Séminaire de P. Hochart et P. Pachet :
Compte-rendu de la séance du 20 janvier 2012           

Le trafic des dénominations

L’encadrement héroïque du récit - le Ciel, les crimes de la terre, l’Achéron – contient, en son centre, une exigence posée incidemment, entre parenthèses, mais mise au compte du fabuliste, celle de la rectitude des dénominations qui, requiert d’appeler les choses par leur nom - (puisqu’il faut l’appeler par son nom) - [1]. Ainsi faut-il parler sans outrance ni formule lénifiante - Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés -, si bien qu’à l’encontre de ses « modèles » [2], La Fontaine ne se livre pas à un relevé, horrifique, des symptômes du mal pour n’en retenir que l’athumia[3], l’abattement, la démoralisation ou le découragement sous le coup duquel personne n’a plus cœur à rien, ce qu’il résume d’un trait : Plus d’amour, partant plus de joie, sous réserve d’entendre que l’amour désigne aussi bien l’affection qui lie les tourterelles que la cruelle ardeur avec laquelle loups et renards épient la douce et l’innocente proie. Pour remédier à cette apathie, c’est précisément cette dernière ardeur que la proposition du loup va ranimer, tout particulièrement chez le renard et le loup [4].

Les premières distorsions, bénignes et quelque peu lénifiantes, apparaissent dans le discours du lion ; encore qu’il soit bien question des traits du céleste courroux, il ne s’agit plus de crimes mais de nos péchés, ni d’un mal terrible mais d’une infortune ou d’un accident, et il propose à ses chers amis, à titre d’essai, benoîtement, plutôt qu’il n’ordonne, que le plus coupable de nous / Se sacrifie aux traits du céleste courroux ; une sorte d’appel au sacrifice pour obtenir, peut-être, la guérison commune, tout en usant, conformément aux leçons de l’histoire, d’une formule plus ambiguë : on fait de pareils dévouements (quelqu’un se dévoue ou « on » dévoue quelqu’un ?). En tout cas il s’agit de traiter la peste, en fin politique, tel le vizir renard d’une autre fable sachant comment traiter un lion (XII, 1), comme une puissance à apaiser en lui jetant, en lui vouant quelque victime, non pas cette fois la pièce la plus grasse du troupeau, mais la plus coupable. Reste à ce que la victime se décèle qui comme de juste ne doit pas être la douce et innocente proie mais le plus coupable de nous. Ainsi exhortation est faite que sans se flatter et sans indulgence, il soit procédé à un examen de conscience.

Moyennant quoi, tel un bon roi, le lion montre l’exemple et procède rondement à sa confession, s’accuse sans indulgence et se dit prêt à se dévouer s’il le faut, mais après que chacun se sera pareillement accusé, car On (Le Ciel ? chacun ?) doit souhaiter selon toute justice / Que le plus coupable périsse (de sa main ? de la main de « on » ?) ; à ce compte, du même mouvement il se dit prêt à se sacrifier et s’exclut du sacrifice qui doit frapper le plus coupable ; il ne s’accuse qu’en étant bien sûr de se faire excuser et il peut se payer le luxe de s’accuser sans indulgence, sans se flatter, quand il peut compter sur l’infinie indulgence de ses flatteurs et au besoin la forcer. Et de fait le renard se presse de souligner l’excès de délicatesse ou de scrupules du Sire, trop bon roi qu’il est, donc à l’opposite du plus coupable : non pas crime, pas même péché que croquer des moutons - la douce et l’innocente proie par excellence - quand la dent royale est un honneur pour cette canaille [5] ; quant au berger, ce n’est que justice. On atteint ainsi le comble de la distorsion [6] : tous les puissants et les querelleurs, en état de se défendre et même d’offenser, composant entre eux par une sorte d’équilibre des forces [7], passent à ce compte pour de petits saints (cf. IX, 14).

Vient le tour de l’âne, innocent mais un peu benêt, enhardi voire enivré par cet assaut d’auto-accusations accueillies avec la plus grande indulgence, qui n’a, même en cherchant bien et en faisant état de circonstances aggravantes – un pré de moines -, rien d’autre à confesser, avec une ingénuité confondante, qu’une peccadille, mais qui, pour rivaliser avec les autres tout en disant qu’il faut parler net, force un peu le trait en évoquant… je pense (cf. v.30) / quelque diable, c’est-à-dire rien (cf. IX, 16), tant la faim qu’il allègue fait pâle figure à côté des appétits gloutons dont le lion s’est paré [8]. Dès lors, la cause est entendue ; à l’instant on cria haro sur le baudet et après le réquisitoire du loup, les accusateurs de renchérir et les distorsions de s’inverser : ce qui est peccadille devient crime abominable, cas pendable, forfait irrémissible et, sans autre forme de procès, il est acquis qu’il fallait dévouer le maudit animal ; sans tarder, on le lui fit bien voir.

Ainsi, autant l’aveu du crime est mis sur le compte de trop de délicatesse et de scrupules, autant les scrupules de l’âne, quant à eux excessifs, passent pour l’enseigne même du crime. Telle est la cour - et la peste qui l’empreint [9] - qu’une peccadille y est tenue pour un crime abominable et les plus grands forfaits ou les forfaits des Grands pour des marques d’honneur et de justice.

