Séminaire de P.  Hochart et P.  Pachet :
Compte-rendu de la séance du 22 mars 2013           

Infelix Dido

L’histoire de Didon et Enée court tout au long des six premiers livres de l’Enéide, telle la légère armature qui les soutient, depuis l’échouage dispersé des Troyens sur les côtes libyennes jusqu’à l’ultime rencontre [1] avec l’infelix Dido (VI, 456) dans les « champs des pleurs (lugentes campi) aux Enfers, parmi ceux ou plutôt celles qu’un dur amour a consumées de cruelles langueurs (crudeli tabe) » (VI, 442) et que « la peine ne quitte plus même dans les bras de la mort (curae non ipsa in morte relinquunt) » (VI, 444). Or leur relation se noue dans un cadre de défiance, sinon d’hostilité [2] : abordant avec crainte des rivages inconnus [3], c’est grevé d’immenses inquiétudes (I, 208 : curisque ingentibus aeger) qu’Enée, flanqué du fidèle Achate, s’avance, alors que Jupiter lui-même redoute qu’ils en soient chassés [4] et que les autres Troyens semblent avoir essuyé un accueil « barbare » (I, 539-43) et sont réduits à demander grâce (I, 519 : orantes veniam), tant du côté punique la défiance est de règle, eu égard aux dures circonstances et à la nouveauté du règne (I, 563 : res dura et regni novitas me talia cogunt moliri) [5].

Après que l’ordre de Jupiter a incliné les Puniques et, en tout premier lieu, leur reine à la bienveillance envers les nouveaux arrivants (I, 302-304), Didon, radieuse (laeta) [6], en majesté, remplit son office royal (I, 496-508) et accorde aux Troyens non seulement l’hospitalité, mais encore une sorte de synœcisme (I, 569-74), profitant de l’aubaine d’un renfort bienvenu (cf. IV, 39-49) ; l’apparition d’Enée, tel un dieu fourbi par sa mère (I, 586-89) et son propos d’action de grâces (I, 597-610) ne peuvent que renforcer cette bienveillance et lier l’hospitalité sur le partage des malheurs [7]. Toutefois, à l’instant même de sceller cette alliance, outre qu’il n’est peut-être pas du meilleur goût ni de bon augure d’offrir à Didon des parures d’Hélène, apportées à Pergame en recherchant un hymen interdit (inconcessosque hymenaeos, I, 648-52), quelques admirables qu’elles puissent être (I, 709-11) [8], tandis que la confiance s’établit dans le cœur d’Enée au point qu’il n’a de cesse de faire venir Ascagne à la cour de Carthage (I, 643-46) [9], la suspicion demeure chez sa protectrice pourtant rassérénée par son père (I, 254-96) [10] et son ennemie n’est pas sans la percer à jour [11].

Aussi un autre pacte, plus cauteleux, est-il passé entre les déesses se disputant le sort d’Enée aux dépens de Didon promise d’emblée au sort de la miserrima Dido (IV, 117) , chacune voyant clair dans le jeu de l’autre et se flattant de la duper [12], tout en se riant des embûches qu’elles tendent aux mortels (dolis risit Cytherea repertis, IV, 128), pacte aux termes duquel la très radieuse Didon [13], déjà livrée à son insu (I, 718 : inscia Dido), par les soins de Vénus, au piège et au venin de la passion - (dolus (I, 678, 682-84) ; venenum (I, 688) -, déjà prête à se vouer à son fléau (I, 712 : « pesti devota futurae ; cf. IV,90), déjà négligeant son office royal (IV, 86-89), sans que le souci de sa gloire fasse obstacle à son délire (IV, 91 : nec famam obstare furori), déjà atteinte (IV, 1 : saucia) d’une brûlure (IV, 68) qui la met hors d’elle-même (furens, IV, 69 et passim), tout en se donnant encore le change sur un amour qu’elle ne saurait nommer [14], mais désormais prise - les déesses conjuguant leurs pouvoirs et se prêtant mutuellement main forte (IV, 125 : tua si mihi certa voluntas) dans une alliance circonstancielle - sous le double feu d’une passion dévorante et d’un souci conjugal, va sacrifier son honneur et sa gloire [15] et s’abandonner, quoi qu’elle en ait, à une union furtive qu’elle s’abuse en nommant « mariage » [16].

