La Beauté  n° 14

 

Préambule


Avec Anne-Lise Worms, voici que la Grèce s’anime, sans être condamnée au conflit tragique de l’apollinien et du dionysiaque. Comme d’autres textes l’ont souligné au fil des mois, pas de beauté sans émotion, qui altère les idées d’harmonie et de symétrie attachées à son concept : « la beauté possède une force irrésistible, dont il faut se méfier. Elle entraîne guerres, violences, délires, folie : mania ». Elle est tout à la fois divine, et fiction ; humaine, non au sens d’une synthèse, mais au sens où elle est tendue entre ces pôles contradictoires.

Une fois reconnue son absence de raison, ou ce que Gérald Sfez appelait son incivilité, que faire de ce frémissement de vie rapidement trop intense qui entoure son apparition, son appréhension, sinon la donner à reconnaître comme émotion, et la transmettre pour la partager, comme Anne-Lise Worms le conclut ?

H. M.-K.

Anne-Lise Darras-Worms est maître de conférences en langue et littérature grecques à l'Université de Rouen. Ses travaux portent sur Plotin et sur les théories du Beau dans l'Antiquité grecque. Elle a publié en 2007, aux éditions du Cerf, dans la collection « Les Écrits de Plotin », la traduction et le commentaire du « Traité 1 » (I,6), « Du Beau », et s'apprête à publier en 2013 ceux du « Traité 31 » (V, 8), « De la Beauté intelligible », aux mêmes éditions.

 

 



Les Grecs, la beauté, la vie

 

Anne-Lise
Darras-Worms

07/07/2012


« Le beau est variable, institué, historiquement relatif, non nécessaire en somme » et « pourtant, obstinément, nous y revenons dès qu’un certain type d’émotion nous submerge ». Tel est le paradoxe que l'argumentaire introductif au thème La beauté invite à penser. De fait, héritiers de siècles d’expériences et d’expressions multiples du beau, mais aussi de discours de toutes sortes sur « la beauté », nous nous posons tous la même question : pourquoi ? Pourquoi donc ce retour obstiné à une notion aussi peu stable, à ce « signifiant flottant », pour reprendre l’expression de Claude Lévi-Strauss ?

Contraints de reconnaître qu’en réalité nous ne savons pas, ou ne pouvons plus savoir, ce que signifie le mot « beau », nous sommes parfois tentés de revenir « aux sources », de nous appuyer, fût-ce pour nous en déprendre ensuite, sur la, ou plutôt les significations dont le chargèrent jadis « les Grecs », afin de définir au plus juste ce « sentiment du beau » qui nous envahit si souvent – à la vue d’une personne, d’un paysage, d’un geste, d’une attitude, ou encore lorsque nous lisons un texte ou contemplons une œuvre d’art – et que, dans nos échanges avec autrui – conversations, enseignements –, nous tentons, tant bien que mal, de transmettre.

Revenir aux Grecs ? Pas si simple.

Marcel Hénaff, par exemple, se propose de rappeler ce qu’ont pu signifier, dans l’Antiquité grecque, les notions de beauté, de grâce ou d’œuvre d’art, en particulier dans leur relation avec la conception grecque de cet espace politique singulier que fut la cité, afin de mieux définir la « nouveauté » esthétique de notre espace public présent. Ce « recours aux Grecs » se justifie, selon lui, en ce qu’une « nouveauté privée de sa mémoire devient vite arrogante et creuse ». Et il ajoute : « Cette mémoire, pour nous Occidentaux, a sa source en Grèce. C’est un fait qu’il ne faut ni idéaliser ni ignorer. Il faut l’assumer et le discuter de manière critique ».

Bien sûr. Et pourtant nous tous, hommes et femmes d’aujourd’hui, sommes bien placés – le temps nous aura au moins donné cela – pour savoir que cette attitude critique doit d’abord s’appliquer à nous-mêmes, dès lors que nous nous référons à « la Grèce » ou aux « Grecs ». Il serait dommage, en effet, que le refus de toute idéalisation du « passé » trouve trop vite ses limites par excès d’idéalisation inversée, c’est-à-dire de vision réductrice de notions complexes, ambiguës et soumises à des questionnements, des interprétations, des réévaluations et des évolutions historiques au sein même de « l’Antiquité grecque ». Qui sont « les Grecs », quelle est « la Grèce » dont nous parlons ? Et qu’est-ce que la fameuse « beauté grecque » ? De quoi disposons-nous pour nous y référer ? D’œuvres d’art plus ou moins bien conservées – les couleurs ont souvent disparu – et de textes en nombre restreint et variable selon les époques, dont beaucoup de fragments, mais aussi, et surtout, de siècles et de siècles d’interprétations.

