Republication

Hélène Merlin, Le phénomène Guibert : une perversion de la modernité ?

 

 

 

Préambule

Né le 14 décembre 1955, Hervé Guibert est mort du sida le 27 décembre 1991. Son roman Le Paradis, paru chez Gallimard en 1992, est donc un roman posthume.

La question que je pose dans cet article de 1993 (Lettres actuelles, n° 1-2, juin-sept. 1993, pp. 5-7) peut servir d'entrée en matière au thème « Trop vrai » de la rubrique « Intensités ». Elle me hante comme théoricienne de la littérature, comme écrivaine, mais aussi d'un point de vue simplement éthique, point de vue que la citation en exergue de Michel de Certeau laisse entrevoir. Elle est empruntée à un texte important et très dense, « L'institution de la pourriture : Luder », consacré aux rapports entre l'institution, la pourriture, la mystique et la torture  : « Etre appelé "pourriture" ou "salope", c'est être adopté par la famille noble. Il y a là une structure qui a fonctionné dans toute "famille" religieuse, avant de se retrouver dans les institutions idéologiques, politiques ou psychanalytiques ». En plaçant une citation de ce texte en exergue, je voulais attirer l'attention sur l'horizon grimaçant (plutôt que subversif) des transgressions esthétiques de la post-modernité. Sans m'étendre davantage, je voudrais me contenter de citer l'extrait un peu plus longuement :

« Le rangement du sujet sous le signe de la déjection est le point par où s'implante l'institution du discours "vrai". Et ce discours institué se transmet en produisant sans trêve, chez des "sujets", sa condition de possibilité, à savoir l'aveu "bienfaisant", et de surcroît véridique, qu'ils ne sont que pourriture. A cette loi retorse de la tradition-transmission d'une doctrine noble, on peut rattacher une procédure extrême qui a toujours proliféré sur les bords des institutions de vérité et qui, bien loin de décroître, tel un phénomène archéologique de l'histoire, ne cesse de se développer pour devenir de plus en plus une "pratique administrative régulière", une "routine" politique : la torture.

Il faudrait s'interroger sur les alliances cachées entre la mystique et la torture. Elles ont des aspects apparemment accidentels ou événementiels. Ainsi la coïncidence entre des techniques ascétiques anciennes et des pratiques actuelles de torture [...] Ces expériences mystiques postulent l'acceptation d'un pouvoir "absolu" qu'on ne doit pas ou qu'on ne peut plus transformer, et qui renvoie sur le sujet les interrogations dont il ne saurait être la représentation ni l'objet. »

(Michel de Certeau,« L'institution de la pourriture : Luder » dans Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 156)

H. M.-K.

 

 



Le phénomène Guibert
Une perversion de la modernité ?

 

Hélène
Merlin-Kajman

29/09/2012

 

 

 

Le rangement du sujet sous le signe de la déjection est le point par où s'implante l'institution du discours « vrai ».

Michel de Certeau

 

La modernité littéraire avait ses grandes figures de référence et ses phrases emblématiques : Flaubert et sa fameuse proposition sur le style, « manière absolue de voir les choses » ; Mallarmé évoquant, derrière le mot « fleur », « l’absente de tout bouquet ». L’un comme l’autre symbolisaient l’horreur de l’illusion réaliste. Du côté de l’écriture, on proclamait le règne du signifiant et de la fiction. Du côté du commentaire, la mort de l’auteur et l’interdit de la critique biographique. Le travail du Texte, sans sujet ni autre référent que sa propre production, se trouvait glorifié.

Ce que l’on peut appeler le phénomène Guibert présente les caractéristiques inverses : il ente la production littéraire sur un processus de publicité de soi destiné à authentifier le référent textuel. Ceci nécessite évidemment la complicité active de la critique médiatique, qui fournit à la fois la scène et les témoins nécessaires à cette auto-publication.

Ainsi, dans sa « chronique » de Libération (14 janvier 1993) consacrée au dernier roman d’Hervé Guibert, Le Paradis, Michèle Bernstein écrit : « On se dit qu’on va faire comme si on ne savait rien […] Naturellement ça ne marche pas. D’autant plus que c’est le propos même du roman […] ». Michèle Bernstein s’engage alors dans le récit de la fable romanesque, qui retrace la maladie de Guibert. Elle conclut : « Partout le sida est nié […] ».

On croit rêver : nulle part dans le roman, le sida n’est, à la lettre, nié : il apparaît ici ou là comme un des éléments de la fiction, vraisemblable dans un roman racontant un voyage en Afrique aujourd’hui. Le commentaire de Michèle Bernstein n’a donc rien de « naturel ». Obéissant à un scénario monté en dehors du texte (et avéré par la mort quasi publique d’Hervé Guibert), l’interprétation hallucine, là même où il n’y est pas, l’auteur, en chair et en os… Vidé de tout contenu mimétique, le texte ne vaut plus que contigu à son auteur, attesté par sa personne…

