Exergue n° 173

 

 

 

 

Les ouvrages d’Erasme s’adressent à ce qu’on pourrait appeler le convive de transition, entre le sans-gêne médiéval et le rituel « civilisé » : la fourchette apparaît, mais uniquement pour piquer les morceaux dans le plat central, en même temps que la serviette et le mouchoir. Deux cents ans après, la civilisation « absolutiste curiale » a fait son œuvre, et le rituel de table, sur lequel nous vivons, est fixé dans les classes supérieures […] Le mangeur en société est dès lors soumis à des règles qui excluent toute improvisation.

Il en va de même du parleur : le langage de cour est devenu le seul usage admissible du français, et le moindre écart par rapport à ses normes ou à ses modes signale le rustaud ou le bourgeois. Quant à l’écrit, gare aux formules de politesse ! La manière de terminer une lettre en français n’a jamais cessé d’être, depuis lors, un exercice proprement diabolique pour un étranger, même cultivé.

François Furet, « La fourchette de Byzance », Le Nouvel Observateur, 26 novembre 1973, dans Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 399

 
 

 

Hélène Merlin-Kajman

06/10/2018

 

 

C’est étrange, presque chaque mot de cette présentation me semble daté. « Sans-gêne » par exemple : ça peut sûrement encore se dire de quelqu’un. Mais comme type ? Et « rustaud » ? ou même « bourgeois » ? Sans parler de ce placide « convive de transition » : opportunément situé entre deux époques avec sa fourchette, sa serviette et son mouchoir, il ne s’essuie plus la bouche sur la nappe ni ne se mouche dedans, il ne met plus les mains dans le plat pour se servir ; mais comme il « nous » choquerait dans la plupart de ses manières s’il réapparaissait en 1973 !

 Oui, c’est étrange ; étrange aussi l’ironie avertie de cet historien posant avec assurance l’existence immuable de son présent, supposément figé dans des manières vieilles de trois siècles. Face à sa conviction si datée, le malaise rode, un sentiment d’inquiétante étrangeté : j’avais presque vingt ans ! Mais aussitôt balayé par une évidence foudroyante : ces commentateurs de 1973, aujourd’hui morts ou vieillards cacochymes, qui se livraient tous à la critique de « notre » état de civilisation tout en exprimant une sympathie provocatrice pour la grossièreté médiévale, étaient eux-mêmes, sans le savoir, des « mangeurs » et des « parleurs » de transition… Une transition de transition, même, qui ne transite plus, une transition chaotique en laquelle étapes, ruptures et changements jouent aux castagnettes ou aux autos-tamponneuses, quand ce n’est pas bien pis…

 Or chacun de nous n’est-il pas aujourd’hui devenu un « convive de transition », et pour longtemps ?

 J’aimerais imaginer un dialogue avec celui du passé. Mais je ne le connais pas assez bien. Et puis, comment lui parlerais-je de « nous » ? Lui expliquerais-je que nous avons des fourchettes jetables, des serviettes jetables, des mouchoirs jetables ? « Ah, et où jetez-vous toutes ces choses jetables ? » me demanderait-il. J’aurais un sourire gêné. Comme ce serait une personne polie, il n’insisterait pas. Il changerait de sujet sur un ton enjoué et plein d’espoir (car en son temps de transition, il aurait entendu parler du progrès) : « mais vous n’avez sans doute plus d’homme jetable en tout cas ? ».

 J’essaierais peut-être alors de lui faire un résumé de la situation.

 Mais très vite, et pour ne pas suffoquer, je lui raconterais des fables qu’il reconnaîtrait : et dans les interstices de leurs figures, nous nous mettrions à converser mélancoliquement, à converser pour de bon, jusqu’à réinventer l’espoir qui sait, et peut-être même l’enjouement…

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