Exergue n° 105

 

« Lorsque je m’enchante d’un paysage, je sais fort bien que ce n’est pas moi qui le crée, mais je sais aussi que sans moi les relations qui s’établissent sous mes yeux entre les arbres, les feuillages, la terre, les herbes, n’existeraient pas du tout. […] Ou alors, pour avoir profondément regretté que cette ordonnance un instant perçue ne m’ait été offerte par personne et ne soit, par conséquent, pas vraie, il arrive que je fixe mon rêve, que je le transpose sur une toile, dans un écrit. Ainsi, je m’entremets entre la finalité sans fin qui paraît dans les spectacles naturels et le regard des autres hommes ; je la leur transmets ; par cette transmission, elle devient humaine ; l’art est ici une cérémonie du don et le seul don opère une métamorphose ; il y a là quelque chose comme la transmission des titres et des pouvoirs dans le matronymat, où la mère ne possède pas les noms, mais demeure l’intermédiaire indispensable entre l’oncle et le neveu. »

Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?,
Paris, Folio essais, 1985, pp. 58-60. 

 
 



Natacha Israël

25/01/2014

Dans le matronymat est transmis le nom de l’oncle, lequel ne possède pas la mère ne possédant pas les noms mais pourrait bien posséder l’enfant ; dans la littérature, est donnée la finalité sans fin d’une ordonnance arbitrairement (bien que poétiquement) dessinée qui signale, par conséquent, la liberté de l’écrivain. En se donnant artistiquement, cette liberté ne saurait aliéner quiconque à un ordre préétabli. À moins que le lecteur-neveu se dérobe à l’engagement dans la liberté… Je l’avoue, je rêve de lui offrir un jour une combinaison d’arbre, d’eau et de ciel. Je pense qu’il y aura des nuages très blancs rasant à vive allure les tours du XXème arrondissement et des nuits très sombres à cause des lumières tamisées ; j’écrirai quelque chose sur un champ d’éoliennes émergeant de la brume et sur une fumée mystérieuse, s’élevant presque à l’horizontale, au-dessus d’un bocage abandonné. Je déciderai de voir, dans le fleuve qui m’est cher, les lances projetées par la clarté des lampadaires et, dans les transiliens, le soleil de décembre allumera des feux orangés. Qui sait ce qu’il en fera…