Inédit

Anne Emmanuelle Berger, Discours de réception de la Légion d'honneur

 

Préambule

 

La raison pour laquelle nous avons désiré publier ce discours prononcé par Anne Emmanuelle Berger, professeure de littérature française et d’études de genre à l’Université Paris 8 -Vincennes Saint-Denis, à l’occasion de sa réception des insignes de la légion d’honneur le 1er octobre 2015, apparaîtra facilement : c’est que ce discours s’illustre par sa finesse, sa rigueur, son courage. Toute féministe qu’elle soit, ou plutôt, précisément parce qu’elle l’est authentiquement, Anne E. Berger, dont Transitions s’honore d’avoir publié un article dans notre thème « La beauté », ne sacrifie rien aux slogans, rien aux stéréotypes, rien à la langue de bois. Son dernier livre, Le grand théâtre du genre (Paris, Belin, 2013), jette ainsi un éclairage profond et précis sur les divers courants des études de genre, sur leur histoire entre France et USA, et surtout, sur les enjeux politiques et théoriques des débats les concernant.

Voici pourtant un domaine, la question du «  genre », dans lequel, en particulier depuis la polémique sur l’ABCD de l’égalité en 2013-2014, chacun croit pouvoir avoir une opinion tranchée. En tant que directrice de l’Institut du Genre (CNRS), Anne E. Berger est maintes fois intervenue dans le débat public : à chaque fois, sa parole était ferme, précise, apaisante, éclairante. L’entendre, la lire, c’est entendre et lire une penseuse qui lutte contre toutes les démagogies et simplifications, d’où qu’elles viennent, et se bat inlassablement pour la justice et l’égalité. Et son livre nous fait prendre conscience de ce que « le genre », la construction des identifications sexuées, la visibilité des identités subies ou revendiquées, les apories de la sexualité et du désir, toutes ces dimensions ne se recouvrent pas ni ne se conjuguent harmonieusement.

Les êtres humains seraient-ils seulement des êtres historiques si tel n’était pas le cas ? Mais le constat ne débouche pas sur un relativisme : il débouche sur la circonscription claire de l’intolérable et la respiration non moins claire de la tolérance.

Comme tout discours, celui-ci fait allusion à son contexte, c’est-à-dire présuppose connu de son auditoire ce que l’orateur sait qu’il connaît en effet. Le lecteur saura retrouver, ou rechercher, le sens de ces allusions qui donnaient une particulière chaleur et générosité à la parole adressée : sans cette chaleur et cette gaieté qu’elles communiquent, et sans l’histoire dont elles témoignent, ces allusions sont, en fait, anecdotiques. On rappellera simplement, pour ne pas jouer d’un « entre-nous » mondain, que c’était Sandra Laugier, professeure de philosophie à l’université de Paris 1, directrice adjointe scientifique de l’InSHS et présidente du comité directeur de l'Institut du Genre du CNRS,  qui remettait les insignes de la légion d’honneur à Anne E. Berger, dont le discours répondait donc au sien ; et qu’ Anne E. Berger est aussi la fille d’Hélène Cixous, écrivaine et chercheuse qui a participé à la création de l’université de Vincennes et a fondé le Centre d’études féminines et de genre au sein de cette même université, centre qu’Anne E. Berger dirige actuellement. 

H. M.-K.

Anne Emmanuelle Berger est professeure de littérature française et d’études de genre à l’université Paris 8 « Vincennes à Saint-Denis ». Responsable du groupement d'intérêt scientifique Institut du Genre CNRS/ Universités (2012-15), elle dirige également la nouvelle UMR LEGS (Laboratoire d'études de genre et de sexualité) CNRS/ Paris 8/ Paris Ouest, depuis 2015. Initialement spécialiste de poésie du XIXe siècle, elle consacre depuis une dizaine d'années la majeure partie de ses travaux au champ des études de genre et de sexualité (théories, histoire intellectuelle, épistémologie du champ). Son dernier livre, Le Grand Théâtre du Genre. Identités, sexualités et féminisme en « Amérique », (Belin, 2013) a été traduit en anglais (Fordham University Press, USA, 2014) et en espagnol (Mardulce, Argentine, 2016). Elle prépare actuellement une histoire culturelle des femmes dans la littérature française du XXe siècle avec Marta Segarra, sous la direction de Martine Reid, à paraître en Folio Gallimard (2017). 

