Le contresens n° 8

 

Préambule

Situation expérimentale : un ami me confie qu'« avoir été obligé de lire Salammbô » l'avait « ennuyé à mourir » et qu’il ne comprend pas que « Balzac » puisse intéresser qui que ce soit. Evidemment, avant même tout plaidoyer en faveur du texte, je relève l’erreur : Salammbô, c’est du Yourcenar – publié un peu avant les Mémoires d’Hadrien, non ? Et, quant à l’ennui, pour en manifester l’importance, je ne peux m’empêcher de lui citer la fin du poème de Charles Bukowski, vers inspirés, crois-je me souvenir, d’une épigramme de Catulle : « You know him [the boredom], reader, that refined monster, / Hypocritical reader – my double my brother ».

Salammbô de Yourcenar qui succède à Balzac, les vers de Baudelaire attribués à Bukowski parce que traduits, influence de Catulle… Le lecteur du paragraphe précédent aura sans doute tendance à crier au scandale, cri qui se muera peut-être en moquerie avant d’atteindre une forme de complicité : ce ne peut être que volontaire tant les erreurs sont manifestes. Qui cependant irait jusqu’à chercher ce que l’erreur apporte ? C’est ce que nous propose François-Ronan Dubois en érigeant le « contresens attributif » en véritable méthode.

Qu’elle soit d’abord involontaire ou, tout au contraire, programmée, l’attribution d’un texte au « mauvais » auteur est susceptible d’agir comme un réactif. Injectons donc l’idée « Yourcenar » dans un texte de Flaubert ou rapprochons, avec François-Ronan Dubois, La Princesse de Clèves et Virginia Woolf, voyons ce qui ce passe, ce que cela peut-être révèle. C’est là une expérience littéraire et critique in vitro, si l’on peut dire, qui pourrait cependant permettre de mieux saisir la vie des œuvres. Mais il y a dans cette opération un autre gain possible, d'ordre épistémologique. Le contresens attributif étant clairement identifiable, délimitable, il offre également la possibilité de distinguer dans un produit final (la lecture de l'œuvre) ce qui est dû au réactif (la méthode herméneutique ou, plus largement, critique) et ce qui est inhérent au matériau initial (l'œuvre).

Un aspect de la proposition de François-Ronan Dubois peut, sans doute, effrayer : celui d'une méthode comparatiste d'approche des textes qui n'est pas sans évoquer une pratique d'expérimentation peut-être plus familière des sciences dites « dures ». Mais ce serait ignorer la part onirique et ludique des solutions potentielles presque infinies d'une œuvre et d'un auteur (qui n'est pas le sien). Quant aux sciences « dures », nous apprenons sans cesse, à Transitions, qu'elles ne sont dépourvues ni de rêve, ni de jeu, par l'intermédiaire des invités de notre séminaire, biologistes, physiciens ou mathématiciens, dont on retrouve exposés et débats dans notre rubrique « Hospitalités ». Et, si un doute devait subsister, la (re)lecture des « Nombredindoute » de Pierre-François Berger suffirait probablement à le lever.

M. E.

François-Ronan Dubois, certifié et agrégé de Lettres Modernes, est doctorant contractuel à l'Université Stendhal - Grenoble 3. Il est l'auteur de plusieurs articles et communications académiques portant sur la vie et l'œuvre de Madame de Lafayette (dont « La construction d'une posture féministe a posteriori : le cas de Madame de Lafayette », Postures), sur l'interprétation des séries télévisées ainsi que sur la méthodologie des études littéraires et télévisuelles (dont « Textes narratifs, séquences narratives : études littéraires et séries télévisées », Enjeux et positionnements de l'interdisciplinarité).

 

 



L'expérimentation de l'attribution fictive :
vers une méthode du contresens

 

François-Ronan Dubois

10/11/2012

 

Résumé

Le contresens est un outil essentiel dans le geste institutionnel d’évaluation des interprétations produites sur un texte : il permet la discrimination de ces interprétations, la distinction des bons et des mauvais commentaires, et la sélection de l’un de ces deux ensembles. Il constitue donc un terrain de choix pour une enquête méthodologique sur la naturalisation, par les processus de production des interprétations, des savoirs exposés.

