Séminaire de P.  Hochart et P.  Pachet :
Compte-rendu de la séance du 11 janvier 2013           

Sur le théâtre de marionnettes. Un duel.

Il ne s’agit pas d’une théorie des marionnettes et de leur supériorité paradoxale sur les acteurs vivants, mais d’un dialogue rapporté ou d’une sorte de duel, amical [1], entre un narrateur étonné [2], de plus en plus étonné, au fur et à mesure de l’entretien, devant les explications toujours plus surprenantes, voire stupéfiantes de son interlocuteur, qui le laissent sans voix [3], jusqu’à en être quelque peu désorienté [4], et un danseur étoile [5], bon escrimeur de surcroît [6], soucieux de pénétrer les arcanes de son art et de s’en instruire [7]. Ce qui suscite, en premier lieu, cet étonnement, c’est de voir un artiste aussi distingué fréquenter assidûment un spectacle vulgaire, inventé pour le divertissement de la populace [8], mais l’étonnement redouble à s’aviser qu’il porte la plus grande attention à cette sorte de sous-art, grossier et dénué d’esprit [9], et qu’il se voue même personnellement à son développement [10], comme s’il y trouvait non seulement de quoi jouir, à l’occasion, de la joliesse indéniable de telle ou telle scène [11], mais aussi le moyen de se perfectionner dans son art, ou du moins d’y réfléchir et de s’amender [12], comme si, en un sens, il y avait trouvé son maître [13].

Que cette joliesse tienne, pour l’essentiel, à l’inertie des pièces de la marionnette, qui suivent « de façon mécanique, d’elles-mêmes », l’impulsion donnée par le biais d’un maniement fort simple, ou même d’un ébranlement fortuit, capable de produire « une sorte de mouvement rythmique qui ressemble à la danse » [14], se trouve répondre au premier étonnement du narrateur [15] et à son interrogation « sur le mécanisme de ces figures » auprès d’un amateur assez averti pour être au fait de la manœuvre et à même de détromper le profane [16].

Mais l’entretien rebondit avec la seconde question du narrateur, sur le point de savoir si le machiniste qui manipule ces poupées doit sinon être lui-même un danseur, du moins s’y connaître en la matière, pour faire produire à ses marionnettes cette « sorte de mouvement rythmique qui ressemble à la danse » (p. 20), ou s’il opère sans esprit comme si son office se bornait à tourner une manivelle (p. 21). La réponse, en effet, ne laisse pas d’être si ce n’est ambiguë, du moins délibérément balancée, au fil des questions et des objections du narrateur, comme de son étonnement admiratif qui pousse son partenaire au comble de son audace, voire de son effronterie [17] : sans doute, pour sommaire que soit son office sur son versant mécanique, l’opérateur ne doit-il pas être dénué de sensibilité et même ne trouve-t-il la ligne, simple et néanmoins mystérieuse, selon laquelle manœuvrer son mannequin, qu’en dansant d’une certaine façon par procuration, tel un chorégraphe, soit en se transportant au centre de gravité de sa marionnette (p. 20-21), sans doute le rapport entre le mouvement de ses doigts et celui du pantin est-il passablement sophistiqué (p. 21), mais en poussant à l’extrême le droit fil de l’opération, elle pourrait se passer de ce concours et de cette dernière parcelle d’esprit, pour atteindre par des moyens purement mécaniques, sans mystère, non plus un analogue de la danse [18], « une sorte de mouvement rythmique qui ressemble à la danse », mais une danse inaccessible aux meilleurs danseurs [19].

Du même coup, le dialogue bascule et les explications du danseur s’enfoncent dans le « paradoxe » (p. 27) selon lequel le théâtre de marionnettes ne se bornerait pas à n’offrir de loin en loin qu’une version grossière de la danse, à l’usage des masses, mais qu’il pourrait se hausser à une exécution inaccessible aux danseurs vivants, en faisant valoir le double avantage - négatif mais remarquable – de ne connaître ni le maniérisme [20] ni la lourdeur (Trägheit), propriété la plus antinomique à la danse [21], ni de surcroît le rougissement ou la gêne relative à la prise en compte du miroir et de la critique, qui pose « comme un filet de fer » sur le libre jeu de la gestuelle (p. 29-30) ; proposition soutenue non plus en contestant le défaut d’esprit (p. 21), mais à l’inverse en enchérissant à cet égard pour concevoir une marionnette comme automatique [22], livrée au seul règne des forces mécanique (p. 22) et à la seule loi de la pesanteur (p. 24), à l’instar des jambes artificielles à l’aide desquelles les amputés « dansent », ou plutôt dont les mouvement s’accomplissent d’eux-mêmes « avec un calme, une aisance et une grâce qui jettent dans l’étonnement tout cœur pensant » (p. 23). Moyennant quoi s’opère un renversement de perspective en passant du machiniste à la marionnette présomptive : c’est le danseur en chair et en os qui est voué à un embrouillamini d’impulsions et d’inhibitions diverses affectant ses différents membres, en sorte que ses mouvements ne sauraient éviter d’être quelque peu forcés [23] et lourds (p. 26), tandis que la marionnette, eu égard justement à sa remarquable inertie, ne saurait commettre aucun impair, tous ses membres relâchés étant toujours juste ce qu’ils doivent être [24], comme eu égard à son caractère « antigrave », elle ne saurait faire montre d’aucune lourdeur (p. 26).

