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Exergue n° 168

 

 

 

Anton Voyl n’arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s’assit dans son lit, s’appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l’ouvrit, il lut ; mais il n’y saisissait qu’un imbroglio confus, il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification. Il abandonna son roman sur son lit. Il alla à son lavabo ; il mouilla un gant qu’il passa sur son front, sur son cou. Son pouls battait trop fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct montait du faubourg. Un carillon, plus lourd qu’un glas, plus sourd qu’un tocsin, plus profond qu’un bourdon, non loin, sonna trois coups. Du canal Saint-Martin, un clapotis plaintif signalait un chaland qui passait. Sur l’abattant du vasistas, un animal au thorax indigo, à l’aiguillon safran, ni un cafard, ni un charançon, mais plutôt un artison, s’avançait, traînant un brin d’alfa. Il s’approcha, voulant l’aplatir d’un coup vif, mais l’animal prit son vol, disparaissant dans la nuit avant qu’il ait pu l’assaillir.

Georges Perec, La Disparition Gallimard

C’st facil d n pas mttr d - dans tout un roman j vous fais ça quand vous voulz prsonllmnt, c Gorgs Prc n’a aucun talnt ;D

30 septembre 2012 à 08:45 (http://premier-roman.blogspot.fr/2007/09/la-disparition-de-georges-perec.html)

 
 

 

Natacha Isarël

19/05/2018

 

 

Il est aujourd’hui possible de lire – et comprendre – Mathieu sans effort, parce que l’œil sait repérer la lettre « e » malgré son absence et sait ainsi reconstituer n’importe quel mot en un temps très bref, là où Georges Perec exige inversement une autre sorte d’effort de la part du lecteur : celui qui consiste à tolérer la disparition de tous les mots contenant la lettre « e », non de la lettre « e » proprement dite. Grâce aux téléphones portables, l’œil de nos contemporains s’est déjà exercé à déchiffrer des textes de plusieurs phrases sans la moindre voyelle. Les messages s’échangent dans un vocabulaire réduit même si aucun mot n’est interdit. Pour économiser le papyrus, les Égyptiens supprimaient parfois les voyelles de leurs textes. Pour gagner du temps, nous sommes aujourd’hui enclins à les faire disparaître, ce qui pourrait constituer le signe d’une nouvelle évolution de l’écriture, pour l’heure dans un alphabet inchangé.

Mais toute écriture déjà homologuée n’est-elle pas lipogrammatique ? (L’hébreu omet les lettres de l’alphabet glagolitique, les langues latines ont omis les caractères hiéroglyphiques, etc.) Et cette transition causerait-elle un grand chambardement ? Les règles de la syntaxe seraient inchangées, a priori. Seule notre manière de lire serait affectée. Plus exactement, les neurones impliqués dans la lecture en seront d’abord affectés, comme ils l’ont été maintes fois dans l’histoire de l’humanité. En attendant que les données contenues dans les livres soient directement téléchargées dans nos cerveaux et conservées dans nos synapses, grâce à l’électricité, nous gagnerons du temps en écrivant plus vite et en habituant notre cerveau à lire moins de lettres tout en recevant la même somme d’informations. Certaines de nos performances et compétences en seront sans doute accrues (à terme, nous accéderons immédiatement à nos archives intérieures, à la faveur de connexions neuronales que je suis encore incapable de me représenter). Et d’autres seront sans doute altérées sinon résorbées.

Par exemple, la transgression poétique surgira toujours dans la langue mais le fera moins bien sur le papier – ou sur l’écran – que dans le cours de la conversation ou du monologue intérieur. Dès lors, sera-t-elle encore observée sous la plume d’un écrivain et aperçue, reconnue, par un lecteur sans un entraînement très particulier ? La poésie sera-t-elle lue demain comme une sorte de calligramme ou de jeu hiéroglyphique, non à cause de son vocabulaire et de son alphabet indéchiffrables mais à cause de sa forme trop longue, trop contraignante, trop exigeante et trop étrangère (compte tenu de la reconfiguration des neurones impliqués dans l’acte de lecture) ? Pas fatalement… Mais on peut se demander si nos cerveaux ne sont pas aujourd’hui, déjà, si modifiés par notre manière d’écrire et de lire que certaines littératures du passé (et d’un passé pas si ancien) sont en passe de devenir illisibles et que la poésie sonne comme une langue morte qu’elle ne saurait être, pourtant, sans que le langage, irréductible à quelques conventions ou aux « mots de la tribu » et impliquant plus d’espace et de temps que le code informatique, succombe à son tour.