Sans doute aucune réflexion sur la ou les transition(s) d’une époque à l’autre ne peut-elle faire l’économie de pareilles difficultés. Je tâcherai donc de garder celles-ci à l’esprit, dans cette brève contribution.


*    *    *


Symétrie, mesure, harmonie, lumière, grâce : tels sont les mots et les notions qui semblent avoir toujours prévalu pour définir la « beauté grecque » ou la beauté « pour » les Grecs. Or d’autres définitions sont possibles qui ne s’ajoutent pas nécessairement aux premières, ni même les complètent mais qui, peut-être, en constituent au contraire une dimension irréductible. Ainsi le dit Gérald Sfez : « Le problème de la beauté est celui de ses homonymes et de son indivision apparente et réelle ». Il se peut, en effet, qu’aucune référence aux critères évoqués ci-dessus ne soit pertinente si l’on ne prend pas en compte aussi et en même temps ce que les Grecs ont dit des affects, c’est-à-dire des émotions parfois contradictoires provoquées par ce qu’ils appelaient « beau ». C’est pourquoi une notion aussi difficile à cerner que celle de « grâce », par exemple, ne peut être invoquée aussi aisément qu’on le croirait, sauf à relire, « à la lettre » même, les textes qui nous ont été transmis.

Je ne pourrai prendre ici que quelques repères, consciente des effets réducteurs d’un survol aussi rapide.

Ce que suggère tout d’abord Homère, et bien d’autres à sa suite, c’est que la beauté possède une force irrésistible, dont il faut se méfier. Elle entraîne guerres, violences, délires, folie : mania. De fait, l’une des premières figures de la beauté en Grèce, première à tous les sens, et sans doute la plus puissante, est celle d’Hélène. On sait ce que disent d’elle les vieillards de Troie, réunis près des portes Scées, lorsque celle-ci paraît sur les remparts :

Il ne faut pas s’indigner si Troyens et Achéens aux bonnes jambières souffrent de si longs maux pour pareille femme : elle ressemble terriblement, à la voir, aux déesses immortelles ! [1]

Pourquoi cette beauté est-elle terrible ? Parce qu’elle est « divine » [2] : elle est le signe dans le monde des hommes de la toute puissance des dieux. Aussi Priam récuse-t-il aussitôt le souhait exprimé par les vieux chefs de voir au plus vite partir ce « fléau pour [eux-mêmes] et plus tard pour [leurs] fils » [3]. Il appelle Hélène et lui dit :

Tu n’es, pour moi, cause de rien, mais les dieux, assurément, sont les causes, eux qui ont lancé la guerre pleine de larmes avec les Achéens. [4]

« Beauté fatale », donc. Mais l’autre aspect de la beauté, qui s’incarne dans une figure originaire elle aussi, et va de pair avec cette toute-puissance sans susciter moins de frayeur ni de méfiance, est que la beauté – toute beauté ? – est une fiction. Telle est Pandore : « don de tous » les dieux, « beau mal » entièrement fabriqué par eux pour abuser les hommes, comme le dit Hésiode. [5]

Ainsi la beauté est-elle doublement redoutable : humaine et non-humaine, au-delà de l’humain : puissance de l’imaginaire. Figure redoublée de l’altérité – celle de la femme dans ce monde dominé par les hommes –, Hélène/Pandore est à plus d’un titre leur « phantasme » – Hélène, surtout, qui est « au centre des combats » (périmachètos), et des débats.

Chez Euripide, par exemple : objet de discours haineux de la part des femmes de Troie dans plusieurs pièces, elle est aussi, dans la tragédie éponyme, la « vraie » Hélène, retenue contre sa volonté en Égypte sur l’ordre d’Héra et espérant le retour salvateur de Ménélas, car ce n’est que son fantôme – son phantasme – qui fut enlevé et transporté à Troie par Pâris. Chez les sophistes et les orateurs (Isocrate, Gorgias), sa beauté fait l’objet d’éloges paradoxaux qui ne sont pas pour autant seulement, in fine, des éloges du logos. En effet, à travers la réhabilitation d’Hélène qu’ils proposent, c’est aussi la beauté que chacun des deux loue, à sa manière, sans pour autant en méconnaître le caractère équivoque et relatif. [6]

Ainsi faudrait-il se souvenir, dans un premier temps, que la beauté, pour ceux des Grecs dont nous avons les témoignages, paraît toujours ambivalente, et pas seulement lorsqu’elle s’incarne dans une femme. La puissance divine et la puissance fictionnelle du beau sont présentes ensemble, dans chaque objet perçu comme beau ; loin d’être contraires, elles sont intimement liées.