Moyennant quoi, cette étreinte, concertée par les déesses en guise d’hyménée [17], se trouve avoir lieu sous des auspices inquiétants, au milieu d’éclairs et de nymphes qui ululent (IV,168), comme les femmes le feront durant l’agonie de Didon (IV, 667) [18] ; union maudite, inféconde (IV, 327-30), qui fait, encore à leur insu, le vide autour d’eux, mais surtout autour d’elle [19], en les rendant, s’il faut en croire la rumeur immemores regnorum (IV, 194) ou, comme Jupiter s’en avise, « des amants oublieux d’une plus haute gloire (oblitos famae melioris) » (IV, 221). A cet égard l’asymétrie est flagrante : tandis qu’Enée a conservé sa flotte (IV, 375) et qu’il se prête à l’idylle avec nonchalance - d’abord inscius (IV, 72) [20], sans y prendre garde [21], puis insouciant -, non sans être saisi d’effroi au rappel de sa négligence (IV, 279-80 ; cf. IV, 571) et sortir de cette histoire comme d’un rêve [22], Didon a brûlé ses vaisseaux, s’est vouée, corps et âme, à cet amour dévorant, s’est donnée toute entière, s’est abandonnée sans réserve à la seule foi de son amant [23], à un engagement conjugal [24] qu’elle se figure le lier et qu’il ne laissera de dénier laconiquement [25]. Aussi n’est-ce pas déjà sans inquiétude (IV, 298 : omnia tuta timens) qu’elle se livrait, dit-on, au plaisir (IV, 193-94), ni sans pressentir (IV, 296-97 : dolos […] praesensit) [26] un avenir captieux, sans soupçonner qu’il n’est nulle part de foi entière (IV, 373 : nusquam tota fides), jusqu’à s’éprouver infiniment trompée, trahie [27] et prise au piège toute entière [28] - bien davantage que la première fois, à la mort de Sychée (IV, 17 ; IV, 502) -, dès lors que son « conjoint » s’est avéré n’être qu’un hôte de passage [29], sinon un ennemi plein de superbe (IV, 424 :hostem …superbum). Elle a beau, tour à tour, supplier (IV, 319 : oro ; IV, 414 et 424 : supplex) et maudire (IV, 376 et sq. ; IV, 610 et sq.) le « perfide » (IV, 305, 366, 422 ; cf. IV, 542) à qui elle a sacrifié la foi promise aux cendres de Sychée [30], tourner en dérision la fameuse piété et loyauté d’Enée (IV, 597 : En dextra fidesque… !), regretter de ne point l’avoir démembré (IV, 597-603) et le couvrir d’imprécations (IV, 607-629 : imprecor), rien n’y fait, il se sera joué d’elle [31] et, ultime risée, ce qui précipite son départ, c’est une apparition douteuse [32] qui conclut son avis d’une sentence railleuse : Varium et mutabile semper femina (IV,569-70).

Reste que sous le couvert d’une cérémonie magique, censée soit le faire revenir soit la libérer de lui [33] et qui impose de détruire toutes les reliques du « maudit » (IV, 497-98 : nefandi cuncta viri monumenta), Didon concerte sa mort (IV, 475-76) au plus près du souhait rétrospectif qu’elle forme sous le coup de la fureur [34], mais qu’au moment fatal, les contemplant avec tendresse (IV, 649 : paulum lacrimis et mente morata) elle prie ces « douces reliques » de recevoir son dernier souffle (IV, 652 : Accipite hanc animam) et presse sa bouche sur le lit (IV, 659 : os impressa toro) avant de se jeter sur le fer.

P. Hochart



[1] VI, 466 : « La dernière fois que le destin me donne de te parler, c’est maintenant (extremum fato quod te alloquor hoc est) ».

[2] « Dans quel espoir s’attarde-t-il chez un peuple ennemi (aut qua spe inimica in gente moratur)… ? (IV, 235) ; cf. IV, 424.

[3] I, 305-307 : « Mais le pieux Enée, roulant toute la nuit mille pensées, dès que fut donnée la bonne lumière, décide de sortir et d’explorer ces lieux inconnus (locosque explorare novos) ».

[4] « De peur que Didon, ignorante du destin (fati nescia), les éloignât de ses frontières » (I, 299-300).

[5] Au reste, la regni novitas est aussi le lot d’Enée (cf. IV, 347-50) et le contraint durement à agir envers Didon contre son gré (IV, 361 : non sponte ; VI, 460 : invitus).

