Exergue n° 23

 

« Sophocle joué comme une tragédie bourgeoise, Eschyle comme une fête nègre, c’est curieux, cette manie, cette rage modernes de faire de l’exotisme à contresens, de fuir coûte que coûte le caractère grec de la tragédie grecque. Ces œuvres ont pourtant fait partie d’une Grèce très réelle. Est-ce que nos metteurs en scène ne pourraient pas lire quelques bons historiens de la question [....] ? Je préférerais pour ma part une diction moins parfaite et un sens historique plus éveillé. »

Roland Barthes, « Œdipe roi » [1955], dans Œuvres Complètes,
tome I, éd. Éric Marty, Seuil, 2002, p. 595.

 
 


 Lise Forment

18/02/2012

 

Barthes pourfendeur de la « rage moderne » et de l’anachronisme : un comble ? une erreur de jeunesse ? Que nenni. En utilisant les concepts de la modernité pour commenter Racine et La Bruyère, il réitérera cet impératif : il faut « éloigner » les Classiques. Parce que Paul Pasquier, le metteur en scène d’Œdipe roi (Théâtre Hébertot, 1955), a refusé la « distance » nous séparant de ces œuvres du passé, il a commis l’irréparable (« l’exotisme à contresens »), et manqué la « problématique de la Cité grecque » qui se trouvait au cœur de la tragédie de Sophocle.

Certes. Mais que faire, par exemple, des tragédies romaines de Corneille et Racine ? Quel contexte privilégier ? Où est le « (très) réel » : dans la Rome antique ou dans la monarchie absolue ? Voilà le « sens historique » immanquablement désorienté...

Cependant, les contextes ont beau varier, l’anachronisme dominer, tous les « exotismes » et tous les contresens ne se valent pas. Le sens qui nous guide alors n’est pas notre sens « historique ». Est-ce le goût (très classique) ? Est-ce le désir (plus moderne) ? D’un côté, le froid péristyle de Bérénice, ses vieux acteurs (dés)incarnant des personnages dénués de tout sentiment (mise en scène de Muriel Mayette à la Comédie-Française, 2011) ; de l’autre, la grande table du banquet que l’ouverture de Suréna laisse en suspens, les corps jeunes et brûlants d’Eurydice et son amant (mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman au Théâtre des Abbesses, 2011)... Entre Bérénice et Suréna, entre ce Racine et ce Corneille-là, nos sens et notre cœur ne balancent pas.

Mettre en scène un Œdipe « réduit aux dimensions d’un héros de Julien Green » ou une Bérénice privée de son intensité passionnelle sont, pour Barthes comme pour nous, des contresens, des « sens qui ne nous plaisent pas » (Florence Naugrette).

 

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