Reste que le narrateur n’est rien moins que séduit par ce paradoxe qui, quelque habilement plaidé qu’il soit, l’interloque plus qu’il ne le convainc [25] ; sans doute, piqué au vif par la remarque désobligeante et comme condescendante du danseur [26], se presse-t-il de montrer, sans désarmer, qu’il n’ignore pas combien la conscience et la réflexion peuvent être dommageables à la grâce naturelle, combien la mécanique plaquée sur le vivant, sous le coup de la fatuité, suscite le rire, tant elle diffère du libre jeu de l’inertie (p. 28-30) et souscrit-il avec enthousiasme à l’histoire parallèle de son interlocuteur (p. 33), mais loin de se rendre, il demeure circonspect sur les conséquences qu’il pourrait en tirer [27] et jusqu’au bout passablement perplexe (p. 34 : zersteut), comme s’il songeait par devers soi à l’apologue kantien de la colombe [28].

 P. Hochart

 

[1] Cet article prolonge une réflexion initiée dans mon ouvrage Le Sacrifice de la beauté, Paris, PSN, 2000, où j’étudie en particulier la figure de Lulu, dans la pièce éponyme de Wedekind.

[2] La rencontre débute par l’expression de son étonnement (p. 17).

[3] « Je lui fis part de mon étonnement admiratif (Verwunderung) […] …comme je restai muet et le regard baissé… » ; « De plus en plus étonné, je ne savais que dire devant d’aussi étranges affirmations » (p. 27) ; cf. p. 23 où c’est au tour du danseur de fixer le sol « d’un air quelque peu gêné (ein wenig betreten) ».

[4] « Ainsi, dis-je quelque peu désorienté (ein wenig zerstreut)… » (p. 34).

[5] « …Monsieur C. depuis peu engagé dans cette ville comme premier danseur de l’Opéra et qui connaissait auprès du public un succès extraordinaire » (p. 17).

[6] Comme l’indique le récit du duel durant lequel il se trouve être supérieur à un jeune homme qui se pique d’être un virtuose en la matière (p. 31).

[7] « …il me fit remarquer de la manière la moins équivoque qu’un danseur désireux de se former pouvait en [des marionnettes] apprendre bien des choses » (p. 18).

[8] « …un théâtre de marionnettes installé sur la place du marché pour divertir la populace (und den Pöbel [] belustigte) (p. 17) ; « …cette version d’un bel art inventée pour la masse (diese, für den Haufen, erfundene, Spielart einer schôner Kunst) » (p. 22).

[9] « Je répliquai qu’on m’avait décrit la tâche de cet homme [le machiniste] comme quelque chose de passablement dénué d’esprit (alse twas ziemlich Geislose), un peu comme de tourner la manivelle d’une vielle à roue » (p. 21).

[10] « Je lui fis part de mon étonnement admiratif de voir que […] non seulement il jugeait cette version susceptible d’un plus haut développement, mais qu’il semblait s’en occuper lui-même » (p. 22).

[11] Indéniablement gracieuse (sehr graziös) ou jolie (hübsch) (p. 17).

[12] Cf. De la réflexion, un paradoxe, texte paru dans les Berliner Abendblättern quelques jours avant la parution de Sur le théâtre de marionnettes, in Petits écrits, OC t. I, Paris, 1999, p. 209-210 : « Sache que la réflexion trouve son moment de loin plus opportun après qu’avant l’action. Si elle entre en jeu avant ou à l’instant de la décision, elle ne fait, semble-t-il, que troubler, freiner et réprimer la force nécessaire pour agir qui sourd du sentiment souverain (aus dem herrlichen Gefühl) ; alors qu’après, une fois l’action achevée, son usage est celui pour lequel elle a été donnée à l’homme, à savoir pour prendre conscience de ce qui était défectueux et fêlé dans le cours de l’action, afin de régler (regulieren) le sentiment pour d’autres occasions à venir ».

