir espérer vérifier la légitimité de telle ou telle lecture pour instituer le contresens – il faut au moins être capable de délimiter une sphère de « crédibilité » des interprétations, et comment cela serait-il possible sans avoir foi en une instance vérifiante – qu’elle soit le texte lui-même, la génétique, la philologie ou la croyance en une manifestation de l’intention psychologique de l’auteur. Il faut au moins nous accorder que si nous abandonnons tout espoir de vérification, alors l’idée de contresens s’effondre sur elle-même. Il faut toujours une vérification possible, fût-elle temporaire ou relative à un accord conventionnel. C’est dire plus simplement que le concept de contresens impose une certaine théorie de la vérité, aujourd’hui dominante, à savoir la théorie de la vérité correspondance. Est vraie la proposition qui correspond à une réalité, à un état de chose. Est juste l’interprétation qui se trouve vérifiée (par un moyen ou un autre) et est un contresens l’interprétation qui se trouve invalidée par telle ou telle vérification – une interprétation non infirmée serait alors au stade de l’hypothèse et on retrouverait de manière schématique le mode d’expression de l’activité scientifique, au moins de façon analogue à ce que Karl Popper décrit.

Accepter la possibilité du contresens, c’est penser que le travail de lecture et de critique sont liés à une part « universelle » du texte. Celle-ci peut prendre un tournant idéaliste ou conventionnel et normatif. D’un côté, on penserait que le sens du texte renvoie vers un sens idéal – on reprend la structure linguistique de Saussure qui divise le langage entre un signifiant et un signifié et on polariserait l’intérêt sur le signifié, supposant que la complexité de l’agencement des signifiants est telle pour une raison précise, pour indiquer un signifié. De l’autre côté, sur le versant normatif, on penserait la « juste interprétation » comme celle sur laquelle la « scène critique » se met d’accord en fonction des outils qui prédominent chez elle – et donc en fonction des époques (on pense par exemple à l’importance donnée à la biographie de l’écrivain pour guider la compréhension de l’œuvre qui fluctue avec le temps). On pourrait rassembler ces pratiques sous un principe de convergence – ces lectures font converger le texte en même temps qu’elles-mêmes convergent vers un sens. Convergence parce que le travail nie la dispersion. Se mettre d’accord, confronter, exemplifier, argumenter, tout cela permet « d’évincer » un certain nombre de rapports au texte jugés « inadéquats » selon des critères variés. Les attitudes de la critique littéraire ne sont pas uniformes, il serait fou de le prétendre. Mais la variation des approches permet deux types de relation : l’opposition et la combinaison. Dans un cas, on nie àl’approche proposée une pertinence pour tel ou tel objet textuel, dans l’autre, on se « sert » de l’approche pour enrichir son point de vue – c’est ce qu’on appelle le pluridisciplinarisme, qu’il ne faut pas confondre avec le transdisciplinarisme [2]. Soit on nie par exemple la pertinence d’un savoir historique ou psychanalytique pour étudier le sens de l’œuvre, soit on choisit de se nourrir de ces approches pour préciser l’angle déjà adopté. C’est ce que nous regroupons sous l’idée de convergence. Car ici, même l’opposition est convergence dans la mesure où elle nie l’autre et cherche à s’imposer. Nous avons le sentiment que c’est ce que le concept de contresens impose. Car s’il peut y avoir des contresens, alors sur chaque approche, il faut statuer. Si le contresens est possible, tous les sens ne sont pas possibles. Nécessairement, il faut évaluer la pertinence des autres approches. Bien sûr, il est tout à fait légitime de présenter telle approche comme ayant sa pertinence propre : « nous ne disons pas la même chose sur le texte, mais nos deux conceptions ont une valeur de vérité ». Une telle position s’intègre toujours, à notre sens, dans un concept de « convergence » simplement parce qu’elle suppose implicitement, comme nous avons essayé de le montrer, un cadrage des sens possibles.