À partir de là, on pourrait interpréter toutes les théories, grecques ou romaines, qui conçoivent le beau comme l’expression de la rationalité, de l’ordre, du nombre, et le réduisent à une norme, comme autant de dispositifs conceptuels stratégiques destinés à dominer cette terreur et ce désir originels et spontanés que suscite la perception sensible du beau : armes humaines conçues pour résister à la « ruse divine » primitive et traumatisante. Ainsi en irait-il du fameux « Canon » de Polyclète, des théories de la symétrie ou de l’harmonie dont on croit trop souvent qu’elles résument à elles seules la beauté grecque. Voilà qui expliquerait aussi, du même coup, la permanence du thème de la fiction : toute beauté est factice, donc fausse, toute beauté sensible n’est qu’apparence de la beauté. Le beau véritable, pour les Grecs, est idéel.

Devrions-nous pour autant être nietzschéens, voir en toute beauté grecque, voire en tout discours « grec » sur le beau, l’expression d’une domination de la pulsion dionysiaque par la pulsion apollinienne ? Nullement, car enfin, comment comprendre que le même Platon dévalorise si violemment, au livre X de la République, l’œuvre du peintre et, à un moindre degré, celle de l’artisan, toutes deux éloignées de l’Idée, mais, dans le Banquet et le Phèdre, s’appuie sur les émotions réelles (stupeur, effroi, convulsions) suscitées par la vue d’un bel objet ou d’un beau jeune homme, tout aussi réels, pour en faire un « marchepied » sur le chemin de la remontée vers le Beau en soi, dont la contemplation produit les mêmes effets, bien que ceux-ci soient plus intenses ? N’accorde-t-il vraiment aucune valeur à ces images sensibles du beau intelligible ni aux affects qu’elles engendrent ? Ne cherche-t-il pas au contraire à détourner, comme on le ferait d’un cours d’eau, la force d’attraction de la beauté, même sensible, pour la canaliser et la rediriger vers cela seul qui est beau : l’Idée du Beau ? Et ce faisant, n’intègre-t-il pas, comme un fait acquis et indépassable, la puissance émotionnelle que possède toute beauté ? Plus question, alors, de symétrie, de proportions ! Toute mesure disparaît, dès lors que l’on perçoit le beau ! Ne vaudrait-il pas mieux dire que, loin de s’opposer ou de se compléter, l’apollinien et le dionysiaque coexistent toujours, en toute beauté ?

Voilà ce dont nous devrions peut-être nous souvenir aussi, dans un second temps, dès lors que nous nous référons à la « beauté grecque ». Ainsi Plotin, platonicien fervent, au IIIe siècle de notre ère, montre pourquoi la symétrie, la mesure ou l’harmonie ne suffisent jamais, à elles seules, à rendre compte de la beauté d’un objet ou d’un être, sensible ou même intelligible, et pourquoi aucun discours tenu sur le beau ne peut faire l’économie de l’émotion même qui le suscite. Pour lui non plus, il n’est pas de beauté sans émotion, et donc sans « humanité », comme le rappelait, à propos d’Horace et d’Alberti, Nathalie Dauvois.

En témoigne, par exemple, la façon dont il s’interroge sur l’origine du beau dans les premiers chapitres du traité Traité 1 (I,6), Du Beau :

Qu’est-ce donc, précisément, ce qui fait que les corps nous apparaissent comme beaux et que l’ouïe prête attention aux sons, en tant qu’ils sont beaux ? […] Qu’est-ce donc cela qui est présent aux corps ? Voilà sur quoi, en effet, nous devons tout d’abord faire porter notre recherche. Qu’est-ce donc, ce qui meut (kineï) les regards de ceux qui contemplent, les tourne vers soi, les attire et fait qu’ils se réjouissent de leur contemplation ? [7]

Pour lui comme pour Platon, les émotions sont les mêmes – la différence n’est que de degré – qu’il s’agisse de beautés sensibles ou non sensibles, telles la beauté des vertus ou, au-delà, celle des êtres intelligibles :

Telles sont, en effet, les émotions (ta pathè) qui doivent se produire à l’égard d’un objet beau, quel qu’il soit : stupeur, étonnement délicieux, désir, amour et effroi accompagné de plaisir. Or, il est possible d’éprouver ces émotions, et les âmes les éprouvent effectivement, à l’égard des beautés invisibles aussi […]. [8]

