Saynète n° 107. 1.

 


Fermer les yeux. Les rouvrir. Au mur des tableaux, mais pas comme chez la psy, pas des fleurs. Des portraits mais avec n'importe quelle couleur pour faire la peau, plein de couleurs comme si les humains étaient des fleurs, plein de couleurs dans chaque tableau, plein de tableaux, plein de gueules, plein de tailles, dont un tout petit près de la plante grasse poussant dans le pot brun aux arabesques et dorures, un tout petit tableau avec dedans une femme nue, larges tétons rouges sur seins oranges, un sourire grand rouge sur visage bleu, longs cheveux noirs, des lunettes blanches aux coins étirés noirs. La Parisienne. Faut être parisienne pour aimer autant les fleurs. De l'eau qui coule quelque part, des bruits de vaisselle qu'on entrechoque, le soleil impacté dans ma tête, j'ai fermé les yeux.

VERTE

Bruit d'une page qui se tourne. Face à moi la table basse en vitre ronde et fer forgé, le vase dessus avec les coquelicots, une théière en porcelaine et un petit bol, et derrière, la Parisienne lisant son livre, volutes de fumée. J'ai dû bouger parce qu'elle a baissé son livre et j'ai vu ses lèvres rouges. Souvenir des tétons noirs du tableau. Même sans ses lunettes de soleil blanc et noir, ça lui ressemblait toujours. […]

NOIRE

J’ai rouvert mes yeux, elle lisait encore. Ma tête cognait toujours. Moins chaude sous ma paume. Comme je fixais le petit tableau sur le mur en face de moi, la dame aux tétons et sourire rouge, elle m'a dit que c'était son autoportrait. Ça voulait dire que c'était elle qui s'était peinte elle-même. Je voyais pas l'intérêt. Surtout avec les mauvaises couleurs. Elle a du voir mon incompréhension derrière sa fumée et les pages de son livre parce qu'elle a expliqué en détail. C'est important les autoportraits parce que ça marque une époque, une appréciation de soi-même à un moment donné. C'est important de se regarder soi-même, elle a ajouté. Apprendre à se regarder. Apprendre à s'écouter. Apprendre à se comprendre. Apprendre à s'aimer. S'aimer soi sans le regard des autres. Sans les normes. S'aimer en se regardant, vraiment, bien en face. J'ai pensé que si elle se voyait avec ces couleurs-là, elle devait être encore plus défoncée que moi. J'ai rien dit. Je fixais les tétons rouges. Elle m'a ensuite demandé comment il serait, moi, mon autoportrait. Silence opaque du double vitrage. Pages qui se tournent. Elle voulait savoir si je lisais des livres. Cette fois j'ai dit non. C'était un peu comme les questions de la psy, mais je sentais bien que c'était pas pour me coincer, juste pour parler. Selon elle, je devais essayer l'art, ça épanouit, écrire quelque chose, quelque chose sur ici, sur moi et mon entourage, mon petit copain de l'abribus par exemple. J'ai tourné la tête. Elle nous avait vus, oui, depuis sa chaise longue, nos silhouettes qui rôdaient sur la route. C'est fascinant, ici, il y a de quoi écrire, des choses violentes surtout, les choses entre les hommes.

Marin Fouqué, 77, Arles, Actes Sud, 2019, p. 195-196 et 197-198

 

Marie Schwartz

07/03/2020

 

Nous sommes quelques pages avant la fin de 77. Le grand Kévin, camarade d'abribus, a roué de coups le narrateur adolescent, au milieu des champs du 77, pour achever de le former à devenir un homme. Puis, il lui a demandé de violenter (ou violer ?) une vieille dame, la folle du village. Le narrateur horrifié a pris la fuite. Fiévreux, il trouve refuge chez une voisine, la Parisienne, et s'endort. Cette femme, qu'il observe à présent éveillé, symbolise dans le roman l'altérité à plusieurs niveaux.

