Sablier n° 4.2.

 

Téléphone n°2
 


Hélène Merlin-Kajman

12/04/2020

 

Cet objet plat et brillant posé à côté de moi que j’emporte de façon maniaque dès que je me déplace ; cet objet noir qui s’anime soudain et que j’approche de mon oreille pour parler tous les jours avec mes plus proches, dont je ne peux plus me passer, que je consulte à tout moment ; cet objet-là est-il vraiment un téléphone ?

C’est bizarre, ça ne marche pas.

Le mot produit comme un grand creux au fond de mon estomac, il est comme un caillou lancé dans un puits qui va chercher profond, profond, la nappe phréatique de ma mémoire pour y lever une foule d’images et d’émotions. A la question, quelqu’un en moi, ou quelque chose d’irrationnel, répond à ma place « non » obstinément, et de très très loin. Cet objet, un téléphone ? Non.

Non, ça n’est pas ça, un téléphone (d’ailleurs, on dit : portable, iPhone, Smartphone…)

Pourtant, comme il est aidant ! Confinée seule, que serais-je sans les voix qui m’appellent et que j’appelle ?

Pourtant, je bute. C’est étrange de buter autant, dans un contexte pareil, sur un mot – c’est si insignifiant, un mot pareil. Mais voilà, c’est comme ça, un fragment de vie se détache de moi et dit non. Le téléphone continue d’être pour moi cet objet massif relié par un fil à une prise et constitué d’un combiné et d’un socle longtemps noirs avant de devenir écrus, où un cadran permettait la composition d’un numéro – l’index dans le trou rond correspondant à la lettre ou au numéro, il fallait tirer ou pousser, c’était lent et souvent tremblant, un mouvement un peu chuintant qui n’avait pas la même durée selon le chiffre, mais dont on connaissait par cœur le rythme particulier quand on appelait une personne aimée en espérant qu’elle répondrait – que ça ne sonnerait pas dans le vide – un vide que rien ne coupait : à soi d’évaluer la vraisemblance de sa durée, et parfois on attendait longtemps, très longtemps, que ça sonne comme ça dans le vide, avant de reposer le combiné, et de recommencer plus tard (et l’on pouvait recommencer à l’infini sans laisser de trace)…

C’est le seul point commun avec cet objet qui n’a pas de fil, qui n’a pas d’amarre, qui est une sorte d’organe mixte, d’oreille-cœur-main (oui, ce fil que je ne peux pas débrancher contrairement au premier, c’est moi, c’est mon bras…) : comme dans le passé on espère toujours que ça ne sonnera pas dans le vide, même si à ce vide une multitude de voix vous proposent aujourd'hui des solutions : laisser un message, rappeler ultérieurement, etc…

Peut-être que pour moi c’est un mot trop ancien pour le confinement. En fait, je ne parviens pas à transcrire ce que son usage actuel me procure. C’est trop banal, ou trop intime. Qu’une voix familière me réveille le matin en me sonnant sur mon portable ? Que je désire parler à mes enfants le plus souvent possible ? Qu’avec d’autres nous préférons nous écrire ?

Et après ?

Qu’hier, bavardant avec une amie au téléphone et regardant par la fenêtre, j’ai vu passer, dans mon grand bout de ciel parisien, les canards que j’avais aperçus la veille, et qu’elle m’a appris que non, je ne rêvais pas, qu’on notait depuis plusieurs jours une suractivité des canards dans les grandes villes européennes confinées ?

C’est déjà mieux.

Mais après ?

Après ?

 

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