L’attribution fictive d’un texte à un auteur qui ne l’a pas écrit, susceptible de multiplier les contresens historiques en raison de la transition chronologique, offre, à l’âge des cultural studies, des études sur les postures féministes des écrivaines du passé, un endroit propice pour commencer cette exploration.

* * *

L’histoire littéraire et le formalisme, si tant est que l’on puisse encore les envisager comme deux approches parfaitement distinctes des textes, partagent une certaine recherche positive sinon de l’exactitude du texte (de son sens ou de son système de signes) du moins du commentaire sur lui produit, comme si le geste critique devait toujours aboutir au résultat définitif d’un dévoilement : c’est ce que le texte veut dire, compte tenu de ceci ou de cela, c’est ainsi que le texte organise l’économie de ses signifiants, voilà le sens, voici la structure. Rien de plus louable sans doute que le désir de produire du vrai plutôt que du faux et du certain plutôt que du suspendu. Envisagé du point de vue du commentaire, qui est après tout son lieu véritable, plutôt que du texte lui-même, le contresens est d’abord, dans le discours second, une partie contre-productive, c’est-à-dire un élément qui perturbe le bon déroulement de l’entreprise de production d’une vérité sur le texte. Comme l’a fort justement souligné ici Bruno Blanckeman, le contresens est un outil de professionnels du texte, interprètes ou traducteurs, un outil d’évaluation, manipulé par l’agent qui, à la fin de la chaîne de montage, s’assure que le produit fini satisfait aux normes de l’entreprise, de l’Etat et des consommateurs.

Une semblable description engage naturellement à affirmer avec audace et noblesse la subversive suprématie du contresens, à se saisir des moyens de production et d’évaluation pour les élever contre les normes mêmes qui les ont d’abord conduits à la marge, à justifier et à employer le contresens non plus pour écarter le produit où il se trouve mais bien au contraire pour le retenir. Ce qui n’est pas productif, c’est ce qui ne répond pas aux normes de production ; mais le produit qui répond aux normes ne saurait être une création, puisque précisément sa possibilité a été envisagée déjà par les normes qui le définissent. Plus exactement il faudrait dire que le contresens produit quand le sensé reproduit.

C’est évidemment là que le danger nous guette. Hélène Merlin-Kajman à propos du négationnisme a souligné ici qu’il fallait envisager avec une certaine circonspection le retournement de ces outils. Mais le danger de la production de l’insensé ne naît pas de l’utilisation subversive du contresens, mais de la naturalisation des polysémies ouvertes produites par une semblable utilisation, procédé exactement inverse à celui de la positivité du produit critique que j’évoquais en débutant. En d’autres termes, affirmer qu’il ne saurait y avoir de contresens puisque un texte serait susceptible de recevoir une multitude de sens possibles dont la liste n’est jamais close, faire de la polysémie une propriété inhérente au texte, c’est nier l’activité multiplicatrice que l’interprétation exerce sur ce texte et ainsi s’interdire toute réflexion d’ordre méthodologique, toute vérification positive de la pertinence des sens produits. Supposons que je dispose sur un texte d’un ensemble d’interprétations et que mon outil du contresens me permette de les partager en deux groupes : les interprétations sensées et celles qui sont des contresens. Que mon geste suivant soit de retenir les premières pour écarter les secondes ou au contraire de privilégier celles-ci plutôt que celles-là, d’un certain point de vue, cela importe peu : ce que je fais dans un cas comme dans un autre, c’est : 1) de me servir d’un outil conçu par une économie de la signification pour distinguer deux ensembles et 2) de sélectionner l’un de ces ensembles à partir d’un système de valeurs. Ce qui importe dans le contresens, en tant qu’outil interprétatif, ce n’est pas tant son pouvoir de discrimination que le geste successif de la sélection de tel ou tel ensemble séparé des autres. Cette sélection est absolument nécessaire et c’est en cela précisément que la naturalisation des polysémies ouvertes ne peut être que fautive. J’ai beau affirmer que tel texte est susceptible de recevoir des interprétations infinies, il est toujours possible que deux de ces interprétations soient mutuellement exclusives, c’est-à-dire qu’elles ne puissent logiquement coexister ; le principe de non-contradiction force l’opération de sélection et ferme la polysémie du texte : on peut faire dire au texte plusieurs choses, mais pas celle-là, pas dans le système que j’ai établi, même si d’autres personnes peuvent établir d’autres systèmes qui opéreront des sélections différentes.