 

 

 

 

Discours de réception de la Légion d'honneur


 

Anne Emmanuelle Berger

07/11/2015

 

Chère Sandra, chères amies co-directrices de l’Institut du Genre, chère administratrice de celui-ci, cher-e-s membres de son Conseil scientifique ; cher-e-s ami-e-s Collègues du Centre d’études féminines et d’études de genre ancienne et nouvelle manière, et de son nouveau cœur, le département d’études de genre ; cher-e-s ami-e-s collègues de Paris 8 ; cher-e-s membres du LEGS, notre tout nouveau Laboratoire d’études de genre et de sexualité CNRS/ Paris 8/ Paris Ouest Nanterre ; cher-e-s Collègues de l’InSHS et de la MSH Paris Nord, cher-e-s représentants de tous les établissements d’enseignement supérieur et de recherche auxquels je suis liée par mes fonctions ; enfin, c’est-à-dire bien sûr pour commencer, cher-e-s ami-e-s, cher-e-s aimé-e-s, d’ici et d’enfance, des États-Unis et d’ailleurs, avec qui j’ai cheminé ou chemine aujourd’hui, cet honneur qui m’est fait, je vous le dois, littéralement et dans tous les sens. Il reste dû par moi, à la légion sans frontières et sans armes que nous formons, que vous formez, au moment où je le reçois. Permettez-moi de vous le rendre, tout en continuant à vous le devoir.

Et c’est bien d’abord à toi que je le dois, Sandra, puisque, si tu ne m’avais pas placée, c’est-à-dire fait nommer, avec mes deux autres collègues de la direction scientifique, Pascale Molinier et Sylvie Steinberg, à la tête du Groupement d’Intérêt Scientifique Institut du Genre ; si, avec quelques autres, dont le précédent vice-président Recherche de l’université Paris 8, Mario Barra Jover, et forte de l’autorisation bienveillante de Patrice Bourdelais, directeur de l’InSHS, tu ne m’avais pas permis de, c’est-à-dire poussée à, créer l’UMR LEGS avec mes collègues, nous ne serions pas aujourd’hui, toi et moi, en train de jouer la scène de l’adoubement républicain.

Il fallait, pour que cette scène ait lieu, que tu inventes mon personnage. Il a fallu que tu crées ce rôle de directrice de groupement d’intérêt scientifique et suscite celui d’unité mixte de recherche ; il a fallu aussi que j’accepte, sans bien savoir à quoi je m’engageais, d’endosser, pour un temps du moins, la cote par définition mal taillée de technocrate de la recherche, mais aussi de porte-parole, sur la scène publique, d’un champ longtemps décrié, pour que le nom d’Anne Emmanuelle Berger se retrouve sur une liste, dans le bureau de l’ancienne ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Geneviève Fioraso. Celle-ci a alors cru bon, avec Najat Vallaud Belkacem, de le distinguer, comme elle avait distingué le tien quelque temps plus tôt.

Comme diraient, en substance, deux grands auteur-e-s de ma connaissance, l’un, dramaturge anglais de la fin du XVIe siècle, l’autre, « française » (mais pas de souche) du XXe siècle, et également dramaturge à ses heures, nous ne sommes jamais que des marionnettes sur le grand théâtre du monde. Mais ça m’amuse, et me fait d’autant plus plaisir de jouer avec toi ce soir aux chevalières, ou mieux encore, aux chevaliers in drag, que la pièce n’était pas prévue au répertoire. Certes, des femmes ont été honorées par la république française et ses représentants masculins dès le début de la troisième République, mais, nous qui sommes sensibles, justement, à la distribution sociale des genres et à son histoire, nous savons bien que Napoléon avait inventé la légion d’honneur pour les valeureux combattants de l’armée républicaine, à l’exclusion de leurs compagnes. Plus exactement, dans le dispositif original de l’ordre de la Légion d’honneur, aux hommes relevés, morts ou vivants, sur le champ de la guerre, allait la médaille [1] ; aux femmes, ou plutôt aux filles de ces hommes d’honneur, était réservée la maison d’honneur, ces établissements d’éducation de filles de légionnaires qui existent encore aujourd’hui,  et qui, tels des couvents laïcs, avaient vocation à préserver l’honneur des pères à travers leurs filles. Il aura donc fallu l’émergence parmi nous d’une Napoléonne, stratège intrépide et visionnaire de la recherche française, avec ce qu’il faut de cordiale férocité pour gagner les batailles institutionnelles – c’est de toi que je parle, Sandra – pour que nous soit confiée à nous femmes, par l’état français et ses représentants dans la recherche, la clé du champ, je parle ici, bien sûr, du champ des études de genre.