La marche de la pensée

Le tableau initial de Perrette, de son pot au lait et de son coussinet brosse, sous le signe du soin - bien posé (cf. v.11) - et de la modestie - les diminutifs : Perrette, coussinet, cotillon -, le portrait d’une paysanne qui n’a d’autre « prétention » - pierre d’attente - que celle, bien modique, bien peu présomptueuse, d’arriver sans encombre à la ville. Toutefois, cet apprêt modeste et précautionneux, qui ne s’embarrasse point de superflu encombrant - cotillon simple et souliers plats -, s’assortit d’une allure dégagée et agile, La Fontaine la troussant dans sa mise légère et alerte, sans qu’on sache trop encore ce qui la presse pour aller à grands pas. Mais c’est que notre laitière se fait déjà dans sa pensée la dame qu’elle se hâte de rejoindre et d’incarner, qu’elle marche moins vers un but défini - la ville - qu’au rythme de ses pensées, des songes qu’elle trame et qui la transportent, qu’elle se presse à force de calculs, de comptes et d’escomptes, de supputations et de châteaux en Espagne.

Or, cette marche de la pensée - La chose allait à bien… -, qui presse ou allonge le pas, se module au gré d’un emploi virtuose des temps : d’abord l’imparfait du récit se poursuit, en retraçant, au style indirect, le cours alerte de ses calculs (le lait = un cent d’œufs = triple couvée) au fil desquels tout marche à souhait ou à bien par son soin diligent (premier étage ou première vague : celle de la couvée) ; puis s’introduit le présent du style direct qui peut sembler reprendre pied en se fondant sur un constat factuel (v.12-13), mais c’est pour tourner en réalité [10] ce qui a été escompté et s’engouffrer dans le futur d’un éventuel cochon (seconde vague : celle du cochon) ; enfin, toujours au futur mais court-circuité par le passé tenant pour acquis le porc de grosseur raisonnable (v.17), puis par le présent du même porc maintenant engraissé et de grand prix (v.20), le songe s’emballe jusqu’au troupeau (troisième vague : celle de la vache et de son veau sautant au milieu du troupeau).

Là-dessus, emportée sous le charme de sa flatteuse erreur, ne se tenant plus de joie (cf. I, 2) ou se laissant transporter « par son propre ouvrage », tant « le cœur suit aisément l’esprit » (cf. IX, 6), Perrette, à l’instar du veau de rêve, saute aussi, transportée, telle la marionnette de son propre songe, et le château de cartes s’écroule, du haut en bas (v.23), avec le lait qui lui avait servi d’amorce et qui en état comme le gage, écroulement relaté sur le mode du récit mais au présent du réel sur lequel le futur du songe se fracasse.

Ainsi Perrette ne trébuche point sur quelque accident de terrain inaperçu à force de bailler « aux chimères » (cf. II, 13), ni sur quelque « heurt » fortuit (cf. VII, 10), mais c’est le transport même du songe, son transport en acte, la manière même dont il la transporte, qui le met à bas avec le lait qui l’avait amorcé, mince gage effectif auquel il tenait. Enfin, encore au présent, le récit s’achève sur une dame fort marrie qui s’en va, peut-être à moins grands pas, en roulant dans sa pensée une éventualité moins flatteuse et moins engageante, non sans que le fabuliste n’y appose, au passé, le cachet mythique de la farce, celle du Pot au lait, celle de Perrette qui à l’instant qu’elle se fait dame, saute comme un veau dans son allégresse juvénile.

La moralité procède, sur un ton plus lyrique, à une apologie du songe, auquel tous se livrent, quels qu’ils soient, roi ou laitière, sages ou fous, n’étant rien de plus doux que de disposer à souhait de tous les biens, en les tournant avec « feu » en réalités (cf. IX, 6), sans se soucier de les « rendre accomplis » et d’essuyer incontinent le démenti du réel qui ne tarde pas à les tourner en cauchemars (cf.VII, 5). Aussi la douceur du songe, accessible à tous, à chacun, à nous, n’est-elle goûtée que par un Je, pour peu qu’il soit seul, qu’il s’avise du cours de ses pensées et qu’il s’y plaise ou s’y perde - Je m’écarte - mollement, quand bien même quelque accident peut toujours le faire rentrer en soi-même et se retrouver, en fin de compte, Gros Jean comme devant.

 
P. Hochart
 


[1] Exigence peut-être aussitôt enfreinte en avançant que la peste « faisait aux animaux la guerre » (v.6). 

[2] On songe à Lucrèce et Thucydide.

[3] Thucydide, II, 50, 4.

[4] Pour le renard flatteur cf. entre autres I, 2 ; pour le loup « quelque peu clerc » cf. XII, 17.

[5] Cf. VIII, 21 et IV, 6.

[6] Thucydide, III, 82, 4, à propos de la guerre civile à Corcyre : « On changea (antèllaxan) jusqu’au sens usuel des noms par rapport aux actes, dans les justifications qu’on donnait ».

[7] Cf. IV, 12 : « C’eût été lion contre lion ; / Et le proverbe dit : Corsaires à corsaires, / L’un l’autre s’attaquant, ne font pas leurs affaires ».

[8] Cf. ST Augustin, Confessions, II, 9 : « pudet non esse impudentem ».

[9] Cf. X, 9 : « Mainte peste de cour… ».

[10] Cf. IX, 6 : « Chacun tourne en réalités, / Autant qu’il peut, ses propres songes ».