D’un point de vue moral et politique, la question de la concurrence de ces sélections est bien sûr essentielle. Ce n’est pas parce que plusieurs sélections sont possibles qu’elles sont toutes valables et il importe de trouver des critères pour les hiérarchiser et pour décider si telle sélection est plus valable, c’est-à-dire plus profitable, que telle autre. Ce sont ces critères de sélection, comme l’a rappelé Hélène Merlin-Kajman, qui sont les objets de la polémique ; faut-il des preuves ? suffit-il que le système décrit soit cohérent ? faut-il s’attacher à ce qui est dit ou à la manière de le dire ? L’approche méthodologique que j’ai esquissée ici est en réalité relativement indifférente à ces questions, dont la résolution n’altère pas ou très peu le fonctionnement du critère de contrôle de la validité du commentaire (pour faire court, ce que l’on appelle traditionnellement le contresens).

Cette indifférence, je propose de l’exploiter de manière pratique, c’est-à-dire de proposer une approche des textes qui ne soit pas la recherche d’une production valide, dont la nature est anticipée avant même que l’argumentation se développe, mais une expérimentation. Le propre de l’expérimentation, c’est d’affirmer que les circonstances qui entourent la production du résultat relèvent d’un protocole et que, par conséquent, le résultat ne constitue pas une vérité absolue mais un effet inscrit dans des conditions particulières ; en d’autres termes, l’expérimentation est attachée à sa propre dénaturalisation et cherche à exhiber ce qui précisément, dans son processus de production d’un savoir, participe d’une entreprise de distinction et de sélection. Le rôle de la méthodologie me paraît ainsi être de désamorcer l’un des principes fondamentaux des théories littéraires et des pratiques interprétatives qui en découlent : l’affirmation que « le propre d’un texte, c’est », c’est-à-dire l’exclusion absolue de toutes les autres pratiques (qui sont en réalité des protocoles concurrents).

Bien sûr, il y a autant d’expériences possibles que de protocoles en place. Je pourrais tout autant choisir d’explorer la structuralité du texte plutôt que son historicité et proposer, plutôt que des attributions fictives contre-historiques, des interpolations sauvages aléatoires, constituer un petit réservoir d’énoncés à injecter dans telle ou telle œuvre pour en observer les effets de structure. A tort ou à raison, il me semble que la question du rapport entre le texte et son auteur, en ces temps d’études culturelles, est un problème plus préoccupant que celui de l’effectivité des structures internes — et c’est pourquoi je m’attache ici au contresens attributif.

* * *

La date d’un texte fournit un cadre à l’interprétation. Si je cherche à comprendre les surprenantes scènes dans lesquelles Monsieur de Nemours, de manière parfaitement improbable, observe la Princesse de Clèves dans son jardin à Coulommiers, je ne vais certes pas ouvrir Autant en emporte le vent, dont les pages sont pourtant remplies de situations similaires : j’explore les comédies de l’époque dans lesquelles des conversations sont ainsi surprises. Bien souvent, il est vrai, je n’ai qu’une idée très vague de la date de publication de telle ou telle œuvre ; sans ouvrir mes encyclopédies (ou sans m’y connecter), je ne sais peut-être pas que les Lettres écrites à Lausanne datent de 1785, mais enfin, je vois sur la couverture du livre le nom d’Isabelle de Charrière, ce nom en évoque d’autres, et je suis prompt à traquer de lettre en lettre les traces de Rousseau, de Diderot, de Constant. Bien sûr, rien ne m’empêche de lire Sei Shônagon comme Georges Perec et de trouver dans les listes des Notes de chevet quelque chose de semblable à celles d’Espèces d’espaces. Puis-je cependant m’empêcher d’y trouver en même temps quelque chose de Bashô Matsuo ? Bashô, répondrait-on, est pourtant né en 1644 quand Sei Shonagon était morte depuis six siècles déjà.

