Sablier n° 3.11.

 

Etrangetés et solitudes n°11
 


Charlotte Taïeb

27/04/2020

 

État des lieux

Les Parisiens riches ont déserté la ville. Le soir, dans les immeubles d'en face, peu de fenêtres s'allument. Ils ne sont plus là.

Dans la rue, que les pauvres et les fous. Ils errent seuls en titubant sur des trottoirs sales. Allure de fin du monde.

Je ne respire plus. Je manque d'oxygène. J'ai cru que j'allais trouver en moi les ressources pour rester enfermée dans ce 50 m2 avec ceux que j'aime. Je sais ce que c'est d'être enfermée. Je l'ai été plusieurs fois. Sept mois pour la grossesse de Victor et puis aussi les premiers mois des bébés, en plein hiver avec la neige dehors.

Bien au chaud dans le cocon qui se resserre autour de l'enfant qui vient de naître. Mais quelle différence avec l'ambiance de mort qui règne aujourd’hui ! L'angoisse qui étreint les uns et les autres. Les écoles fermées, les hôpitaux surchargés, plus de rires d'enfants, le nombre de morts qui grimpe, la peur pour les proches, la compassion pour les autres. La déprime des vieux qui me touche, que je sens décliner peu à peu, seuls chez eux. Je ne suis pas particulièrement inquiète ni angoissée. Je n'en ai pas le temps, ici il n'y a pas de pause entre les enfants, la maison à tenir et le travail avec les élèves multiplié par quatre.

Écrire ce texte, prendre un instant n'a pas été possible jusqu'ici. Premier répit.

Mais je ne respire plus. Paris et les grandes villes ne sont supportables que si elles nous laissent pénétrer leurs jardins et leurs bois...Comment survivre, là, cantonnée au béton ?

C'est la question que je me pose. Comment je vais tenir, sans arbre ? sans pelouse, sans fleurs, sans papillons, sans oiseaux ?

Toutes les semaines, s'enfuir à la campagne, le week-end se précipiter dans les forêts qui jouxtent Paris, et le mercredi après-midi, s'asseoir sur les bancs publics des parcs urbains, c'est déjà ça, être entourée des buissons fleuris, constater que les bourgeons sont sortis...

Je suis renvoyée à la folie de vivre en ville. Je m'aperçois que je suis une droguée en manque, que je tenais grâce à ces deux mois de vacances passés systématiquement dans la nature. A toutes ces respirations. Ces bouffées d'air.

 Yann qui supplie pour vivre à la campagne depuis dix ans que je le connais.

Qu'est-ce qui m'a pris de m'accrocher au béton parisien ?

L'amour des librairies, des théâtres, des bibliothèques municipales, des cinémas, l'amour de ma famille et de mes amis...Tout ce dont nous sommes privés aujourd’hui. La ville sans ses luxes, sa culture, ses charmes.

Et puis la ville, je l'aime pour les humains que j'y croise, si nombreux, si différents, jamais les mêmes. Depuis que je suis enfant, je parle à tout le monde, les passants, les commerçants, les voisins... Si bien qu'une amie provinciale s'était exclamée: « Mais avec toi, Paris est un petit village, tu connais tout le monde!!! »

Où est mon boucher ? ma boulangère ? ma fromagère ? Que deviennent-ils ? Comment s'en sortent-ils ?

Ils sont où ? Paris vidé, je me suis promenée, il y a cinq jours, il n'y avait personne. Les rares passants que tu croises ont peur, baissent les yeux. Regardent avec effroi les enfants comme si s'en approcher allait les foudroyer directement sur place.

Je les comprends mais quelle tristesse d'être privée du seul plaisir qu'offre la ville, la richesse des rapports humains. L'infini des possibles.

Tout se referme.

Et nous voilà seuls face à nous-mêmes. Face à moi-même.

 Entre deux murs de pierres.

27 mars

 

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