Jamais nommée d'une autre façon, La Parisienne est un personnage proche du stéréotype, aux traits sociaux marqués, dans lequel je peux en partie me reconnaître. Il arrive d'ailleurs souvent que mes proches m'appellent comme elle, lorsque je leur rends visite dans la périphérie de Lyon. Un soin apporté aux couleurs et au bien-être dans son intérieur, la présence de livres et de tableaux, la façon dont elle parle, l'art qu'elle pratique et les sujets qu'elle choisit d'évoquer sont les signes d'une appartenance à la bourgeoisie intellectuelle et cultivée ; tout revient à faire d'elle ce que l'on attend, typiquement, d'une « parisienne ».

Vue à travers les yeux de l'adolescent circonspect, cette femme n'a pourtant rien d'une caricature satirique ; elle est peinte sans cynisme. Certes, il y a de l'incompréhension entre les personnages ; l'interaction, un peu grotesque, n'est pas évidente. Ils s'observent, se confrontent. Pourquoi décore-t-elle ainsi sa maison ? « Faut être parisienne pour aimer autant les fleurs. » Pourquoi peint-elle son autoportrait, avec les mauvaises couleurs ? « Je voyais pas l'intérêt. » Pourquoi pose-t-elle autant de questions ? « Silence ». Lorsque le garçon considère la Parisienne avec ingénuité, distance ou désapprobation, je partage ses impressions, avec connivence.

Mais au lieu de la regarder comme un cliché repoussoir, j'estime le personnage de la Parisienne parce qu'elle prend soin du narrateur et le conseille, sans s'imposer. Elle lui offre une attention patiente, la possibilité d'une convalescence, un discours nouveau et sage. À ce titre, elle compte parmi les figures féminines positives de 77, fortes et inspirantes, qui éclairent le narrateur, tandis que bée, implicite, l'absence de sa mère. Dans ces dernières pages de roman où tout se précipite et se résout, son passage chez la Parisienne est à la fois une halte, une respiration, mais aussi une étape vers l'élan de libération final.

« C'est important de se regarder soi-même. […] Apprendre à s'aimer. S'aimer soi sans le regard des autres. Sans les normes. » ou encore « Ça épanouit, écrire quelque chose » : ces phrases par lesquelles elle voudrait aider le narrateur, lui indiquer une autre voie possible, sonnent bien incongrues ou simplificatrices. Pourtant, moi aussi, je ressens parfois la nécessité de formuler ces idées à mes élèves, adolescent.e.s du 77, lorsque je les sens enfermé.e.s dans certains conformismes ou mal-être, qui m'ont aussi été familiers et que j'aurais aimé pouvoir conjurer.

Pour la première fois, l'idée de l'écriture comme échappatoire est formulée, et l'on devine alors Marin Fouqué, tour à tour derrière l'adolescent et la Parisienne : « Selon elle, je devais essayer l'art, ça épanouit, écrire quelque chose, quelque chose sur ici, sur moi et mon entourage, mon petit copain de l'abribus ». Elle donne l'impulsion de l'écriture et livre même les thèmes qui sont centraux dans le roman, la violence et la virilité : « c'est fascinant, ici, il y a de quoi écrire, des choses violentes surtout, les choses entre les hommes ». Elle suggère alors que l'expérience du jeune homme, aussi banale semble-t-elle, dans cet endroit apparemment si quelconque et périphérique, mérite d'être racontée.

Avoir un point de vue légitime à partir duquel écrire, avoir le droit de se raconter : ce sont des questions qui obsèdent et tourmentent l'auteur de 77, Marin Fouqué[1]. La rencontre des deux personnages ici permet de les résoudre pour un temps : on peut être un jeune garçon et trouver une liberté dans l'expression de soi, on peut être écrivain.e sans se conformer à un cliché parisien.

Cette rencontre résume aussi à mes yeux, par les frontières qu'elle effleure, la position d'équilibre parfait que tient Marin Fouqué : une exigence de fidélité à la réalité ancrée, mais sans désenchantement ni fatalisme sociologique, et surtout de la tendresse. C'est la construction de la fable qui permet de faire une même place à cette justesse et cette tendresse. Les personnages de 77 et leurs histoires sont peut-être à la réalité sociale ce que l'autoportrait de La Parisienne est à elle-même : une transformation poétique à partir de ce que l'on a regardé « bien en face ».

[1]Voir les entretiens de Marin Fouqué avec Clique ou avec Marie Richeux sur France Culture.

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