Assurément, l’ancrage historique que nous fournit le nom de l’auteur est à géométrie variable : il dépend beaucoup de ce que nous savons de lui. Cet ancrage cependant n’est jamais purement indéfini : quelque grossière que soit ma connaissance de la littérature japonaise, c’est bien Bashô que me rappellent les Notes de chevet et non, par exemple, Jun’ichirô Tanizaki, et dans la prose de Sei Shônagon je ne retrouve rien de Yukio Mishima. Je ne dirais donc pas de Sei Shônagon qu’elle est « contemporaine » : elle appartient au passé, à cet éternel dix-septième siècle que représente, pour un lecteur français mal renseigné, le passé japonais. L’ancre historique restreint donc plus ou moins le sens d’un texte, mais il le restreint toujours. Les choses se passent à peu près de la manière suivante : un signifiant A, dans l’absolu, est susceptible de recevoir dix signifiés. Les signifiés se multiplient au fil du temps et, indifféremment de l’usage, on peut dire que le mot riche signifie « doué d’une puissance militaire » aussi bien que « en possession d’une importante quantité de biens matériels ». Une fois pris dans la chronologie, les choses changent : au onzième siècle, riche a bien plutôt le premier sens que le second ; aujourd’hui, c’est l’inverse. L’ancrage historique, via, a minima, le nom d’auteur, du signifiant dans une époque donnée réduit le spectre de sa signification à un nombre restreint d’éléments signifiables. Le mot « pénétrer » aura certains sens a priori chez Segrais qu’il n’aura pas chez Bataille et inversement. Bien sûr, cette réduction n’épuise pas la polysémie originelle du texte mais elle restreint l’étendue sémiotique que l’interprète doit parcourir. Plus l’interprète est familier du texte, plus cette étendue est réduite verticalement (dans la chronologie) ; plus, au contraire, ses connaissances sont vagues, comme, disons, en littérature japonaise, plus cette étendue est vaste.

Supposons que je lise les Philippiques de Cicéron et que, à chaque fois que surgit le mot imperium, j’imagine que l’orateur construit une subtile dénonciation des errances de l’empire romain. Si je fais un contresens, c’est évidemment parce que je choisis de donner au mot des sens qu’il n’a pas (encore). Ce qui différencie mon contresens d’un non-sens, c’est précisément que je fais sens, que mon interprétation se développe en un discours cohérent que l’on peut comprendre, puisqu’on peut le réfuter. Ce qui fait que mon sens est un sens contre, c’est qu’il occupe, dans la chronologie, une place différente de celle qu’occupe le texte augmenté de l’information du nom d’auteur ou, tout du moins, d’une connaissance plus précise de ce nom. Ce contresens n’est nécessairement ni un bien ni un mal ; en effet, il ne peut qu’être évalué à partir de ce système sémiotique extérieur qu’est ma connaissance du contexte historique du texte : il est bon ou mauvais pour moi, en fonction de ce que je sais ou de ce que j’ignore de ce contexte.

Nouvelle supposition. Mon marchand de livres, particulièrement malhonnête, s’est entendu avec un éditeur particulièrement incompétent et, une fois rentré chez moi, je m’assois confortablement pour entamer la lecture des Philippiques de Tacite. Je suis étonné peut-être qu’un écrivain de l’Empire, dont je suis par ailleurs un peu familier, ait choisi de se projeter ainsi dans le passé et d’abandonner son propre style allusif pour contrefaire les amples périodes l’orateur républicain. Mais, après tout, nous avons affaire à un historien. Le mot imperium attire mon attention. Je comprends bien que l’auteur de la Vie d’Agricola met ici en place une stratégie qui lui est (ou lui deviendra) habituelle et qui consiste à juger des qualités d’un futur empereur à celles dont il a pu faire preuve dans ses fonctions de général : comme dans cet autre ouvrage, je vois que dans les Philippiques l’excellence ou la médiocrité du commandant militaire est le signe de la vitalité ou de la maladie d’un système politique ; l’Etat a les généraux qu’il mérite. Si maintenant l’on me fait la faveur de m’apprendre que ces Philippiques, que je tiens pour du Tacite, sont en fait de Cicéron, devrais-je m’étonner qu’une charge contre Marc-Antoine ait paru me parler d’un système politique qu’annonce déjà une République mourante, puisque précisément Marc-Antoine participe activement à cette agonie ?

