Saynète n° 105.3.

 


Ta tête, ton geste, ton air,
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles 
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l'esprit des poètes
L'image d'un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l'emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t'aime !

Quelquefois dans un beau jardin
Où je trainais mon atonie
J'ai senti comme une ironie,
Le soleil déchirer mon sein ; 

Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon coeur,
Que j'ai puni sur une fleur
L'insolence de la nature.

Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur !
travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma soeur !

Charles Baudelaire, "A celle qui est trop gaie", Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, 1975, p.176.

 

Hélène Merlin-Kajman

01/02/2020

 

J’avais d’abord écrit, très vite, des phrases pour évacuer le choc causé par les deux derniers quatrains, dire le sinistre frisson intérieur causé en miroir par cette blessure « large et creuse » que le poète inflige imaginairement à la femme aimée. Je voulais refuser avec colère l’horreur de « ces lèvres nouvelles », de cette métaphore qui, succédant au « flanc étonné » (hypallage, métonymie), inflige, au lecteur cette fois, dans une remarquable efficacité poétique, une vision d’autant plus effrayante qu’elle reste incertaine : à moi, lectrice, d’achever, à moi de choisir le scénario fantasmatique évoqué, à moi de chercher à voir, ou à ne pas voir, à dissiper, ou non, ce flou …

Mais ! Mais…

C’est le mot « venin » qui me frappe, l’infusion finale du venin, image tout aussi incertaine que celle des « lèvres nouvelles » et dans lequel j’entends s’échapper un cri final d’angoisse, le rejet horrifié par le poète de son propre corps. « Ma sœur » me laisse plutôt de glace (je n’aime pas davantage l’apostrophe connue à « l’hypocrite lecteur », « mon frère ») : mais « venin », non. Dans ce mot sémantiquement chargé où la vie s’est inversée en poison, où le philtre d’une Vénus-sorcière s’est dramatiquement glissé, j’entends la « haine » se retourner en dégoût pour soi-même et la pulsion de saccage se répandre jusqu’à soi : désespoir dévastateur très typique de Baudelaire dont j’aime les rythmes, les cris, les amplitudes, les chocs spleenétiques, dont la poésie m’a aidée à vivre – parce qu’elle disait, chantait, enchantait, apprivoisait, l’âcre désespoir au goût de sang et de terre qui fait de soi une chose dont on ne sait plus quoi faire et qu’on voudrait jeter, piétiner, une chose « venin », une chose qui envenime tout ce qu’elle touche , tout ce qu’elle voit, ou en est envenimée, et c’est pareil – Baudelaire, qui m’a toujours réconciliée avec le chagrin de vivre, avec les sensations de chute, les élans fauchés, les oscillations paniques qui dévorent la tête, la poitrine, l’estomac …

 

Je relis le poème, calmée. Va même pour « ma sœur ». J’entends l’alternance du heurt (le premier vers, qui fait un tut-tut-tut vrillant la tête – celle du poète, la mienne), du heurt et de la fluidité (quel contraste avec le second vers !). J’entends, étreinte, l’émerveillement impossible à rejoindre, je vois l’apparition féminine et m’y accorde, si belle, si joyeuse, si vivante : je suis, je fus ce « passant chagrin », enfant triste mais avide de bonheur, aspirant à me jeter dans ces bras, sur les genoux de cette robe, qui m’accueilleraient, même si je sens bien que ça ne va pas aller, mais peu importe, j’ai la gorge nouée, car ces vers écrits comme ça me rattachent à nous et donc à moi, et je peux aimer l’enfant humiliée du passé même si j’entrevois bien que le poème ne va pas lui proposer une fin à l’eau de rose.