Une attitude divergente consisterait en revanche à mettre en lumière la qualité différante [3], la marginalisation, l’irréductible singularité de l’œuvre. Si la valeur du texte se révèle dans sa propension à dire quelque chose de parfaitement unique, c’est-à-dire d’irrécupérable, la possibilité d’un contresens s’effrite : ce qu’on peut dire du texte ne s’évalue pas à ce qu’il aurait déjà dit, car de ce qu’il dit, on ne peut rien dire, de ce qu’il dit, on ne sait rien. Un tel constat ne doit pas imposer le silence mais plutôt déplacer l’horizon de la parole : il ne s’agit plus tant de parler sur le texte que depuis lui. Si l’œuvre figure une énonciation sur laquelle on ne peut rien, car elle-même ne dit rien, n’exprime que l’être, que le fait qu’elle soit, alors l’idée d’un contresens change considérablement. De sorte que le contresens consisterait au contraire à nier la part d’inexprimé dans l’œuvre, le contresens consisterait à vouloir fixer une représentation de l’œuvre, quand bien même on la présenterait comme partielle. Une pensée de l’approche divergente doit se faire avec Blanchot : si l’œuvre est essentiellement seule, c’est qu’elle ne communique pas, au moins au sens où l’on entend habituellement la communication, c’est-à-dire qu’elle ne dresse pas de pont. Si l’œuvre est essentiellement seule, toute interprétation qui se veut pont lancé jusqu’à elle est fourvoiement, et partant, toute idée du contresens comme pont « manquant » l’œuvre l’est aussi. Le sens d’une œuvre essentiellement seule n’a ni à faire avec la polysémie ni avec la monosémie. Le sens d’une œuvre seule échappe, se diffuse, se disperse, car à son origine même s’est donnée sa fuite. Un tel sens est une simplicité absolue – il est sa propre possibilité. C’est un statut hypothétique, l’ambivalence par excellence. Si la force du texte est cette disparition en son possible, c’est qu’il gagne la force de l’indécision. Dans cet espace, l’immédiat est compris – dans son statut même de fuite. Il faut saisir comme le sens de l’œuvre est un renvoi vers autre chose que le sens lui-même. Le sens est cet autrement dont il faut s’emparer sans jamais restreindre sa puissance d’altération.

La critique divergente se trouve alors dans une situation paradoxale. Il faut participer à l’autonomie du sens – dans la mesure où le sens est l’hétéronomie elle-même, sa puissance d’altérité radicale. Le rapport au texte est essentiellement ambigu : il s’agit de sauvegarder l’instabilité du sens. Il n’est pas question de contempler cette disparition, mais bien d’y jouer un rôle fondamental, tout en évitant le péril de la fixation. On ne se fait pas spectateur d’un événement étranger mais on se mêle à lui et à son extranéité. Le rapport au texte est donc celui d’une altération. Lire pour se transformer, pour jouir des puissances de métamorphoses du langage – au point de l’événement : quand le mot et le réel se mêlent dans la transformation infinie. Le sens du texte se confond avec son effet, avec son intégration dans des processus vitaux. En cela, la lettre n’est pas séparée de la vie, pour reprendre la crainte d’Artaud. La lettre est vie elle-même. Le sens est changement, départ, détour, ouverture – participation à ce qui nous échappe et déplace le regard.

Bibliographie  :

ALLEMANN, Beda, Hölderlin et Heidegger, Paris, PUF, 1987.

BLANCHOT, Maurice, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955.

CELAN, Paul, «  le Méridien  », in L'Ephémère, Paris, Maeght, numéro 1, 1967.

DU BOUCHET, André, L’Incohérence, Paris, Hachette « P.O.L. », 1979 (non paginé) ; «  Entretien avec Monique Pétillon », in L’Etrangère, volume 2, Bruxelles, 2007.

MARTINEZ, Victor, « Le corps du traduire », in L’Etrangère, volume 2, Bruxelles, 2007.



[1] Marguerite Duras, Ecrire, Paris, Gallimard, Folio, 1995, pp. 52-53.

[2] L’opposition entre les deux se fait à notre sens selon le même axe que celui qui sépare convergence et divergence. Une approche pluridisciplinaire est une somme d’angles, une approche transdisciplinaire est la création d’un angle à partir d’autres angles.

[3] Nous ne faisons pas ici référence au concept derridien précisément, mais plus simplement à la dynamique de création de différence.

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