[13] Cf. dans le récit du duel (p. 31) : « Mi moqueur, mi vexé, il me dit en ramassant sa rapière qu’il avait trouvé son maître, mais que tout au monde trouve le sien et qu’il allait me conduire au mien ».

[14] « Tout mouvement, dit-il, a un centre de gravité ; il suffisait de manier (regieren) ce point à l’intérieur de la figure ; les membres qui ne sont que des pendules suivaient sans autre concours, de façon mécaniques, d’eux-mêmes. Il ajouta que ce mouvement était très simple […] et que souvent, sous le coup d’un ébranlement purement fortuit, une sorte de mouvement rythmique qui ressemblait à la danse animait l’ensemble » (p. 19).

[15] « Cette remarque me paru d’emblée jeter quelque lumière sur le plaisir qu’il avait dit prendre au théâtre de marionnettes » (p. 19-20).

[16] Qui s’imagine naïvement que le machiniste doit manier une multitude de fils pour animer individuellement chaque membre et même chaque point de la marionnette (p. 18-19).

[17] « Je lui fis part de mon étonnement admiratif […] Il sourit et dit qu’il se faisait fort, si un mécanicien voulait bien lui construire une marionnette en suivant les exigences qu’il lui soumettrait, de lui faire exécuter une danse à laquelle ni lui ni aucun autre danseur confirmé ne serait en mesure d’atteindre » (p. 22). Effronterie imparable qui laisse coi le narrateur en lui faisant baisser les yeux (id.) et qui empreint à son tour le danseur de gêne quand la discrète raillerie de son interlocuteur la met en évidence (p. 23).

[18] Confronté à un autre analogue, pictural (p. 18).

[19] D’abord en envisageant qu’on puisse éloigner des marionnettes jusqu’à cette dernière parcelle d’esprit, verser totalement leur danse au registre des forces mécaniques et la produire au moyen d’une manivelle (p. 21-22), puis, fouetté par l’admiration du narrateur, en imaginant une marionnette à la danse de laquelle nul danseur ne saurait atteindre (p. 22).

[20] Puisque la force motrice n’est jamais déplacée, mais toujours appliquée juste au centre de gravité du corps en mouvement (p. 24).

[21] Puisque la marionnette ne fait qu’effleurer le sol pour mieux rebondir, tandis que le danseur ne laisse pas aussi d’avoir besoin de s’y reposer pour se remettre de l’effort de la danse (p. 26).

[22] Soit en un sens un animal (cf. l’ours bretteur, p. 31-33).

[23] Au point que c’en est effrayant (p. 25).

[24] « Ainsi tous les autres membres sont-ils ce qu’ils doivent être, morts, de purs pendules, et suivent-il purement et simplement la loi de la pesanteur ; propriété remarquable qu’on cherche en vain chez la plupart de nos danseurs » (p. 24).

[25] « Je me mis à rire. – C’est un fait, pensai-je, que l’esprit ne peut commettre d’erreur là où il n’est nullement présent » (p. 25) ; « Je lui dis que, quelque habilement plaidée que soit la cause de son paradoxe, il ne me fera pourtant jamais croire qu’il puisse y avoir plus de grâce dans un pantin mécanique que dans l’édifice du corps humain » (p. 27).

[26] Qui paraît couper court et clore l’entretien non sans morgue, en disqualifiant la résistance de son interlocuteur : « Il lui semblait, poursuivit-il, que je n’avais pas lu avec attention le troisième chapitre du premier livre de Moïse et qu’avec celui qui ne connaît pas cette première période de toute la culture humaine, on ne peut pas utilement parler des suivantes et encore moins de la dernière » (p. 27).

[27] « Mais quelle conséquences, ajoutai-je, pouvez-vous en tirer » (p. 28, cf. p. 20 : « Cependant j’étais encore loin de pressentir les conséquences qu’il en tirerait par la suite »). 

[28] Cf. p. 25 cité supra n.34, en rapport avec une épigramme de Kleist (Sämtliche Werke und Briefe, München, 2001, p. 37 : « Je te félicite, Stax, car tu vivras éternellement ; / Celui qui ne possède aucun esprit, n’en a pas à rendre » ; voir dans l’Introduction de la Critique de la raison pure, Paris, 1980, p. 69-70 : « La colombe légère qui, dans son libre vol fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait former l’idée qu’elle réussirait encore bien mieux dans un espace vide d’air ».

 

 

 

 

 


 


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