Mais quand même, quelle drôle d’idée tu as eue, Sandra, que de confier, provisoirement, les rênes symboliques d’un champ de recherche à une quasi-étrangère, qui n’appartient à aucune école identifiable dans ce domaine. Certes, j’appartiens à une génération nourrie au lait (que j’écris « l.e.g.s », bien entendu) de 68, redevable à ses inventions, inspirée par ses Vingt Scènes. J’ai participé toute jeune femme, aux côtés de ma mère, au mouvement de libération des femmes – c’était l’époque de ses derniers éclats –, mais sans jamais devenir membre d’aucune légion, d’aucune milice de la pensée et de l’action. Je ne suis pas une femme de camp. Pour échapper aux camps et aux carcans, je me suis dotée d’instruments, aiguisés mais non tranchants, de libération intellectuelle. La déconstruction a été pour moi l’un de ces instruments. La dite « pensée queer », qui interroge les grilles et les partitions du genre et des sexualités, permet aussi, lorsqu’elle est au meilleur d’elle-même, de prendre la clé des champs, de ficher le camp (prononcer à l’américaine).

J’ai fichu le camp.

L’agrégation en poche, la thèse en route, le vent de l’histoire en berne, je suis arrivée dans l’état de New-York, au milieu des années 80. Je devais y passer un an ; j’y suis restée vingt-trois ans, le temps de vivre l’ascension, puis le déclin, de la dite « French theory », et le triomphe, puis l’effondrement, des études littéraires. J’y ai vu naître ce qui s’est appelé, à partir de la fin des années 80, la « feminist theory », puis la queer theory, les études postcoloniales et bien d’autres mouvements de pensée ; j’y ai vu défiler des modes, indexées sur la bourse volatile des valeurs intellectuelles ; j’y ai appris la collégialité efficace et cordiale, et les ficelles d’une gestion souple. Bref, je me suis augmentée d’une langue et d’une culture, universitaire en particulier, qui ne m’ont pas quittée lorsque je suis partie. Je suis vouée depuis lors au passage des frontières, et c’est peut-être encore une histoire de legs, puisque dans ma ou mes familles, on vient d’ailleurs et on y va, surtout les femmes, d’ailleurs. Qui sait, Sandra, toi qui es également issue de déplacements transatlantiques et même transpacifiques, et qui circules entre des mondes et des objets de pensée très divers, peut-être as-tu reconnu en moi, par delà nos différences de langage, une parente en cosmopolitisme intellectuel.

La médaille que tu vas me remettre a deux côtés: sur l’un, est écrit « République française » sur l’autre, « Honneur et patrie », association d’idées à laquelle je ne souscris pas. Remets-la moi, je te prie du bon côté, celui de l’honneur républicain, tel que je le conçois.

Il y a un mois, trois jeunes américains recevaient la légion d’honneur des mains du président de notre république pour avoir, comme l’écrivaient les medias, « évité un massacre » au péril de leur vie dans le train d’Amsterdam à Paris. Une amie américaine, ancienne collègue de l’université de Cornell, m’a alors immédiatement écrit, furieuse, disait-elle, que ces hommes, shootés depuis toujours à la testostérone et programmés pour le combat, soient remerciés de la sorte, et ravie, au contraire, qu’une femme, qui plus est vouée à la cause des femmes dans la science, soit distinguée. Une vraie consœur en féminisme ! Et pourtant, même si, vu des États-Unis, je comprends et partage son point de vue ; même si ces trois jeunes hommes, à ce que l’on en sait, sont en effet des militaires de carrière, des républicains (au sens américain du terme), et des chrétiens fondamentalistes, avec lesquels je n’ai rien en commun, I begged to differ : je n’ai pas fait la même lecture de cette scène. Par éducation, les Américains et les Américaines sont en effet formés à l’action, à l’initiative, à la responsabilité individuelle. Mais pourquoi des êtres humains, femmes ou hommes, de gauche ou de droite, militaristes ou pacifistes, frêles ou baraqués, n’auraient-ils pas, parfois, du courage ? Je connais très bien un Américain, de gauche, plutôt féministe, intellectuel, pas chrétien et un peu branlant, qui aurait eu, j’en suis sûre, le même courage en pareilles circonstances, sans la même capacité de s’en tirer. Et si j’imagine la scène avec effroi, je trouve juste, après tout, d’honorer un courage que je n’aurais pas eu.

