Exergue n° 90

 

« Entre ces deux personnages et les autres, Vautrin, l’homme de quarante ans à favoris peints, servait de transition. Il était un de ces gens dont le peuple dit : Voilà un fameux gaillard ! Il avait les épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses, carrées et fortement marquées aux phalanges par des bouquets de poils touffus et d’un roux ardent. Sa figure, rayée par des rides prématurées, offrait des signes de dureté que démentaient ses manières souples et liantes. Il était obligeant et rieur. Si quelque serrure allait mal, il l’avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, en disant : ça me connaît. »

Honoré de Balzac, Le Père Goriot,
Paris, Librairie Nouvelle, 1856, pp. 18-19.

 
 


Brice Tabeling

05/10/2013

 

Les « deux personnages », ce sont Eugène Rastignac et Victorine Taillefer ; « les autres », le reste des pensionnaires de la maison Vauquer. Au milieu, faisant transition, Vautrin.

Usage sans enjeu du terme ? Pure articulation narrative permettant à cette très célèbre galerie balzacienne de se déployer ? Mais les figures transitionnellessont, dans ce portrait, multiples : des « manières souples et liantes » à son art des serrures récalcitrantes, Vautrin est celui qui fait passage.

Les transitions, ça le connaît. On tremble. Car, de même que l’on imagine sans mal d’où vient son expérience des serrures et pour quels objectifs, la transition ne sera pas, pour Vautrin, désintéressée. L’espace transitionnel, c’est ici le lieu du plus grand pouvoir : qui régnera mieux sur les êtres et les choses que celui qui habite le seuil par lequel ils sont en contact ?

Plaçons-le tout de même, aux côtés des Bergers d’Arcadie, parmi nos figures de la transition. Moins porte-drapeau que mise en garde, il nous dira que l’espace transitionnel n’abolit en rien les jeux de pouvoir. Il nous le dira, obligeamment, en riant.

(Vous objecterez peut-être : « Mais Vautrin, c’est aussi l’agent du romanesque ! Vautrin, c’est la transition créatrice ! ». Rafistolez, huilez, limez ! C’est à l’ombre diabolique du plus grand criminel qu’il vous faudra faire passage...)