[6] Telle Diane (I, 498-502), la vierge farouche qui repousse l’hymen (cf. IV, 15-18 ; 24-30).

[7] « C’est en femme qui n’ignore pas le malheur que j’apprends à secourir les malheureux (non ignara mali, miseris succurrere disco) » (I, 630 ; cf. Rousseau, Emile, OC, t. IV, p. 507 : « Je ne connais rien de si beau, de si profond, de si touchant, de si vrai que ce vers-là »).

[8] Tout de même qu’il n’est guère de bon présage que Didon sollicite (IV, 647 : quaesitum munus) auprès d’Enée le don de son épée, en échange d’une arme d’apparat (IV, 261-62), dès lors qu’elle en fait ainsi moins un dominus (IV, 214) qu’un uxorius (IV, 266) ; aussi bien Iarbas va-t-il jusqu’à le comparer à « Paris, avec son cortège d’eunuques «  (IV, 215).

[9] Ce qui soucie grandement sa mère (I, 678 : mea maxima cura), de voir le père et le fils à la discrétion de Didon.

[10] « Car elle craint cette demeure suspecte et les Tyriens au double langage (quippe domum timet ambiguam Tyriosque bilingues) » (I, 661) ; « Et voilà que la Phénicienne Didon le tient (tenet) et l’amuse avec des paroles caressantes, mais je me demande avec crainte comment va tourner cette hospitalité junonienne (vereor quo se Junonia vertant hospitia) » (I, 670-72).

[11] « Il ne m’échappe pas que tu crains nos remparts et tiens pour suspectes les demeures de la haute Carthage » (IV, 96-97).

[12] Il n’échappe pas à Junon que Vénus redoute la traîtrise punique (cf. note précédente), ni à Vénus que Junon ne tend qu’à écarter Enée de son destin italien (IV, 105-106).

[13] I, 685 : laetissima Dido ; cf. IV, 657-58 : felix, heu! nimium felix… ».

[14] IV, 83-85 : « Absente à elle-même elle le voit et l’entend absent (illum absens absentem auditque videtque), ou serre sur son sein Ascagne, saisie par l’image de son père, comme si elle pouvait tromper un amour qu’elle ne saurait dire (infandum si fallere possit amorem) ; cf. IV, 76 : « elle commence à parler et s’arrête au milieu de son dire (incipit effari mediaque in voce resistit).

[15] « Ce jour fut la première cause de sa mort, la première cause de ses malheurs, dès lors que ni les convenances ni le soin de sa gloire ne la touchent plus (neque enim specie famave movetur). Aussi fait-elle litièrede son honneur (pudor) à quoi elle tenait plus qu’à tout (IV, 24-27), sans y avoir garde (IV, 55 : solvitque pudorem) sinon après-coup (IV, 321-22 : exstinctus pudor).  

[16] « Elle ne pense certes pas à un amour furtif : elle l’appelle mariage ; sous ce nom elle voile sa faiblesse (conjugium vocat ; hoc praetexit nomine culpam) » (IV, 171-72).

[17] IV, 99 : « Mettons plutôt en œuvre une paix éternelle et la conclusion d’un hymen (pactosque hymenaeos) » ; IV, 125-27 « J’y serai et, si ta bonne volonté m’est acquise, je les unirai dans un ferme mariage et la lui consacrerai en propre. Là sera Hyménée (conubio jungam stabili propriamque dicabo. Hic Hymenaeus erit) » (cf. I, 73) ; IV, 166-68 : « La Terre en premier lieu, Junon qui préside à l’hymen (pronuba) donnent le signal : des feux et l’éther complice des noces ont fulguré (fulsere ignes et conscius aether conubis) ».

[18] Cf. encore IV, 609 : Hecate triviis ululata per urbes. Aussi le poète commente-t-il cet « hymen » en ces termes : « Ce jour fut la première cause de sa mort et de ses malheurs » (IV, 169-70).

[19] Comme elle s’en avise après-coup, au moment qu’Enée, qui la comble, s’apprête à la quitter : « …aie pitié de cette maison qui chancelle […] A cause de toi les nations libyennes et les princes des Nomades m’ont haïe, mes Tyriens me sont hostiles […] je ne me sentirais pas si totalement prise dans un piège et laissée seule (omnino capta ac déserta) » (IV, 318-30). Quant à Enée, la joie de ses compagnons à l’annonce de sa décision de partir (IV, 295 : laeti ; IV, 418 : laeti nautae) et le zèle qu’ils mettent à la fuite (IV, 400 : fugae studio) témoignent qu’ils ne voyaient guère d’un bon œil le séjour à Carthage.