On le voit, le contresens historique ne constitue pas nécessairement un contresens textuel : ce n’est pas parce que je donne au texte une autre époque en lui donnant un autre auteur que je lui donne un sens très différent de celui qui eût été sinon le sien. Puisque le texte est un système sémiotique déterminé, il n’est pas surprenant que les sens qu’il est susceptible de produire dans telle ou telle circonstance puissent se recouvrir et ce n’est pas parce que le signifiant a plusieurs signifiés que ces signifiés sont antinomiques ou même fondamentalement différents.

Mais si le contresens historique ne saurait être un contresens textuel, pourquoi ériger en méthode un dispositif manifestement farfelu et qui n’offre peut-être pas sur le texte un éclairage très différent des autres ? Ne suffit-il pas de situer rigoureusement les Philippiques dans le contexte de l’année 44 pour mettre en évidence le glissement conceptuel à l’œuvre, malgré Cicéron, dans la terminologie politique ? Pierre Bayard, dans Et si les œuvres changeaient d’auteur ? (2010), a présenté un premier mode de résolution de ces questions, dont l’orientation me paraît essentiellement psychanalytique. Selon Bayard, l’attribution d’une œuvre à un auteur qui ne l’a manifestement pas écrite fait émerger, en quelque sorte, des résistances qui mettent en évidence les aspérités de l’œuvre (et de l’instance psychique qui la produit). En d’autres termes, le contresens historique érigé en méthode ne cherche pas à convaincre qu’un tel a écrit telle œuvre mais à pousser l’interprétation jusqu’à l’inacceptable, comme l’analyste pousse l’analysant au refus ; on recherche, pour reprendre le titre de l’article inaugural de ce numéro, « ce qui cloche ». En laissant le psychisme de côté, on peut également remarquer qu’en lisant les Philippiques comme du Tacite, j’ai changé le regard que je portais sur elles, mais également celui que je portais sur la Vie d’Agricola, par exemple. Changer l’auteur d’un texte ne consiste pas seulement, en effet, à changer son ancrage historique : cela implique également, à la faveur d’une habitude de lecteur, de lui associer étroitement les autres textes de son nouvel auteur.

La différence entre le contresens historique tel que je le propose ici et le paradoxe développé par Bayard est celle qui existe entre l’interprétation d’un texte isolé et le parti pris comparatiste. Bayard, fidèle à l’intuition du Plagiat par anticipation (2009), propose une expérience de lecture. Mais lire un texte comme s’il était d’un autre auteur ne revient pas à interpréter un texte comme s’il était d’un autre auteur. La lecture sélectionne parmi tous les sens possibles un sens unique qu’elle impose au texte et qui peut varier, d’une lecture à l’autre. Le projet de Bayard est d’aiguiller cette sélection vers une voie différente. Mais l’interprétation, qui est un discours, envisage le texte dans sa complexité et, en explorant sa signification, elle peut faire émerger plusieurs sens possibles sans avoir recours à de semblables aiguillages : c’est ce que nous avons évoqué en parlant d’une interprétation contextualisante des Philippiques. Pour être une méthode d’interprétation, le contresens historique doit donc nécessairement être une entreprise comparatiste, c’est-à-dire insister moins sur le rapport entre la vie d’un auteur et sa nouvelle œuvre que sur celui qui existe entre plusieurs textes situés à différents endroits de la frise chronologique.

Si le contresens historique peut aboutir à des conclusions similaires à celles qui naissent d’une analyse contextualisante, ce n’est alors que par accident. Ce n’est pas en effet la continuité historique que ce type de contresens recherche, mais une parenté entre plusieurs textes, c’est-à-dire, à la manière d’une rosace, la superposition de plusieurs systèmes sémiotiques. Dans cette perspective, le contresens historique n’a apparemment plus grand-chose d’historique : qu’est-ce qui distingue la comparaison d’un texte A de l’époque T avec un texte B de l’époque T+x et la comparaison de deux textes, A et B, tous deux issus de la même période T ? Cette difficulté était prévisible si l’on se souvient que, d’une certaine façon, Sei Shônagon et Bashô pouvaient appartenir à la même période, quoique six siècles les séparassent. De la même façon, passer de Cicéron à Tacite pour un non-antiquisant, d’Aphra Behn à Richardson pour un vingtiémiste, peut très bien n’être pas une manipulation historique très significative — du point de vue de l’histoire.