On me dit qu’il faut un certain courage pour travailler, surtout en France, dans un domaine marginal, qui a longtemps suscité méfiance ou mépris. Je ne le nie pas. Nous qui nous inscrivons dans ce champ connaissons bien le paradoxe français. Alors même que la dite pensée française a joué un rôle si important dans sa genèse intellectuelle, les tentatives de lui donner place et droit au sein de l’université française se sont longtemps heurtées, d’une part, au centralisme étatique d’un système, qui veut que seules les formations reconnues nationalement ou suscitées par les organismes d’état, sont autorisées à prospérer, d’autre part à la méfiance de la communauté universitaire française, à l’encontre d’un champ considéré comme un ghetto scientifique, en vertu d’une conception du corps social marquée par la tradition du républicanisme universaliste français. Pourtant, les questions qui occupent les chercheur-e-s dans ce domaine – celles de la constitution et des effets des hiérarchies de sexe, de genre et de sexualité dans leurs différentes configurations historiques et culturelles, celle de la substitution des lois de l’inégalité aux jeux des différences, celle des processus de catégorisation sociale, celles des modes d’interaction entre le social, le psychique et le biologique – affectent de très nombreuses pratiques sociales et symboliques, concernent maint champ de savoir, et relèvent à bien des égards de ce qu’on pourrait appeler une anthropologie générale.

Oui, j’ai dû livrer avec mes collègues, depuis que j’ai pris mes fonctions en France, de nombreuses et épuisantes batailles, triviales ou capitales, à l’échelle locale ou nationale, pour faire vivre et reconnaître notre champ de recherche. Il reste que je ne suis pas une héroïne américaine. Mon action pour la science n’a pas, Sandra, l’amplitude et la portée de la tienne. Et je perçois bien le sens politique des distinctions dont nous avons été l’objet cette année, toi, moi et quelques autres femmes qui travaillons dans le champ ou les parages des études de genre. Je note le salut aussi discret que symbolique à ce que nous représentons : un certain féminisme, légitime parce qu’à la fois savant et besogneux, dans l’université, les études de genre, l’honneur des femmes de science, comme on voudra et tout cela à la fois. D’aucuns (et d’aucunes) penseront, et je leur donne raison, que la distinction symbolique ne saurait tenir lieu d’action politique, et que ces distinctions individuelles masquent mal, voire même soulignent involontairement, une certaine pusillanimité politique dans ce domaine.

Mais mon amie Cynthia, qui voit bien, de loin, les réticences françaises en la matière, a peut-être quand même raison. Il est bon que la république française distingue des femmes, qui plus est des femmes de science, et plus encore des femmes œuvrant à la cause des femmes ou du genre… humain, dans la science et au-delà. Tout cela ne serait pas arrivé, ne me serait pas arrivé, sans le travail considérable, dans des conditions souvent ingrates, de toutes les chercheuses et chercheurs dans ce domaine. Cette médaille, c’est donc bien la vôtre, cher-e-s ami-e-s collègues en études de genre ; elle regarde toutes celles et ceux qui travaillent au service de l’intelligence et de ce qu’on appelait naguère le progrès – progrès social et progrès de l’esprit – : à vous, l’honneur.

[1] Jusqu’à la fin du second empire, 75% des médaillés étaient des militaires. Mais il faut noter cependant, – je l’ai appris après coup –, que le consul Bonaparte avait aussi souhaité d’emblée récompenser les mérites civils : ceux de savants, de médecins, voire même d’artistes.