Saynète n° 25

 

 

MOLIERE : (…) Je ne prétends faire aucune réponse à toutes leurs Critiques et leurs contre-Critiques. Qu’ils disent tous les maux du monde de mes Pièces, j’en suis d’accord. Qu’ils s’en saisissent après nous, qu’ils les retournent comme un habit pour les mettre sur leur Théâtre, et tâchent à profiter de quelque agrément qu’on y trouve, et d’un peu de bonheur que j’ai, j’y consens : ils en ont besoin ; et je serai bien aise de contribuer à les faire subsister, pourvu qu’ils se contentent de ce que je puis leur accorder avec bienséance. La courtoisie doit avoir des bornes, et il y a des choses qui ne font rire, ni les spectateurs, ni celui dont on parle. Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix, et ma façon de réciter, pour en faire, et dire tout ce qu’il leur plaira, s’ils en peuvent tirer quelque avantage. Je ne m’oppose point à toutes ces choses, et je serai ravi que cela puisse réjouir le monde ; mais en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste et de ne point toucher à des matières de la nature de celles, sur lesquelles on m’a dit qu’ils m’attaquaient dans leurs Comédies, c’est de quoi je prierai civilement cet honnête Monsieur qui se mêle d’écrire pour eux ; et voilà toute la réponse qu’ils auront de moi.

Molière, L'Impromptu de Versailles, Scène 5, éd. C. Bourqui, G. Forestier, Pléiade, T. II, p. 841.


 

 
 


Tiphaine Pocquet

17/10/2015

Molière, personnage sur la scène, évoque le contexte douloureux de la querelle de l'Ecole des femmes. Et fuse, centrale, la question de la courtoisie et de ses bornes. Dans son sillage, celle, si contemporaine, si importante ici à Transitions, du rire. La civilité moliéresque comprend un abandon : « mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix et ma façon de réciter », cela semble déjà beaucoup, énorme pour un comédien. Et cet abandon se donne légèrement, gracieusement, avec ce qu'il faut d'ironie pour faire entendre la supériorité du généreux, « ravi que cela puisse réjouir le monde ». Pire encore pour la cabale, ravi de faire « subsister » ses ennemis.

Mais quelque chose résiste, une frontière s'installe. La civilité est cet espace de don, qui a son revers, son espace sacré, séparé. Ecoutons cette manière, si forte à mon sens, d'évoquer ce que justement on ne veut pas voir abîmer. Ce reste de quant à soi. « Des matières de la nature de celles sur lesquelles on m'a dit qu'ils m'attaquaient dans leur comédie ». La périphrase instaure la distance, élève une frêle barricade que la notice de la Pléiade se gardera bien de respecter. On apprend ainsi qu'il s'agit d'une allusion à la « Chanson de la Coquille » chantée par les ennemis de Molière à l'Hôtel de Bourgogne ironisant sur la figure de Madeleine Béjart. En arrière-fond, l'accusation d'inceste qui poursuit Molière.

On se souvient alors de l'interprétation que donnait Thierry Hancisse de cette réplique, pour la mise en scène de la Comédie Française en 1998. Il jouait un Molière grave et ému, laissant affleurer la peau. Certains universitaires crieront au scandale, il faut être bien romantique pour voir ici un Molière sincère. Stratégie rhétorique vous dis-je ! Ethos de victime, défense redoutable, contexte polémique ! Certes. Et pourtant dans la redondance de cette périphrase, on aurait le désir de laisser quelque chose, là, intouché, dans un geste de civilité critique peut-être.

 

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