Certes, en lecteur de Platon mais aussi d’Aristote, Plotin démontre par la suite que la présence de la beauté dans un objet sensible, ainsi que le sentiment qu’elle engendre, résultent de l’activité en lui de la forme intelligible (eïdos) et de la domination de la matière par la forme, ce qui nous renvoie à la définition « classique » de la beauté par la symétrie, l’harmonie, etc. Mais il ne faudrait pas se méprendre : tout aussi importantes que la notion de forme sont, pour lui, les notions de présence[9], d’activité, de domination, et donc de mouvement, que l’on pourrait résumer d’un seul mot : vie. Où l’on retrouve l’ « humanité » dont il était question plus haut… Pour cet homme de l’Antiquité, l’émotion ressentie devant un bel objet est en effet intimement liée à cette vie commune, vie de l’Intellect, mais aussi du corps, également partagée par, d’un côté, celui qui regarde et, de l’autre, cela ou celui qui a créé cet être ou cet objet – homme de sagesse, « sculpteur de sa propre statue », mais aussi peintre, architecte, démiurge.

Voici un dernier texte, comme en écho :

L’âme s’élève au-dessus de l’Intellect, mais elle ne peut courir au-delà du Bien, parce qu’il n’est rien qui soit au-delà de lui. Et si elle reste dans l’Intellect, elle contemple des objets beaux, certes, et vénérables, mais elle ne possède pas encore entièrement ce qu’elle cherche. C’est, en effet, comme si elle s’approchait d’un visage beau, certes, mais qui ne peut encore mouvoir les regards, car en lui ne se distingue pas la grâce (charis) qui court sur la beauté. C’est pourquoi ici-bas, aussi, il faut dire que la beauté est ce qui brille au-dessus de la symétrie, plutôt que la symétrie, et que c’est cela qui suscite l’amour. Pour quelle raison, en effet, est-ce sur un visage vivant que resplendit davantage la lumière de la beauté, quand seul en reste un vestige sur un visage mort, même si celui-ci n’est pas encore flétri dans ses chairs et dans sa symétrie ? Et parmi les statues, les plus vivantes ne sont-elles pas les plus belles, quand bien même les autres seraient plus symétriques ? Et un homme laid, mais vivant, n’est-il pas plus beau que l’homme beau représenté dans une statue ? N’est-ce pas que celui-là est plus désirable ? Et cela, c’est parce qu’il a une âme ; et cela, c’est parce qu’il a davantage la forme du bien ; et cela, c’est parce que son âme a pris la couleur de la lumière du bien et qu’ainsi colorée, elle s’est éveillée et s’est élevée, toute légère, et qu’elle élève et rend léger ce qu’elle possède, et, autant que possible, le rend bon et l’éveille. [10]

Ces propos sont étonnants à plus d’un titre, ils peuvent même choquer, comme j’ai pu le constater juste après l’avoir lu en cours, cette année, à des étudiants médusés. Mais en même temps il réveille à son tour en nous, me semble-t-il, des sentiments qu’il a pu nous arriver d’éprouver face à un visage réel ou représenté. Plotin nous dit en effet – ici mais aussi ailleurs – que la symétrie ne suffit pas, que toute beauté est avant tout le signe de l’activité de l’âme, cette puissance « divine », que toute beauté est donc intérieure – conception si souvent invoquée, et galvaudée, sans devoir pour autant se trouver trop vite disqualifiée. Et si la beauté se définit ainsi premièrement et ultimement par la vie, les notions de « lumière » et de « grâce » n’en sont pas de simples substituts ou métaphores [11] : ce sont les modalités mêmes de son activité et de son mouvement. L’on pourrait même aller plus loin et se demander si ce n’est pas là ce qui permet à Plotin, à des siècles de distance, de repenser – de restaurer ? – fugitivement la figure d’Hélène que nous évoquions au début et qui, au détour d’une question posée dans un autre traité consacré à la beauté, soudain apparaît :

De quelle source a donc brillé la beauté de cette Hélène qui fut l’objet de tant de combats ? [12]