Le titre du reste me met en garde avec son « trop », Baudelaire ne prend pas son lecteur en traitre, même il ménage une transition qui avive mon inquiétude, l’évocation de la nature printanière, autre paradis inatteignable, et, sur une fleur, l’agression qui le possède et dépossède, traduisant l’impossibilité d’être avec, au moment même où ce qui entoure, ce qui se montre, est intensément désirable, et que la sensation de coupure se retourne en sauvage impulsion de couper. Et voici la terreur, voici l’image, voici la pulsion persécutrices qui nous dévalent dessus…

Oh, je sais comment on pourrait lire ces dernières strophes et finalement l’ensemble du poème ! Mais j’interroge : n’est-ce vraiment qu’un homme qui parle, un homme qui parlerait à une femme dans une langue les divisant, les opposant pour la dégrader, elle silencieuse, en danger, symbole d’un élan vital dont le poète se dit privé au point de la « haïr » et vouloir la détruire, et même finalement objet seulement – objet du regard, objet de l’envie, objet d’un sadisme criminel ?

S’agit-il seulement de l’évocation d’un geste qui, de proche en proche, me viserait – analogue aux gestes guerriers réservés aux corps des femmes dont les récits me font défaillir d’horreur, car ils sont vrais, réels, atroces, car des femmes réelles les ont endurés avant d’en mourir à petit feu ?

… J’ai relu le poème, et relu, et relu encore, pas par devoir, mais par désir, parce que ce mot « venin » m’avait appelée, parce que le rythme, le son, l’intensité de cet éblouissement de beauté des premières strophes ne s’étaient pas déchirés sous l’effet de l’agression visuelle finale, parce que le bonheur avait résisté, parce que l’appel était du côté du plaisir, d’un plaisir teinté de douleur, mais justement : d’une extrémité de douleur qui peut faire revenir parmi les hommes (les femmes et les hommes) par la grâce d’un poème (désolée pour le poncif, je ne sais pas mieux dire…)…

La voix poétique ne triche pas. C’est celle d’un poète terriblement « genré », oui. Mais elle allégorise avec une puissance qui m’étreint d’autres expériences possibles d’étrangeté radicale au monde dans les moments de plus grand élan, de plus grand espoir. C’est ce que j’entends qu’il affronte, traduit. Et je lui sais gré de me permettre de m’approcher de l’insoutenable – même si, pour mon propre fantasme (mes propres zones d’effroi) j’aurais préféré qu’il ne m’affole pas là avec tant de sauvagerie…

… Je ne crois pas que la littérature ait à devenir un filet d’eau tiède, ou à n’affronter les zones obscures de l’humain que sous la condition (c’est une nouvelle morale, un classicisme d’un genre nouveau quelque peu déprimant) de désigner clairement qui est victime et qui est coupable. La condition dite du « consentement ».

« Je suis la plaie et le couteau », écrit Baudelaire en un vers très connu qui a l’immense mérite de compliquer tout, et son œuvre fait varier à l’infini l’accès à cette terreur, ses figures. L’essentiel pour moi est que la littérature (c’est son obligation) n’invite pas son lecteur à rester coincé du côté du couteau et de la cruauté, ni qu’elle suscite activement en lui indifférence ou apathie, ni qu’elle alimente une jouissance voyeuriste prise à regarder un couteau se retourner dans une plaie, même quand elle prétend plaider pour la plaie contre le couteau...

Le poème de Baudelaire ne m’anesthésie ni ne m’offusque, ni ne me dégrade, ni ne me ravage d’horreur (même si, pour le lire, c’est bien par un point d’horreur qu’il me fait passer). Il accueille, éclaire et réconforte en moi des zones obscures et indicibles, dont il se trouve que pour moi elles n’ont pas grand chose à voir avec la sexualité (qu’un lecteur s’y trouve cependant accueilli là, c’est-à-dire y trouve son désir figuré ou traduit, ne me choquerait en rien), mais auxquelles, par le travail poétique de l’adresse, de « la phrase-affect », des déplacements et condensations remarquables dont il est le lieu imaginaire, il fait écho en me laissant moins seule, moins démunie.

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