Sablier n° 1.14.

 

Ce que je vois et entends par la fenêtre... n°14
 


Pierre-Antoine Fabre

01/05/2020

 

Ce que j’entends, d’abord : rien, et ce n’est pas le bénéfice des doubles vitrages que j’ai fait installer quelques semaines avant le 17 mars, qui ont remplacé les très vieilles fenêtres par lesquelles j’entendais tout. Maintenant fermées, rien ; ouvertes, rien non plus. Mais si j’ai perdu pour rien mes vieilles fenêtres, j’en ai gagné une, celle de l’écran de mon ordinateur, que je ne pouvais plus traiter d’écran alors que j’y voyais venir les visages chers. J’en ai fait une fenêtre, peut-être même une vieille, parce que la vue y est fréquemment trouble, comme à travers le verre dépoli de petits carreaux. On y vient, on s’y accoude, on y est mi-corps, mais le plus souvent très droits : passe le souvenir des portraits anciens, des personnages augustement vêtus appuyés à une margelle de pierre, et dont le paysage très resserré de l’arrière-plan était irrésistiblement riche de sens.

Mais par mes fenêtres flambant neuves que vois-je ? Rien, à première vue. Les rideaux de fer sont tous baissés et je ne peux même pas me demander ce que veulent dire ces mots pour les passants qui ne passent pas : s’ils évoquent encore les lointains tumultes du siècle dernier ou s’ils ne sont que les taggs qui généralement les recouvrent. Rien ou de très rares silhouettes, légèrement inclinées vers l’avant, comme ne sont pas les chers visages de ma nouvelle fenêtre car ils se cogneraient à la vitre, alors que, là en bas, elles pressent le pas, absorbées et inquiètes, créatures giacomettiennes presque évidées par leur solitude. Rien, sauf à 20 heures précises, quand des personnages surgissent depuis le fond de leur appartement, cette fois-ci à mi-corps comme dans la chère fenêtre de mon écran, qui applaudissent comme sonneraient les marteaux d’une grande horloge mécanique avant de s’évanouir à nouveau dans la pénombre.

  Mais au fil des jours – des mois dirai-je presque aujourd’hui, 1 er mai – je vois que je ne vois rien. De cette crise aiguë du grand corps planétaire, qui traverse latitudes et longitudes depuis l’Orient comme un papillon affolant, je n’ai rien vu, pas même la dépouille d’un cher disparu. Indéfiniment redonnée en boucle, l’image d’un petit groupe d’hommes et de femmes affairés autour d’un lit d’hôpital ; ou très fugitivement dans la nuit les camions chargés de cercueils qui quittent Bergame mais on ne voit pas les cercueils et à peine les camions ; ou encore des centaines, des milliers d’Indiens fuyant grimpés sur des cars surchargés la grande ville de Delhi mais très rapidement je les perds de vue, ils sortent du champ, ils entrent dans le vaste monde ravagé par une misère soudainement mise à nu bien plus que par le mal lui-même – dans le vaste monde dont je ne vois rien depuis ma fenêtre.

Je ne vois rien mais je ne vois rien d’autre non plus, la pandémie a dévoré tout autre chose qu’elle, elle ne laisse sur son passage que ces blouses blanches dos tourné, penchées sur un corps que je ne vois pas.

Mais que voyais-je, avant ? Que voyais-je de ce monde ? De ces Indiens fuyant vers une campagne qui ne les nourrira pas une ville qui ne les nourrit plus ? Que voyais-je de la misère du monde et de l’inimaginable génie des hommes dans la survie aux fléaux qui les accablent ?

Non, je ne voyais rien, me dis-je, accoudé à ma fenêtre. Mais vois-je au moins venir – tout à l’extrémité de la rue déserte ?

Non, rien. Il fut des catastrophes qui portaient bien leur nom car la ramification indénombrable de leurs causes nous faisait soudainement basculer dans ce dont elles étaient le signe, l’annonce, la promesse, nous transportaient des causes vers les effets et ces effets étaient tels que leur source devenait l’humble origine d’un nouveau fleuve – Fukushima faillit être cela, faillit seulement, car la source se tarit.

Mais là ? Les scénarios se succèdent, les hypothèses se multiplient, le futur s’ébroue, certes comme il ne s’était pas depuis très longtemps ébroué. Mais si la prévisibilité technique est en déroute, si l’imprévoyance est en procès, l’imprévisible règne encore. L’avenir balbutie et nous n’entendons pas encore son chant.

Par ma fenêtre je ne vois rien, je n’entends rien.

Là est peut-être l’expérience.

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