Formalisé de la sorte, le contresens historique se présente à peu près comme une catégorisation thématique. Au critère organisateur de l’époque, on substitue celui d’une parenté thématique : ce sont deux textes qui parlent d’imperium et je vais les traiter de front. Le contresens historique serait alors un temps de l’activité interprétative qui n’aurait pas nécessairement d’existence dans le discours qu’elle construit finalement. A ma table de travail, je vais faire semblant de lire La Mouette comme une pièce d’Ibsen ; alors la question du conflit entre les générations m’apparaîtra plus clairement et, d’un autre côté, Le Canard sauvage gagnera une dimension réflexive qui m’avait auparavant échappé. Devant mes étudiants cependant, devant les autres chercheurs en colloque, je dirais que j’ai cherché à étudier la représentation littéraire du conflit entre les générations et, quoique j’aie d’abord rejeté La Mouette de dix ans dans le passé, je peux ajouter que j’ai choisi de me concentrer sur la fin du dix-neuvième siècle. Encore une fois, le contresens historique ne donne pas nécessairement des résultats très différents de ceux d’autres méthodes d’interprétation plus traditionnelles ; son mérite est plutôt de ne pas commencer par imposer une direction au texte, de ne pas aborder le texte avec l’idée d’y trouver une redéfinition de l’imperium ou une métaphore du progrès littéraire dans les relations entre générations, mais de laisser ces conclusions émerger d’une série de recoupements.

Mais cette formalisation ne rend compte que d’une partie du processus à l’œuvre dans le contresens historique ou, si l’on préfère à ce point de l’analyse, le contresens attributif. En effet, quand nous interprétons une œuvre d’un auteur, nous ne faisons pas que mettre en rapport cette œuvre avec une autre œuvre de ce même auteur, c’est-à-dire que nous ne nous contentons pas d’étudier l’interpénétration de deux systèmes sémiotiques ou plus. Si j’ai discuté le paradoxe de Pierre Bayard, ce n’était pas pour l’exclure : quand nous attribuons un texte à un auteur, nous procédons aussi à une interprétation biographique, bon gré mal gré. Ce n’est pas parce que nous ne faisons pas que cela que nous ne faisons pas cela. Enfin, quand nous attribuons un texte à un auteur, nous l’interprétons à partir des déclarations de l’auteur : nous lisons, par exemple, La Duchesse de Langeais avec l’avant-propos de la Comédie humaine et essayons de faire rentrer Armand de Montriveau dans un type, quitte à construire pour lui un type si particulier qu’il n’est plus d’aucune utilité sociographique. Bien sûr, si j’attribue Les Raisins de la Colère à Proust, je ne vais me servir du style de Steinbeck pour remettre en question la profession de foi artiste qui se développe à la fin du Temps retrouvé et, plutôt, je dirais que Les Raisins de la Colère sont une exception dans le corpus proustien. Du point de vue du projet d’écrivain, je n’aurais donc pas gagné grand-chose et comme il est possible que Les Raisins de la Colère n’entretiennent pas beaucoup de rapports non plus avec la Recherche et que la vie de Proust n’éclaire rien de cette œuvre, peut-être mon contresens attributif aurait-il été entièrement infructueux — et les expériences échouent parfois.

Mais cet échec peut peut-être nous instruire. Nous apprenons d’abord que le contresens attributif n’est pas une méthode infaillible ; il est vrai cependant qu’il fallait s’y attendre. Ce qui est important surtout, c’est que toutes les relations qui se créent entre le texte attribuée et l’être polymorphe qui se cache derrière le nom d’auteur (un corpus, une vie, une poétique) ne sont pas réciproques. Si le texte attribué peut éclairer les autres textes de son nouvel auteur comme eux lui, en revanche le projet d’écrivain de cet auteur, s’il est documenté, a peu de chances d’être affecté par cette acquisition. Cette indifférence de l’un à l’autre n’implique toutefois pas qu’aucune relation n’est possible : on peut fort bien se servir du projet d’écrivain de l’auteur réceptacle pour éclairer le texte attribué d’un jour nouveau.

