Saynète n° 24

 

 

Un jour qu'il était allé au marché d'Argueil pour y vendre son cheval, - dernière ressource, - il rencontra Rodolphe.

Ils pâlirent en s'apercevant. Rodolphe, qui avait seulement envoyé sa carte, balbutia d'abord quelques excuses, puis s'enhardit et même poussa l'aplomb (il faisait très chaud, on était au mois d'août) jusqu'à l'inviter à prendre une bouteille de bière au cabaret.

Accoudé en face de lui, il mâcha son cigare en causant, et Charles se perdait en rêveries devant cette figure qu'elle avait aimée. Il lui semblait revoir quelque chose d'elle. C'était un émerveillement. Il aurait voulu être cet homme.

L'autre continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant avec des phrases banales tous les interstices où pouvait se glisser une allusion. Charles ne l'écoutait pas ; Rodolphe s'en apercevait, et il suivait sur la mobilité de sa figure le passage des souvenirs. Elle s'empourprait peu à peu, les narines battaient vite, les lèvres frémissaient ; et il y eut même un instant où Charles, plein d'une fureur sombre, fixa ses yeux contre Rodolphe qui, dans une sorte d'effroi, s'interrompit. Mais bientôt la même lassitude funèbre réapparut sur son visage.

- Je ne vous en veux pas, dit-il

Rodolphe était resté muet. Et Charles, la tête dans ses deux mains, reprit d'un voix éteinte et avec l'accent résigné des douleurs infinies :

- Non, je ne vous en veux plus !

Il ajouta même d'un grand mot, le seul qu’il ait jamais dit :

- C'est la faute de la fatalité !

Rodolphe, qui avait conduit cette fatalité, le trouva bien débonnaire pour un homme dans sa situation, comique même, et un peu vil.

 Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Classiques Garnier, 1969, p. 323.

 
 


Hélène Merlin-Kajman

03/10/2015

La scène : une rencontre, une invitation, un cabaret, une conversation. Nulle civilité là : mais l’aplomb de l’ancien amant d’Emma qui escamote sa gêne face au veuf en le conviant à boire. Il ne sait pas alors que Charles sait ; mais nous allons le voir le comprendre au cours de leur tête-à-tête en raison des signes passionnels qui marquent le visage de Charles. La parole prolixe de Rodolphe se trouve alors débordée, son aplomb est détruit. À sa grossièreté triomphante succède l’émotion en excès de Charles, envahissante, gênante. De l’une à l’autre, d’emblée, c’est l’au-delà de toute forme qui se joue, mais dans les formes.

Dans les formes : car le cadre de la sociabilité tient : Charles ne va pas se jeter sur Rodolphe pour le tuer. La scène de la vengeance flotte pourtant, décryptée par Rodolphe dans « la fureur sombre » de Charles ; elle lui cause même « une sorte d’effroi ». Mais elle ne dure qu’un moment, elle passe, comme un fantôme, le fantôme d’une scène passée, scène sociale, scène littéraire, qui ne convient pas. Une tentation venue d’ailleurs, burlesque.

Qu’elle ne convienne pas ouvre du possible, un possible délicat et déchirant. Pas pour Rodolphe qui, une fois rassuré sur son propre sort, une fois qu’il se sait sorti de l’affaire « tragédie », n’en connaît pas d’autre que « comédie ». Mais pour Charles : privé de la scène d’honneur qui l’aurait protégé de sa « lassitude funèbre », le mari cocu cède à l’amant trompé (amant, oui, Emma et lui ont eu une fille, Emma l’aima, quoique peu) et s’abandonne à la jalousie, s’y abandonne complètement, jusqu’au bout : la jalousie transperçante qui lui fait toucher érotiquement, à travers l’amant, la femme aimée et disparue. « C'était un émerveillement ». L’aspiration jalouse l’ouvre au vertige de l’intériorité, sa débandade. Rodolphe, tout en superficie, n’en saisit rien. Tout ça pour lui n’est qu’apparence, paraître, paraître légèrement indécent et ridicule. Et glisse sur lui la folle grandeur tragique à laquelle Charles atteint soudain, avec son « mot » - enfin un mot - écho, enfin formé sous l’effet de la déflagration intérieure, à l’informe « Charbovari » initial du roman.

Rodolphe, Charles. Mais à la vérité, il y a quelqu’un d’autre avec nous, qui ne joue pas au tiers. Un regard, une voix ; une oscillation grinçante. Flaubert, l’auteur, le narrateur, peu importe son nom. Omniscient ; mais heureusement, pas seulement. Mobile comme un mime, hésitant. Il les double, il les parle, il les parasite et se laisse parasiter en retour. Sans bienveillance aucune, mais fasciné tout de même. Fondant sur l’un, puis sur l’autre, se retirant soudain. Il fait respirer la scène, il lui donne ses arrière-plans, ses arrière-fonds, il distingue tout, il embrouille tout, et tout en respirant, nous fait suffoquer un peu. On aimerait bien l’écarter, écarter ce brouillage des ondes, se rapprocher de Charles par exemple (parce que Rodolphe... !). Mais en fait, sans sa présence parasite qui fait grésiller les voix, Rodolphe serait insupportable, et de Charles, nous n’entendrions rien. Sans lui, on ne se cognerait pas à eux, on ne les toucherait pas, on n’aurait pas un peu de leur peau dans la peau. On les observerait, ou bien on fuirait, ou bien on serait submergé (par le malaise, par le fou rire, etc : ça dépend de qui on est). C’est lui qui tient la scène, sa forme ; et la déforme. Mais ce n’est pas exactement une satire ; ou plutôt, c’est bien plus.

Et en un sens, nous voici devant nos responsabilités. Pas des responsabilités morales ou judiciaires. Mais celles qu’évoque Gérald Sfez via Jean-François Lyotard : à nous de tendre l’oreille et d’entendre « la reconnaissance à même la méconnaissance », ce qui « réclame d’être entendu sans compromis », ce qui demande à être phrasé mais reste seulement allégué – reste imprésentable hantant la représentation.

... Et si c’était par là, si c'était comme ça, qu’une certaine forme de civilité pouvait faire retour dans la scène – c'est-à-dire en refusant de tomber dans le piège de « l’ironie flaubertienne » ou de son « style-manière-absolue-de-voir-les-choses » ?

 

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