[20] Ainsi encore aux Enfers jurera-t-il être resté aveugle au dénouement éventuel de l’histoire : « je n’ai pas pu croire que je te portais une si grande douleur par mon départ » (VI, 463-64), malgré les feux de sinistre augure qu’il aperçoit de son navire, non sans songer aux « dures douleurs qui résultent d’un grand amour bafoué (duri magno sed amore dolores polluto) ni sans « connaître ce dont est capable une femme hors d’elle-même (furens quid femina possit) (V, 3-7).

[21] Cf. l’image poignante de Didon atteinte irrémédiablement au flanc par la flèche hasardeuse d’un pâtre étourdi (IV, 69-73).

[22] Sur le champ il sort de son rêve (IV, 572 : corripit e somno) et brûle de partir (IV, 281 : ardet abire), fût-ce à son corps défendant (IV, 361 : Italiam non sponte sequor ; VI, 460 : Invitus, regina, tuo de litore cessi). 

[23] C’est cette foi jurée (IV, 307 : nec te data dextera ; IV, 314 : perdextramque tuam) qui sans doute ne vaut que s’il n’est pas besoin d’en faire état, qu’elle en est réduite à invoquer désespérément pour retenir Enée, puisque la malheureuse ne s’est laissé rien d’autre (IV, 315 : quando aliud mihi jam miserae nihil ipsa reliqui).

[24] IV, 316 : « Au nom de notre mariage, au nom des prémices de notre hyménée (per conubia nostra, per inceptos hymenaeos) ».

[25] IV, 337-39 : « …jamais je n’ai mis en avant les droits d’un époux (neque conjugis umquam praetendi taedas) ».

[26] Aussi tarde-t-elle, hésitante (IV, 133 : cunctantem), avant de se joindre à la chasse fatale ; cf. encore IV, 419-20 : « si j’ai pu m’attendre à une telle douleur, je pourrai, ma sœur, l’endurer ».

[27] IV, 431 : « Je n’implore plus notre ancien mariage qu’il a trahi (non jam conjugium antiquum, quod prodidit, oro).

[28] IV, 325 : « A quoi puis-je m’attendre ? (Quid moror ?) ; IV, 330 : omnino capta ac deserta ; ainsi voit-elle « en songe le féroce Enée chasser la possédée (Agit ipse furentem in somnis ferus Aeneas), toujours lui semble-t-il qu’elle est laissée seule, toujours qu’elle marche, sans compagnie (incomitata), sur une longue route et cherche ses Tyriens dans un désert » (IV, 465-68).

[29] IV, 323-24 : « A qui m’abandonnes-tu, moribonde, mon hôte (hospes) - puisque de l’époux (de conjuge) ce seul nom reste ? ».

[30] IV, 552 : Non servata fides cineri promissa Sychaeo !

[31] IV, 590-91 : « Oh ! Jupiter, il partira, dit-elle, un étranger de passage se sera joué de notre royauté ? (et nostris illuserit advena regnis ?) ». Pareillement, en un sens, Enée a le sentiment que sa mère déesse se joue de lui et que jamais il ne peut joindre sa main droite à la sienne : « Pourquoi si souvent, cruelle, tu te joues (ludis) de ton fils par de fausses apparences ? pourquoi ne m’est-il pas donné de joindre ma droite à une droite, d’entendre et de répliquer de vraies paroles ? » (I, 407-409).

[32] Simulacre nocturne (IV, 556-59) de Mercure vu en pleine lumière (IV, 358).

[33] IV, 478-79 : viam…quae mihi reddat eum vel eo me solvat amantem. Mais ce subterfuge vise sans doute à leurrer Anna (IV, 500-503) et à mourir d’une mort dont Enée soit avisé : « Que de la haute mer, le Dardanien, le cruel, rassasie ses yeux de ce feu, qu’il emporte avec lui l’augure de notre mort » (IV, 661-62).

[34] IV, 604-607 : « J’aurais porté les torches dans son camp, rempli de flammes le pont de ses navires, j’y aurais éteint le fils, le père, toute la race, et m’y serais en sus livrée moi-même ».

 

 

 

 

 


 


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