Simple retour de la réalité refoulée par la modernité ? Simple déroute de la réflexion, après les abus théoricistes de la modernité ? Le phénomène paraît moins simple. N’aurait-il pas commencé avec L’Amant de Marguerite Duras, lorsque celle-ci s’est donnée comme preuve vivante et clef ultime de sa production romanesque antérieure ? Marguerite Duras, ou Philippe Sollers (Femmes, 1983), ou Serge Doubrowsky et son « livre monstre » (Le Livre brisé, 1985), dont l’écriture simultanée aurait, en « la » racontant, « tué » sa femme, la poussant à se suicider ? Or, pour ne citer qu’eux, ils étaient, chacun à sa manière, des champions de la modernité…

Et en effet, il est plus d’un point commun entre la modernité et le phénomène Guibert. Dans l’un et l’autre cas, la représentation est éludée, le signifié expulsé, là, au profit du signifiant, ici, au profit du référent s’auto-présentant dans les mots. Le texte se donne comme prenant sa source dans l’immédiat présent, celui de l’écriture ou celui de l’actualité réelle de l’auteur greffant son écriture sur sa propre existence : lisez, car ceci est du vrai corps (sexe et cadavre de préférence) gagé sur le mien, sur son sacrifice médiatique, afin que vous puissiez vérifier vous-mêmes les progrès de ma maladie, de mon vieillissement, l’évidence de ma douleur et de mes affects dont le livre que je vous donne porte témoignage, vrai morceau de ma vie…

Mieux que nul autre sans doute avec sa figure angélique, Guibert, martyr du sida, a joué d’une ancienne figure de l’immédiation, essentielle à l’histoire de la littérature : celle du Christ, Verbe fait chair. Figure complexe, dont la reprise poétique ou mystique fait souvent communiquer « le noble et le pourri » (Michel de Certeau). Mais l’eucharistie vise un sens et joue avec la mémoire. Hors tout spectacle de soi, la particularité christique s’y abstrait dans le commun partage de la finitude humaine, épreuve d’altération et d’angoisse.

Pourquoi lit-on au contraire Le Paradis ? Si ce n’est en effet parce qu’on sait que c’est lui (et d’autres, quand on a les clefs), et qu’à aucun moment on ne décolle de cette excitation primaire ? Car savoir, chez Guibert, s’articule à voir. Pas à n’importe quel voir, à la coalescence du voir, qui fait du lecteur une chose – ou un organe – engluée dans le fantasme voyeur. Dès les premières lignes, le lecteur, happé, s’agglutine au spectacle : « Jayne éventrée, l’andouille […] sur la barrière de corail au large des Salines, je me retrouvai seul au bout du monde […], ayant longtemps attendu sur cette plage qu’un rouleau me rapporte le corps de Jayne pour constater que sa chair ouverte du pubis à la poitrine, rose bleutée, comme une vulve tailladée par un sadique sur toute la longueur du tronc, était d’une consistance semblable à celle des thons […] ».

Un vieux spectacle, au demeurant, torturant la femme pour que le narrateur puisse « faufiler un main dans la plaie du ventre… ». Fantasme d’homme, esquintant la figure même de l’altérité pour lui, la réduisant à l’aveu de sa déjection…

Il est fréquent aujourd’hui d’opposer l’image à l’écrit, d’évoquer la passivité induite par la première. On voit ici combien l’opposition est grossière, combien elle injurie l’image et innocente trop rapidement l’écrit. Dans Le Paradis, il n’y a pas d’image à regarder, il y a de quoi coller son œil, le « faufiler » aussi dans la « plaie du ventre ». Comment supporterait-on sinon la platitude d’une expression comme « vagin goulu », ou comme cette phrase : « La femme de la réception, Mamadou, est adorable ».

Après le verbe (tristement) incarné, l’effet de réel…

Pourtant, Guibert a peut-être réussi, en combinant à l’excès ces diverses caractéristiques, à constituer sa figure en formidable allégorie de nous-mêmes. La littérature est gagnée par l’illusion de l’information en direct (qui n’informe de rien, puisqu’elle ne met rien en forme) combinée à celle des reality-shows. Puisque les morts ne nous parlent plus – c’était le rôle des livres que de figurer ce dialogue, c’était le rôle des vivants que d’accompagner les mourants jusque  –, le cadavre s’expose. Ou la chair plus fraîche des pratiques sexuelles, ou mieux encore, l’alliance des deux… Non comme source d’interrogation – ainsi de ce long processus de décomposition que Beckett s’est acharné à dire en en parcourant toutes les figures –, mais comme l’obscénité même.

Mais qu’est-ce que de l’obscène institué ? Qu’est-ce que de l’obscène qui fait vivre l’institution ? Une telle exhibition a peu de chance d’interroger quoi que ce soit. Ni représentation, ni provocation critique, sa complaisance hyperbolique en fait au bout du compte un non-événement par excellence.

Est-ce une tendance de la littérature aujourd’hui ? Probablement. Peut-elle présenter d’autres virtualités ? Pourquoi pas ?

Il serait trop facile de sombrer dans l’imprécation aussi réactive que vaine. Pourquoi des écrivains ne sauraient-ils pas se saisir du genre (ou du geste) pour donner ça en partage (d’émotion et/ou de signification), inaugurant une vraie lecture, en sympathie critique avec ce que nous sommes, nos images et nos ratages, pour le meilleur et pour le pire.