Je m’installe à nouveau à ma table de travail et j’ouvre, d’un côté La Princesse de Clèves, de l’autre un volume d’essais de Virginia Woolf. Voici par exemple la manière dont, dans « Comment devrait-on lire un livre ? », Woolf décrit l’entreprise d’écriture :

Rappelez-vous donc quelque événement de votre vie qui a laissé sur vous une impression distincte : comment au détour d'une rue, peut-être, vous êtes passé à côté de deux personnes qui discutaient. Un arbre frémissait, une lumière électrique vacillait, le ton de la conversation était comique, mais tragique aussi : toute une perspective, une vision du monde entière, semblait contenue dans ce moment. Mais si vous essayez de reconstruire cet événement par les mots, vous découvrirez qu'il se brise en un millier d'impressions conflictuelles. Il faut en atténuer certaines, insister sur d'autres, et ce faisant vous perdrez probablement toute prise sur l'émotion elle-même. (Woolf, 1926, trad. Dubois, 2011, disponible dans L’Atelier de Fabula)

Ecrire ressemble un petit peu à une entreprise phénoménologique, au sens husserlien du terme, c’est-à-dire à une tentative de mettre en ordre la manière dont le monde produit sur nous des impressions. Le défi de l’écrivain est donc de rendre compte de la diversité des impressions que produit chaque événement dans une conscience humaine sans que cette richesse entrave la compréhension du lecteur. La syntaxe est donc à la fois une entreprise de mise en ordre et une mimesis de la versatilité de la conscience. Je tourne à présent mon regard vers La Princesse de Clèves :

Madame de Clèves demeura seule, et, sitôt qu’elle ne fut plus soutenue par cette joie que donne la présence de ce que l’on aime, elle revint comme d’un songe ; elle regarda avec étonnement la prodigieuse différence de l’état où elle était le soir, d’avec celui où elle se trouvait alors : elle se remit devant les yeux l’aigreur et la froideur qu’elle avait fait paraître à M. de Nemours, tant qu’elle avait cru que la lettre de madame de Thémines s’adressait à lui ; quel calme et quelle douceur avaient succédé à cette aigreur, sitôt qu’il l’avait persuadée que cette lettre ne le regardait pas. Quand elle pensait qu’elle s’était reproché comme un crime, le jour précédent, de lui avoir donné des marques de sensibilité que la seule compassion pouvait avoir fait naître, et que, par son aigreur, elle lui avait fait paraître des sentiments de jalousie qui étaient des preuves certaines de passion, elle ne se reconnaissait plus elle-même. Quand elle pensait encore que M. de Nemours voyait bien qu’elle connaissait son amour ; qu’il voyait bien aussi que, malgré cette connaissance, elle ne l’en traitait pas plus mal en présence même de son mari ; qu’au contraire, elle ne l’avait jamais regardé si favorablement ; qu’elle était cause que M. de Clèves l’avait envoyé quérir, et qu’ils venaient de passer une après-dînée ensemble en particulier, elle trouvait qu’elle était d’intelligence avec M. de Nemours, qu’elle trompait le mari du monde qui méritait le moins d’être trompé ; et elle était honteuse de paraître si peu digne d’estime aux yeux même de son amant. (Anonyme 1678, éd. Sellier)

Impossible de ne pas reconnaître ici le phénomène que décrit Woolf : un événement (la copie de la lettre tombée de la poche du vidame de Chartres) a suscité en Madame de Clèves une multitude d’impressions diverses que le narrateur entreprend d’explorer. L’accumulation des subordonnées permet à la fois de mener cette exploration et de mimer la confusion de l’héroïne. L’art de l’écrivaine consiste à insérer dans la phrase des groupes de mots qui éclairent différemment l’ensemble du monologue intérieur, une technique qui n’est pas sans rappeler le stream of consciousness, tel qu’il se pratique dans La Promenade au Phare ou Mrs. Dalloway. Ainsi les mots « aux yeux même de son amant » jettent un doute sur la valeur éthique de la honte éprouvée par le personnage, de la même manière que la joie de Mrs. Dalloway est très tôt mise en doute par des fragments d’impressions insérés dans le cours de la narration.

