Saynète n° 111.1

 


‑ Les pommiers sans feuilles se succédaient aux bords de la route. De la glace couvrait les fossés. Des chiens aboyaient autour des fermes ; et les mains sous son mantelet, avec ses petits sabots noirs et son cabas, elle marchait prestement, sur le milieu du pavé.

Gustave Flaubert, « Un cœur simple », dans Trois Contes, Marie Basuyaux (éd.), Paris, Gallimard, « Folioplus classiques », 2003, p. 47.

 

Ullrich Langer

06/06/2020

 

Bonheur de Flaubert

Au milieu de l’absolue perfection d’Un cœur simple, voilà trois phrases absolument remarquables qui se sont comme glissées dans les interstices du récit, car elles ne font pas partie des grandes scènes du conte, de la première communion de Virginie, de la rencontre héroïque avec le taureau, ou de l’apothéose céleste.

Suivant la suggestion de sa maîtresse, Félicité décide de faire empailler le perroquet mais ne se fiant pas à la diligence, elle porte elle-même l’oiseau jusqu’à Honfleur. Au cours de ce voyage à pied, elle sera blessée à la joue par le fouet d’un conducteur de malle-poste, furieux d’avoir à dévier ses chevaux vers le débord de la route pour éviter d’écraser cette femme qui marche au milieu de la route et qui, ne pouvant entendre ses avertissements, ne s’écarte pas pour lui laisser la place. L’incident de la malle-poste survient très peu après les phrases citées. Celles-ci fonctionnent donc comme relais entre la mort du perroquet et le geste violent du conducteur à l’égard d’une Félicité innocente. Elles évoquent un de ces déplacements dans le paysage normand qui rythment la vie des membres de la famille Aubain et qui permettent au récit de se donner un profil événementiel.

En lecteur vigilant je ne peux m’empêcher de trouver des prolepses, des signes avant-coureurs de ce déferlement de bruit et de fureur qui suivra de peu les trois phrases. Les chiens aboient, avertissent, mais nous savons que Félicité ne les entend pas, comme elle n’entendra pas la malle-poste ni les cris de son conducteur ; ses sabots frappent le pavé comme les sabots des chevaux qui vont bientôt la rejoindre (et qui rappellent les sabots du taureau) ; finalement, elle se trouve au milieu de la route, empêchant la malle-poste de passer…

Mais loin de provoquer une inquiétude anticipatrice, elles me font l’effet contraire : j’éprouve le plus grand, le plus profond bonheur à lire ces trois phrases.

Je tenterai d’identifier les composantes de ce bonheur, en partant des mots écrits par Flaubert.

Je vais commencer par les choses les plus simples. Les phrases présentent le paysage normand hivernal de la manière la plus succincte. Les pommiers, très nombreux, en rangées régulières, en succession ; les fossés pleins d’eau, couverts d’une couche de glace – il a gelé pendant la nuit, mais le paysage n’est pas enneigé ; la présence insistante d’eau et de pluie : le pavé n’est pas plat mais légèrement en forme de bosse, surélevé au milieu, pour permettre aux eaux de la pluie d’être évacuées vers les bords. Félicité marche « sur » le milieu et non pas « au » milieu.

Il fait froid mais nous nous sommes couverts : les mains de Félicité sont sous son manteau. Les pieds dans des sabots noirs adaptés. Les chiens qui aboient autour des fermes indiquent la présence humaine, de fermiers dans leurs maisons. Le perroquet est dans son cabas.

Et Félicité est compétente, elle maîtrise les circonstances, elle sait ce qu’elle fait. Flaubert le sait aussi. La plus grande erreur de Félicité, celle qui prépare l’accident, marcher au milieu de la route, est parfaitement compréhensible. Ce n’est pas une erreur du tout. Vu l’inégalité du pavé, se tenir sur la crête de la légère bosse est la seule solution lorsqu’on marche longtemps, car le petit dénivelé ferait mal aux jambes si on se tenait sur un des côtés. Marcher sur les bords, dans la boue ou dans l’herbe, ne permet pas d’avancer assez vite.

Les phrases de Flaubert nous communiquent un mouvement rapide à travers ce paysage hivernal. Les arbres aux bords de la route « se succédaient », comme si les pommiers bougeaient, traversaient un cadre fixe en succession régulière, vus d’une fenêtre de carrosse ou de train. Nous allons aussi vite que cela. Alors que les pommiers scandent le mouvement, les fossés présentent une continuité, complémentent la vue rythmique du paysage. Le mouvement se fait en plus entre domaines sonores, d’un aboiement de chien à un autre, sons qui annoncent notre arrivée et notre passage. Le paysage n’est pas insensible à notre présence. Ce mouvement est la représentation physique d’un certain type de plaisir, très ancien, le sentiment de l’activité maîtrisée et libre d’entraves, répertorié par Aristote et transmis dans quelques mots par Flaubert.

Et pourtant Félicité ne partage pas ce plaisir : elle ne peut pas entendre les chiens, et nous ne savons pas si elle enregistre vraiment autre chose que le besoin de porter le perroquet sain et sauf à sa destination. Le « point de vue » est celui de Félicité, mais nous ne sommes pas tout à fait à sa place, nous sommes avec elle, à ses côtés pour ainsi dire. Toujours est-il que ses sensations et ses émotions ne nous sont pas vraiment accessibles, et pour le lecteur le plaisir du mouvement l’emporte sans doute ici sur l’empathie. C’est mon cas, au moins.

Flaubert nous pose en effet des obstacles à l’empathie mais remplace celle-ci par quelque chose de plus grand et peut-être de plus cruel.

Les diminutifs – « mantelet », « petits sabots » - infantilisent Félicité, nous rendent l’identification difficile, et augmentent cette vulnérabilité qui sera toujours associée à son personnage. Lorsque cette petite femme marche « sur » le milieu de la route, elle est proprement exposée, livrée au danger qui ne manquera pas d’arriver quelques instants plus tard.

Survient alors cet adverbe « prestement ». Agilité, détermination, élégance de sa marche, tel un officier en parade, mais plus rapide, concentré sur elle-même, et toutefois non sans une impression de jeu et de grâce. Ce choix me paraît exprimer une profonde affection de Flaubert à l’égard de sa créature, un câlin verbal, une familiarité et en même temps une ironie, car la nature soutenue du mot ne peut que contraster avec les sabots et le cabas qui contient un perroquet mort. « Prestement » résume cette attitude souveraine du narrateur – et du lecteur – jouissant de ce plaisir du mouvement, très proche du personnage mais se tenant toujours à une très légère distance, discret dans son amour, tel un Dieu qui ne se moque pas de nous mais qui a tous les droits de le faire, qui observe les créatures dans leurs agissements et ne leur évite pas l’échec brutal. Flaubert nous fait partager cette souveraineté pour laquelle l’amour n’exclut pas le refus d’intervenir.

Nous aimons Félicité mais nous ne la protégeons pas. Est-ce bien la raison de cette impression de bonheur véhiculée par ces trois phrases ?

 

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