*    *    *

Maintenir et penser ensemble ces multiples aspects de la conception grecque de la beauté est difficile. Plus exactement : ce n’est peut-être pas le beau qui, comme le rappelle Socrate à la fin de Hippias majeur, est « difficile », mais plutôt le discours tenu sur le beau. Obnubilés par ces expressions de « la beauté grecque » que sont les temples et les statues, mais aussi certaines œuvres littéraires, régies par des principes rationnels et correspondant plus ou moins à des normes historiquement datées constituant une « doxa » elle-même déjà contestée en son temps, nous oublions que, pour les Grecs, dès l’époque archaïque, comme pour nous aujourd’hui, le sentiment du beau faisait partie intégrante de la définition de la beauté, qu’il ne pouvait exister de beauté sans émotion. Or cela, ce sont avant tout les textes qui nous le disent, plus que les statues. Et même les statues : bien souvent, leurs couleurs se sont effacées avec le temps, et nous ne pouvons plus voir leurs yeux : mais si nous pouvions les voir, tous, quelle vibration, quelle intensité se propageraient d’elles à nous ? Nous ne le saurons jamais.

Certes, la beauté, selon eux, pouvait aussi être trompeuse, fruit d’une ruse divine ou parfois humaine – terrifiante, donc. On constate cependant qu’à chaque instant, d’Homère à Plotin, c’est toujours, in fine, la puissance érotique du beau qui passe au premier plan. Il est donc clair que si l’opposition de l’apollinien et du dionysiaque n’a plus de sens aujourd’hui, sans doute n’en avait-elle déjà aucun pour les Grecs eux-mêmes. Lorsqu’ils parlaient de la beauté, ils parlaient surtout du mouvement, du désir, de la force, de la puissance, et par conséquent, toujours, de la vie, vie des sens et vie de l’esprit mêlées. Alors, quand André Breton profère que « la beauté sera convulsive ou ne sera pas », il ne dit absolument rien de nouveau : n’est-ce pas ce que disait déjà Platon ?

Mais prudence : me voici à mon tour prise au piège de l’idéalisation et de l’identification que je dénonçais en commençant. Cependant, je voudrais au moins évoquer encore ceci : dans les écoles platoniciennes, comme dans bien d’autres, on pratiquait, comme le rappelle Pierre Hadot, des « exercices spirituels » destinés à permettre aux élèves de progresser dans la découverte et la contemplation de réalités cachées. Parmi ces exercices, la lecture des œuvres de Platon occupait une place importante. Ne pourrait-on aujourd’hui considérer que l’enseignement et la transmission des textes dans nos écoles constituent une forme moderne d’exercice spirituel, qui permettrait d’expliciter ce que – avec toutes les réserves qui s’imposent et devraient être elles-mêmes enseignées – nos élèves, nos étudiants et nous-mêmes nommons « beau » : une émotion partagée ?



[1] Iliade, III, 156-158. Sauf mention contraire, les traductions du grec sont les nôtres.

[2] L’adjectif di’a (dia) la qualifie de façon récurrente dans l’Iliade comme dans l’Odyssée, mais il doit aussi être compris en son sens premier, « qui vient de Zeus », et fait signe vers l’ascendance d’Hélène, fruit des amours de Zeus et de Léda.

[3] Iliade, III, 160.

[4] Ibid., 164-165.

[5] Cf. respectivement Travaux et Jours, v. 81-82 et Théogonie, v. 585.

[6] Cet éloge de la beauté est plus explicite et développé chez Isocrate, qui démontre sa puissance et souligne les nombreux bienfaits qu’elle apporte aux hommes.

Sur le traitement sophistique de la figure d’Hélène, voir Barbara Cassin, L’effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, en particulier p. 74-100.

[7] Chapitre 1, l. 7-8 et 16-19.

[8] Traité 1, ch. 4, l. 12-19.Les termes décrivant ces émotions sont pour la plupart empruntés au Banquet et au Phèdre.

[9] La présence abolit la distance, celle qu’induit nécessairement la pensée. C’est ce que montre Gérald Sfez, commentant Paul Valéry : « C’est la raison pour laquelle la beauté occupe la pensée au point de l’interdire : pure différence, elle exclut le rapprochement, la comparaison, le différentiel. “Ce qui ne fait penser à nulle autre chose ; et puis au lieu de s’éclairer par la pensée, — l’éclaire, cela est beau, et par sa seule présence.” L’Inexprimable. Non que cette présence ne soit matière à expression, bien au contraire. »

[10] Traité 38 (VI, 7), ch. 22, l. 22-36, traduction de Pierre Hadot légèrement modifiée (Éditions du Cerf, Paris, 1988).

[11] De même chez Paul Valéry. Nous renvoyons de nouveau ici à la contribution de Gérald Sfez.

[12] Traité 31 (V, 8), De la beauté intelligible, ch. 2, l. 9-10. L’adjectif perimachètos utilisé par Isocrate, est ici réemployé par Plotin.

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