De ce point de vue, La Princesse de Clèves n’est pas tout à fait un roman d’analyse, puisqu’une partie importante des motivations de l’héroïne est laissée informulée, suggérée au lecteur par un fragment de phrase qui frémit au seuil de la conscience. Pour n’être pas immaculée, la Princesse n’en demeure pas moins une héroïne, une femme fort éloignée de ressembler aux autres femmes, et l’on aurait tort de suggérer qu’en représentant Clarissa Dalloway ou Mrs. Ramsay, Virginia Woolf cherche à mettre en scène une existence féminine quotidienne : c’est bien l’exceptionnel qui gouverne la vie de ces deux autres personnages et, comme Madame de Clèves avec le prince ou le duc, leur existence est un rapport de force avec leur mari voire leur amant, dont elles sortent, sinon triomphantes, du moins héroïques. Cette représentation moins démonstrative que suggestive d’existences exceptionnelles participe de la conscience woolfienne des contraintes qui pèsent sur la vie féminine, telles que l’auteure les analyse en interprétant les Parson Letters dans un essai intitulé « The Pastons and Chaucer » (Woolf, 1925).

Il est impossible de développer ici pleinement les liens qui peuvent unir La Princesse de Clèves à l’œuvre de Virginia Woolf. Un interprète plus porté à la biographie que je ne le suis pourrait encore explorer, je suppose, la thématique du renoncement chez l’écrivaine et son héroïne retrouvée. Il s’agit pour l’heure de montrer comment un contresens attributif peut fonctionner pleinement, en tissant des relations non seulement entre les œuvres mais encore entre le texte attribué et un projet d’écrivain.

* * *

L’attribution fictive n’est pas (uniquement) une distraction de théoricien. Elle n’a pas non plus le projet de mettre le feu aux plaquettes, aux programmes, aux appels à contributions qui pratiquent les divisions historiques. En cela précisément qu’elle s’affirme contresens, elle pose le sens contre lequel elle va. Elle interroge moins ce sens que l’exclusivité des critères de discrimination et de sélection que sa supposition naturalisée engendre nécessairement.

Il faut avouer cependant que cette intolérance n’est pas vraiment dans sa nature. On pourrait sans doute publier deux articles à peu près identiques, dont les conclusions du moins seraient identiques, par exemple à propos de La Princesse de Clèves et de Virginia Woolf, dont l’un procéderait d’une approche comparatiste des plus traditionnelles et l’autre résulterait de la mise en application de la méthode peut-être un peu curieuse que je viens d’introduire. Les lecteurs abusés ne se rendraient peut-être pas compte que, dans le second cas, ils ont affaire à un dément ou un crétin. L’attribution fictive peut très bien n’être qu’une méthode de passage, un outil de l’interprète qui, à son bureau, serait soucieux de ne pas imposer trop à son corpus et de le laisser plutôt fleurir autant que possible.

Mais elle peut être aussi plus que cela. Attribuer La Princesse de Clèves à Virginia Woolf, ce n’est pas seulement comparer La Princesse de Clèves et Mrs. Dalloway, c’est se réserver le droit de faire jouer tout ce qui vient avec Woolf, du Common Reader au film de Stephen Daldry, pour interpréter La Princesse de Clèves. Alors la nouvelle attribution crée un monde interprétatif fictif dans lequel peuvent venir s’exercer toutes les autres méthodes traditionnelles ; certaines produiront les mêmes effets, peut-être, que dans le monde réel, d’autres, comme les interprétations biographiques, seront modifiées en profondeur. Les conclusions ainsi produites, toujours encadrées par le système sémiotique du texte, conserveront leur validité interprétative hors de cette expérience fictionnelle. Encore une fois, il n’y a de contresens que celui qui émane de la norme.